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Alors que le livre de F.X. Clooney était fondé sur une série de conférences prononcées à l’automne 1996 à la John Caroll University de University Heights (Ohio)[14], celui de Jacques Scheuer s’est ébauché dans le cadre d’un cycle de douze leçons professées à l’Institut d’études théologiques de Bruxelles. Il ne s’agit pas non plus à proprement parler d’un parcours scolaire, mais plutôt d’une série « d’explorations, selon un mouvement de va-et-vient, un mouvement de passage, comparable au travail de la navette de tisserand qui croise et recroise les fils. À chaque étape, une parole, une parabole, une image ou encore un personnage de la tradition bouddhique viendra convier à la découverte de telle ou telle facette de ce monde spirituel » (p. 5-6).
Il est en effet moins question d’analyser en détail les grands concepts du bouddhisme que de tenter par approches successives de cerner une pratique méditative spécifique. À cet égard, les titres de chacun des chapitres sont déjà éloquents : 1) Au pouvoir du Prince de ce monde : la souffrance qui nous emprisonne ; 2) « Soyez votre propre lumière » : le combat pour la libération ; 3) « Venez et voyez » : la rencontre d’un guide ; 4) « Exercices spirituels » : l’art de la méditation ; 5) L’être humain : un tissu de désirs et d’illusions ; 6) « Celui qui veut me suivre, qu’il renonce… » ; 7) La disparition du Bouddha et la mort du Christ ; 8) « Éveille-toi d’entre les morts… » : vigilance et résurrection ; 9) Mon visage originel, dès avant la fondation du monde ; 10) « Que mûrisse en moi la souffrance du monde » ; 11) « Sur la place du marché, avec des mains secourables » ; 12) Sagesse et folie, Parole et silence.
Dans un style alerte, Scheuer utilise entre autres les paraboles courantes, par exemple celles de la tortue aveugle (p. 48), de la flèche empoisonnée (p. 22-23), de la procession d’aveugles (p. 32), l’histoire des grains de moutarde (p. 12-13), pour tenter d’ouvrir l’intelligence de celui qui cherche à apprivoiser le bouddhisme. Mais du même souffle, il ose convier le bouddhiste à s’arrêter devant le Ressuscité, également vainqueur comme le Bouddha, et fait appel entre autres au thème de la vigilance, pour créer des harmoniques entre les pratiques chrétienne et bouddhique (p. 124-135). Tout au long du chemin, les questions se posent, les vraies. Par exemple, plutôt que de réduire l’activité missionnaire à du prosélytisme indu (p. 42), ne vaudrait-il pas mieux reconnaître que « les textes [bouddhiques] anciens sont traversés par une conviction implicite ou explicite qui justifie la décision du Bouddha de partager ce qu’il a découvert. Cette communication n’a de sens que si l’être humain dispose d’une marge de liberté suffisante pour travailler à sa propre libération » (p. 77). Souligner « une assez remarquable convergence de fond entre les enseignements bouddhiques sur l’impermanence et les images de l’être humain et de l’univers que véhicule notre culture inspirée par le développement des sciences contemporaines » (p. 76), ce n’est pas céder à la tentation de doter le Bouddha d’une omniscience lui ayant permis de devancer les avancées de la science la plus actuelle comme voudraient le faire croire certains apologètes. Il existe un concordisme bouddhique qui n’est pas plus acceptable que son homologue chrétien.
Le chap. 9 veut aller plus loin et réfléchir sur ce qui fonde le travail d’éveil. Pour y parvenir sans se laisser piéger par les repères de la pensée commune, certaines traditions ont développé des phrases énigmatiques que l’on appelle des kôans. Se fondant sur l’un de ces énoncés qui parle d’un visage d’avant la naissance, ce chapitre aborde l’un des aspects les plus difficiles du Grand Véhicule. Il y aurait en chaque être un potentiel, une ouverture, un visage originel qui n’est ni un sujet qui s’efforce de se libérer ni un Soi à découvrir. La lettre de Paul aux Éphésiens parle aussi d’un projet de Dieu, d’une prédestination à être pour lui des fils, d’un choix de chaque individu datant d’avant la fondation du monde, mais les parallèles suggérés me semblent difficiles. Les chapitres 10 et 11, qui portent sur le thème du bodhisattva, paraissent beaucoup plus convaincants. La volonté de proximité avec les êtres souffrants qui est l’une des caractéristiques de cet « être pour l’éveil » est faite à la fois de sagesse et de compassion. Elle n’est pas le fruit d’une sorte d’idéalisme théorique, mais d’un entraînement quotidien (cf. p. 156-157). Tout en maintenant les différences, Scheuer n’a aucune peine à rapprocher ce bodhisattva du Christ incarné, à comparer les paradoxes de la démarche chrétienne avec ceux dont vit cet être tout entier polarisé par l’éveil. Sagesse et folie, parole et silence (chap. 12) sont encore d’autres paradoxes qui s’avèrent féconds aussi bien dans le bouddhisme que dans le christianisme et qui visent chacun à sa façon à « casser concrètement l’apparente cohérence de nos images du monde, d’autrui et de nous-même » (p. 202).
Parties annexes
Note
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[14]
Se reporter supra, p. 382-384.