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Le récent livre de Pierre Valiron et Philippe Deterre[1] présente un dialogue « à quatre mains », comme on le dirait d’une sonate pour piano, au sens où il nous permet de découvrir la perspective de deux chercheurs respectés dans leur discipline, l’un astrophysicien et l’autre biologiste, travaillant en immunologie cellulaire mais d’abord formé en physique, sur deux thèmes eux-mêmes dédoublés. En effet, la question de la motivation de la recherche, de ce « pourquoi » derrière l’univers et son organisation (souvent laissée pour compte par les scientifiques, si ce n’est en fin de carrière, lorsqu’ils n’ont plus d’attachement professionnel), est ici au centre du propos, mais il s’y introduit une autre perspective assez tôt dans le livre, parce que Philippe Deterre (PD pour la suite) est prêtre de la mission de France et a choisi d’exercer sa vocation presbytérale dans le monde du travail, qui dans son cas est celui de la recherche en laboratoire dans une unité de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Cela ne peut qu’intriguer son collègue et ami Pierre Valiron (PV pour la suite), qui pour sa part se dit agnostique sans toutefois être hostile à la quête de sens représentée par la spiritualité et les religions.
Le livre est structuré autour de six chapitres, qui traitent successivement de la recherche, de sa motivation, de ce que peut signifier la création pour le croyant qui ne se veut pas créationniste, de l’articulation de la science et de la foi, de questions restées sans réponse par-delà les grandes théories scientifiques contemporaines, et finalement, de l’engagement du chercheur.
Une conversation entre amis a quelque chose de magique et il lui reste possible, en certaines circonstances, de conserver une part de ce pouvoir d’évocation même lorsqu’elle se voit transcrite, éditée puis relue. Ce livre réussit un tel tour de force, celui de conserver le charme et l’émerveillement de la découverte, bref il ne surcharge pas le regard sur les sujets abordés, ne le disqualifie pas au moyen de ce que l’anglais nomme death from a thousand qualifications. Une part de ce mérite est due à la touchante lettre écrite par PD à l’intention de PV, qui est malheureusement décédé avant que le livre ne puisse voir le jour, et présentée au début avant de lire les entretiens. On se souvient du cas de Maurice Clavel, converti au catholicisme, qui tenta de forcer son ami Jean-T. Desanti à montrer les cartes de son jeu et à dire comment il pouvait continuer à nier l’existence de Dieu, le sommant de cesser de s’abriter derrière la phénoménologie et les mathématiques. On ne peut dire que Desanti, qui reconnut la plénitude des moments que permet de vivre une amitié, ait cependant répondu aux questions de Clavel autrement que par une montagne d’analyses qui font s’évanouir la question[2]. PD ne semble pas poursuivre de visée apologétique, ni face à son partenaire de conversation ni face au lecteur. Son propos est une forme de témoignage, nous faisant voir à l’oeuvre un effort d’intégration de la science et de la foi.
La position de PD donne d’une certaine manière le ton de cet ouvrage, au sens où son interlocuteur trouve en lui un chrétien qui refuse nombre de positions répandues sur les rapports de la foi à la science. Ainsi, lorsque Dieu est invoqué comme une possibilité pour rendre compte de l’organisation et de la complexité des entités naturelles, donc devant la question du caractère très perfectionné du bricolage présent dans la nature, PD rétorque que pour lui Dieu n’est pas le fabricant de la nature (p. 34).
Passé ces premières mises au point, on découvre au 2e chapitre une vision de la science comme activité de poursuite d’une découverte, qui consiste à traquer l’inattendu. Elle est puissamment imbriquée à la recherche d’une vision cohérente du monde. PV compare la découverte et la promotion de théories plus simples et belles à un processus « darwinien », et nous voyons les auteurs se servir de la métaphore d’une partition jouée par la nature, qui nous échappe encore et que nous tenterions de deviner par quelque « ingénierie à rebours ».
PD, après avoir renchéri sur le fait que le biologiste guette l’inattendu, en réponse à une question relative au mode de description et de narration de la création par les écrivains bibliques, se livre sur ce qui constitue une idée maîtresse de l’herméneutique des récits bibliques qu’il a été amené à développer, pour éviter de répéter la vision d’un univers qui en raison de sa beauté et complexité renverrait à Dieu comme explication ou comme grand ingénieur. Il nous dit que les récits religieux qui parlent de la création du monde s’intéressent au « type » de temporalité dans laquelle nous nous trouvons. Il affirme que les cosmologies comme celle de l’éternel retour s’opposent à celle de la théologie biblique qui insiste sur le commencement du monde, échappant ainsi à la permanence du même qui grève les précédentes.
PD distingue création et fabrication, en expliquant comment le Dieu créateur présenté dans la Genèse crée par sa parole et appelle les choses à se tenir devant lui. Il est affirmé ensuite que le geste créateur ne peut être enfermé dans une quelconque séquence réaliste nous décrivant comment les choses auraient eu lieu, puisqu’il y a deux récits qui en traitent et qu’ils font varier cet ordre. Plutôt que d’être analysée selon le regard qui décortique, l’existence de l’homme est présentée dans un contexte où l’oeuvre créatrice l’insère dans un ensemble qui n’est pas complet sans la perspective du sabbat. PD a sur ce point de belles remarques où il fait ressortir de quelle manière l’homme doit contempler pour que sa création soit achevée, ce qui permet de rattacher cette dynamique à l’activité théorisante du chercheur. L’homme aurait reçu la capacité de faire des projets et de chercher ceux du créateur, ce qui déterminerait son rôle central, en déplaçant l’emphase trop unilatérale sur son éventuelle place au sommet de l’arbre de vie.
PV rétorque que selon lui l’homme est capable d’accéder à des moments de connaissance et de lucidité, des « îlots », qui resteront cependant entourés d’étendues d’inconnaissance. Cette conquête partielle d’une intelligibilité qu’on ne peut jamais dire globale est suffisante selon notre astrophysicien pour poursuivre l’effort de clarification rationnelle. Devant ces remarques, PD tient à marquer son accord, tout en insistant sur le fait qu’il y a là une instance particulièrement évocatrice de cet enracinement de la pensée et de la parole humaines dans celles du créateur. C’est là un des rares endroits où PD nous livre quelque chose mettant du contenu sur sa théologie de la création, puisque cela signifie fondamentalement que quelque chose se fait. Il y a bien un projet de la création, qui n’est pas à identifier au projet de l’évolution tel que nous pourrions le déterminer (qu’il suffise sur ce point d’évoquer les deux noms de F. Jacob et de P. Grassé fameusement opposés sur ce point). PD insiste sur le fait qu’en face de l’apparent désordre, l’esprit humain conserve la capacité de parier sur un début de cohérence qui souvent s’étendra ensuite comme en tache d’huile et quelquefois fera mouche. Cela pose une certaine foi, non pas dans la raison seule, mais dans le fait que ce monde peut être compris. Il y aurait ici comme une résonance de cette parole créatrice qui est responsable de la venue à l’existence de ce monde. Il importe de souligner que les deux chercheurs marquent en ce point leur accord sur une sorte de « credo » qui définit non pas tant une foi en l’homme ou en la raison qu’une reconnaissance de ce que nous avons assez d’exemples pour conclure que nous ne sommes pas dans une aventure insensée qu’il serait inutile de chercher à comprendre.
Les deux chercheurs regardent ensuite la Bible et sa lecture en se penchant sur le texte de la rencontre du prophète Élie avec Dieu à l’Horeb. Dans un beau commentaire, touchant de sobriété, PD fait ressortir comment ce n’est pas dans les phénomènes naturels qu’une force pourrait bouleverser à tout moment qu’Élie rencontre Dieu, mais dans « une voix de fin silence », Dieu se manifestant encore une fois dans la capacité de parler et dans celle de l’homme d’entendre la parole, mais également dans ce silence qui sait s’arrêter et s’étonner de tout plutôt que de s’investir dans quelque démangeaison activiste poussant à vouloir tout comprendre et expliquer.
Cherchant ensuite à comprendre les rapports de Dieu et du monde, PV se demande ce que pouvait bien faire Dieu s’il a attendu si longtemps avant de rencontrer l’homme par la parole. À cela, et sous la proposition de considérer le principe anthropique, il se voit objecter par PD que le dieu « régleur » de conditions initiales n’est pas à identifier à celui de la foi chrétienne. PV identifie ensuite ce dieu avec un succédané d’explication dont Laplace se serait débarrassé. Cela appellerait un certain nombre de remarques, puisque l’omniscience postulée pour un esprit calculant le devenir cosmique reste une manière de transfert latéral de cette conception de Dieu sur une autre entité, bien plus que sa négation[3]. Face à cela, PD marque son rejet d’un tel projet qu’il associe au déisme, mais il ne semble pas se rendre compte que l’esprit des théoriciens derrière les grandes théories physiques et cosmologiques contemporaines — qu’il s’agisse d’Einstein se disant indifférent aux détails et intéressé par la seule question de savoir si Dieu avait le choix lorsqu’il a fait cet univers ou du caractère axiomatique des principes d’invariance exprimé par exemple dans le théorème de Noether, qui gouverne tant la théorie quantique que la relativité générale —, a trouvé son ancrage et s’est laissé guider par des principes d’économie, de simplicité où l’homme, peu importe sa profession de foi religieuse, a tout fait pour s’approcher de la pensée divine[4]. Certes, ce dieu reste celui de Parménide, mais il se peut que nous n’en ayons pas fini avec ce projet de la rationalité occidentale tel que le grand Éléate l’a intuitionné d’un seul coup, d’une manière certes un peu abrupte mais qui reste impressionnante. PD conclut ce chapitre en exprimant son inconfort devant la montée de conscience, qui placerait l’homme au sommet de l’univers tel que présenté par Teilhard de Chardin, mais il concède à ce dernier l’idée que la passion mise à la recherche définit l’unification de l’humanité par-delà toutes ses différences. En effet, Teilhard plus que personne a insisté sur le fait que nous sommes embarqués, que nous le voulions ou non, et que l’univers se doit de réussir.
Se penchant sur les rapports de la science et de la foi, les deux chercheurs se demandent si l’esprit scientifique, dont on a rappelé plus haut comment il ne se laissait pas décourager et savait s’appuyer sur des bribes de compréhension pour en étendre le pouvoir explicatif, peut se reconnaître dans la foi chrétienne en sa propre dynamique de compréhension. PD propose de rattacher l’acte de foi du croyant à celui de tous ceux qui lui ont donné l’exemple qu’il y avait toujours un passage, même lorsqu’on ne comprend pas. Il fait le parallèle avec l’exigence pour le chercheur de progresser perpétuellement d’un type de modèle à un autre.
La suite de cet entretien au 3e chapitre (autour des p. 73-77), appellerait bien des commentaires. Depuis l’affirmation de PV que Dieu s’ennuierait dans le vide sidéral, en passant par la liaison du dieu du déisme au principe anthropique, tous deux éliminés parce que considérés comme des variantes du dieu bouche-trou, on voit PD nous conduire à la position d’un Dieu qui a avec le cosmos les relations qu’il a avec l’homme. Certes, les belles remarques précédemment relevées l’auront établi, Dieu cherche à entrer en relation avec l’homme, mais l’hommage que ce dernier se doit de lui offrir sur l’autel d’un « culte spirituel » n’est-il pas l’hommage de toute la création ? Comme l’a fait valoir J. Polkinghorne, à qui le nouveau champ d’étude de la théologie de la science doit beaucoup, il y a plus à dire au sujet de Dieu que ce qui peut se dire de ses seuls rapports avec l’homme[5]. Ensuite, le principe anthropique dont il vient d’être question ne porte pas sur un bouchage de trou, mais plutôt sur une manière différente d’envisager le problème qui est au coeur du pari de Pascal. Trouverait-on par exemple des raisons justifiant le réglage des constantes universelles entre elles[6], nous aurions encore à nous demander ce qui justifie la stabilité et la concaténation de ce (ou ces) principe(s) plus élevé(s)[7].
PD nous permet d’apercevoir encore davantage la cohérence de sa position lorsqu’il réaffirme que la foi chrétienne nous habitue à croire qu’il y a encore et toujours un « passage » par-delà tous les obstacles que nous puissions rencontrer, mais que par ailleurs la foi ne s’impose pas, en voulant pour preuve le caractère de signe du miracle, reconnu par les démons dans les évangiles mais sans qu’ils soient conduits à la foi (une ligne de développement théologique très juste sur laquelle on aurait pu bâtir beaucoup plus), ou encore le choix du Christ ressuscité de ne pas s’imposer devant qui ne le reconnaîtrait pas immédiatement. Ici aussi, on devra reconnaître et même saluer l’effort de PD lorsqu’il tente de sortir d’une compréhension déiste, tout en se demandant s’il ne passe pas d’un extrême à l’autre. Il fut un temps où la résurrection de Jésus était comprise théologiquement comme une preuve externe d’une révélation qui était sommée elle-même de se justifier au tribunal de la raison, l’homme se demandant si Dieu peut être décrété existant et s’il est probable de tenir qu’il a parlé. On respire certes bien mieux depuis les déplacements opérés, en particulier par la constitution Dei Verbum du Concile Vatican II, mais cela rend-il légitime l’assertion selon laquelle le comment de la résurrection n’a pas d’importance, ou encore celle selon laquelle ce n’est pas la croyance en un événement vraisemblable (p. 92-93) ? On ne demandera certes pas à tous les chrétiens de suivre R. Swinburne lorsqu’il pense pouvoir assigner à celle-ci une probabilité, mais il faut se demander, dans la mesure où l’on accepte qu’il y ait une rationalité opérant dans la foi (comment pourrait-on dialoguer avec un collègue agnostique si on ne le faisait pas ?), à quoi d’autre qu’à une convergence de probabilités pourrait bien ressembler ce travail de la raison. C’est l’équilibre fragile atteint par Vatican I entre semi-rationalisme et fidéisme dont on ne reconnaît plus ici la présence, et si on concède volontiers à PD le droit d’avoir une autre sensibilité théologique, on ne peut que relever une limite de ce genre d’ouvrage, en ce qu’il représente non pas tant la position croyante et chrétienne face à la science, que celle d’un croyant et d’un chrétien.
D’intéressants développements suivent sur des sujets difficiles et fascinants, lancés par une excellente question de PV posée en p. 109 : l’homme est-il voulu par l’évolution, ou n’est-il qu’un avatar d’un processus aveugle ? Les deux chercheurs nous montrent comment d’une part l’évolution stellaire et cosmique ne renferme pas de principe de sélection naturelle, et ils construisent d’autre part un tableau révélateur où nous voyons à l’extrémité la plus avancée de ce processus l’existence d’un déterminisme génétique qui reste ouvert.
Les deux chercheurs concluent par un plaidoyer pour une ouverture à la recherche qui reste une quête de l’inattendu, assortie d’une méfiance face aux certitudes (p. 126). C’est finalement vers un changement d’attitude qu’ils voudraient nous conduire, cherchant à réenchanter le monde, non en y injectant par-dessus du merveilleux, mais en ouvrant les sentiers de l’aventure, de la passion et de la joie de connaître. Ils concluent en appelant de leurs voeux une compréhension de l’intelligence qui aurait fait plaisir à Bergson, cet esprit si franciscain, qui la définit un jour comme l’« art d’écouter » : il nous faudra apprendre à percevoir et à écouter la nature au lieu de la dominer. Sur ce point, le témoignage de PV rapporté au dernier chapitre, à l’égard de son engagement envers une éthique tenant compte non seulement de la connaissance mais de toutes les dimensions de la vie jusqu’à en reconnaître également la fragilité, et l’effort pour réorienter une science dévoyée en recherche exclusive de profit, non seulement font réfléchir le croyant mais font penser à une remarque de Stanislas Breton : « Au terme, l’Esprit qui souffle où Il veut saura bien reconnaître les siens ».
Parties annexes
Notes
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[1]
Pierre Valiron et Philippe Deterre, avec la collaboration de Christophe Henning, Chercheurs en science, chercheurs de sens, préface de Pierre Léna, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 2009, 142 p.
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[2]
Cf. Un destin philosophique, Paris, Hachette, 2008.
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[3]
Cf. le chapitre de R. Hahn, « Laplace and the Vanishing Role of God in the Physical Universe », dans H. Woolf, éd., The Analytic Spirit, Ithaca, Cornell University Press, 1981, p. 85-95 ; et les appendices dans R. Hahn, Pierre Simon de Laplace 1749-1827 : A Determined Scientist, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2005, p. 213-234.
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[4]
Au dire de P. Davis et R. Hersh, Descartes’ Dream, San Diego, Hartcourt, Brace & Jovanovich, 1986, p. 231-239, la mathématique en son interprétation platonicienne, qui reste la plus répandue, et la théologie se sont montrées en plusieurs circonstances interdéfinissables.
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[5]
Cf. One World : The Interaction of Science and Theology, Londres, SPCK, 1986, p. 81.
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[6]
Cf. M. Reese, Just Six Numbers, New York, Basic Books, 1999.
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[7]
C’est ce qu’affirme P. Davies, dans « Taking Science on Faith », New York Times (24 novembre 2007).