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Au cours de sa vie, le philosophe français Jacques Ellul (1912-1994) aura fait paraître 58 livres et environ un millier d’articles totalisant treize mille pages, en plus d’exercer ses activités de professeur à l’Université de Bordeaux (p. 11 et 21). Parmi ses ouvrages les plus importants, retenons La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Propagandes (1962), Le système technicien (1974), Éthique de la liberté (1975), La trahison de l’Occident (1975), mais aussi une dizaine de livres consacrés à l’étude de la Bible (p. 81). D’ailleurs, une partie de ses écrits théologiques ont été réunis en 2007 aux Éditions de la Table Ronde sous le titre Le défi et le nouveau (p. 360). Plusieurs de ses ouvrages sont réédités, ce qui pourrait constituer un signe d’actualité de sa pensée (p. 11). On doit d’ailleurs à Jacques Ellul cette formule de 1981, souvent reprise depuis par les mouvements altermondialistes : « Penser globalement, agir localement » (p. 26).
Treize ans après la disparition d’Ellul, le professeur Frédéric Rognon, qui enseigne la philosophie à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, consacre une étude exhaustive pouvant servir à la fois d’initiation, d’approfondissement et de synthèse sur l’oeuvre immense d’un penseur prolifique et éclectique, qui me semble encore assez marginal et sous-estimé au Québec. L’auteur précise même dès le début de sa monographie que « l’éthique chrétienne de Jacques Ellul reste encore méconnue » (p. 11). D’autres lecteurs d’Ellul pourraient ne voir en lui qu’un critique de la technique, sans soupçonner la diversité de ses écrits sociologiques sur les idéologies, la morale et les religions.
Dans cette monographie d’une grande rigueur, à la hauteur de ce qu’aurait pu espérer un penseur aussi exigeant que Jacques Ellul lui-même, le professeur Frédéric Rognon le présente tour à tour comme un « intellectuel protestant du xxe siècle », mais il s’avère être aussi, avant la lettre, « un penseur du xxie siècle » (p. 12), « un laïc engagé dans son Église » (p. 25), et même « un penseur qui fait dialoguer sa foi avec son époque » (p. 13). L’ouvrage se subdivise en deux parties : on étudie d’abord des thèmes fondamentaux comme la technique et la propagande pour ensuite présenter « le versant théologique » de Jacques Ellul. La deuxième moitié porte davantage sur la formation de la pensée du philosophe, à partir de ses auteurs de prédilection et de ce qu’il en a retiré. Quelques remarques finales touchent la postérité de Jacques Ellul : les rééditions de ses livres, les traductions, les ouvrages lui étant consacrés, ses influences sur des générations de philosophes et même sur des écologistes. Et à mon avis, les travaux de Jacques Ellul sur la technique me semblent beaucoup plus lumineux et plus cohérents que ceux de Jürgen Habermas sur le même sujet.
Il existait déjà quelques monographies consacrées à Jacques Ellul, en français et en anglais (p. 377). Mais ici, l’auteur en donne une présentation magistrale ; il réussit à cerner et à mettre en évidence les influences primordiales de trois philosophes sur les écrits d’Ellul : Kierkegaard, Marx, et Karl Barth (1886-1968) (p. 14). D’ailleurs, Ellul aurait déclaré avoir lu l’intégralité des oeuvres de ces trois auteurs (p. 104). De Kierkegaard, Ellul aura voulu reprendre sa tentative de réconciliation entre le message du christianisme contenu dans le Nouveau Testament et les actions subséquentes de la chrétienté, que l’on accusait autrefois d’être imparfaite, demeurant toujours hantée par le spectre de l’Inquisition (p. 104). Par ailleurs, l’auteur démontre qu’Ellul retiendra de Marx les aspects plus philosophiques de son oeuvre (par opposition aux dimensions politiques ou historiques) : « La critique marxiste de Hegel, en particulier, le sensibilisera aux impasses de l’idéalisme en théologie » (p. 212). Pourtant, Ellul admirateur du Capital de Marx n’adhérera jamais au Parti Communiste, auquel il restera toujours hostile. Refusant les idéologies, Ellul écrira même que : « […] le communisme est avant tout une corruption interne radicale de l’homme » (Ellul, cité par Rognon, p. 213). Plus loin, discutant de l’impact du théologien suisse Karl Barth sur ses propres convictions, Ellul lui attribue entièrement sa prise de distance face au calvinisme (p. 236). En fait, la force du livre de Frédéric Rognon réside précisément dans sa capacité de cerner la pensée d’Ellul sur plusieurs aspects de sa foi et de ses convictions. Ailleurs, il articule en seulement quelques phrases très claires sa conception distancée mais nuancée face à sa religion calviniste :
Jacques Ellul conserve tout de même les principes calvinistes de la corruption totale de l’homme, de représentation de Dieu comme le Tout-Autre, et de l’autorité de l’Écriture, mais ces trois points se retrouvent aussi chez Karl Barth. En revanche, il [Ellul] rejette la doctrine calviniste sur la prédestination, sur la théologie naturelle, sur le troisième usage de la loi, sur la structuration de l’Église, et sur l’État (p. 236).
Ce livre admirable parvient à situer la pensée de Jacques Ellul à partir de ses influences privilégiées, mais contient aussi des exemples de courants de pensée auxquels il était hostile ou critique : « Paul Tillich sert de repoussoir à Jacques Ellul pour ce qui concerne le rapport de la foi à la culture » (p. 317). En somme, ce Jacques Ellul. Une pensée en dialogue constitue pour moi un modèle de monographie et ce pour plusieurs raisons : connaissance exhaustive de la pensée de l’auteur étudié, citations adéquates et bien insérées, notes de bas de page précises, présentation thématique appropriée, et en plus, dans un style très vivant et invitant. Une bibliographie exhaustive et un index complètent utilement l’ouvrage. En outre, Frédéric Rognon met en contexte et remet à jour la pensée et les intuitions de Jacques Ellul, tout en permettant à de nombreux lecteurs l’économie — provisoire — de la lecture d’une cinquantaine d’ouvrages parfois difficiles à trouver en librairie. En revanche, l’auteur sait rester critique et admet dans sa conclusion quelques contradictions pouvant apparaître au fil des ans dans les nombreux écrits et les enseignements du penseur : « […] les contradictions massives et flagrantes que Jacques Ellul assume entre son enseignement et sa vie » (p. 360). Néanmoins, espérons que ce livre méconnu permettra une redécouverte des travaux majeurs de Jacques Ellul, penseur éminent du siècle précédent, qui « avait peut-être tout simplement eu raison trop tôt, avant tout le monde », comme l’affirme Frédéric Rognon (p. 11). Deux revues, les Cahiers Jacques Ellul et Ellul Forum (aux États-Unis) ont aussi été créées (p. 359). On peut certainement affirmer que cet ouvrage inspirant de Frédéric Rognon nous donne le goût de relire Jacques Ellul et de le faire connaître.