Corps de l’article
Ces auteurs ne sont pas des inconnus. Gilles Schaufelberger est de Marseille ; il est ingénieur à l’École polytechnique de Zurich, et est actuellement en semi-retraite. Guy Vincent est d’Aix-en-Provence ; il est docteur ès lettres et chargé de cours à l’Université de Provence III. Ils se sont rencontrés à des cours de sanskrit à Aix-en-Provence et ont découvert ensemble la beauté du Mahâbhârata. Ils ont déjà publié l’Histoire de Nala et Damayanti. Conte sanskrit du Mahâbhârata (Publisud, 1991) et La Chute de Yayâti. Extraits du Mahâbhârata (Gallimard, 1992), des extraits qui seront intégrés dans la suite du présent ouvrage. Ils disent avoir entrepris la traduction de cette immense épopée indienne il y a 22 ans (quatrième de couverture), et promettent d’ajouter à ce fort volume deux autres tomes. Une longue « Introduction générale » (p. 10-144) discute de questions générales et propose un résumé succinct de ce texte (p. 111-118) ainsi que des tableaux de généalogies, utiles mais parfois difficilement lisibles. Suivent trois grandes parties : (1) Le sacrifice des serpents (p. 145-328) ; (2) Le guide du pèlerin (p. 329-769) ; (3) Skanda (p. 771-890), qui contiennent chacune plusieurs pages d’introduction spécifique.
Le tome I de cet ouvrage est intitulé La genèse du monde. On s’attend donc à trouver ici des récits de création ou de mise en place d’un certain ordre cosmique. On a beau lire la table des matières, impossible de se faire une idée précise de l’orientation de cet ensemble de textes. Quiconque a déjà lu Mythe et épopée I (Gallimard, 1968) de G. Dumézil, Le Mahâbhârata de Jean-Michel Péterfalvi et Madeleine Biardeau (Flammarion, 1985-1986), ou le récent Mahâbhârata en deux gros tomes de Madeleine Biardeau (Seuil, 2002), et qui est déjà familier avec le déroulement de ce livre, devrait s’y retrouver sans trop de mal. Mais le néophyte risque de se décourager. Il faudrait peut-être d’abord lui conseiller d’aller sur le site Web des auteurs et de lire le résumé complet du Mahâbhârata qu’on y trouve, livre par livre, chapitre par chapitre, un résumé malheureusement trop long pour figurer dans ce livre.
La première chose dont ce lecteur devra ensuite se rendre compte est qu’il trouvera ici une approche plutôt thématique qui s’éloigne de ce qu’on pourrait appeler le cadre narratif ou l’intrigue de cette épopée. Les auteurs ont en effet cherché à regrouper par thèmes un certain nombre de récits qui surgissent çà et là comme en marge de la trame narrative de ce long texte qui doit faire environ trois fois la longueur de la Bible. Ils paraissent d’emblée fascinés par la comparaison du Mahâbhârata avec les épopées grecques. La théorie dumézilienne des trois fonctions les intéresse quand elle permet d’établir une base plausible en vue de la comparaison (ils citent surtout N.J. Allen et C. Vielle). On dirait qu’ils recherchent davantage des thèmes qui perdurent à travers une série de transformations narratives qu’un contenu narratif ou un message. Et cela correspond à l’idée qu’ils se font de l’épopée : « Au lieu d’une chronologie événementielle, d’une série de péripéties à valeur romanesque, d’épisodes gradués se référant à la palette des expériences humaines, l’épopée est un lieu où se génèrent des situations impossibles, irréductibles à une norme, briseuses de toute symétrie, sur le fil du rasoir du déséquilibre » (p. 69-70). Il semble donc que l’épopée indienne donne naturellement lieu à ce que les auteurs appellent des bourgeonnements, des excroissances qui prolongent le texte de façon souvent inattendue, qui s’y incorporent et font désormais partie intégrante de ce que la tradition nous a légué. On trouvera sur ces questions quelques pages originales qui méritent réflexion. Mais on peut aussi déplorer le fait que, dans le contexte de cet ouvrage, l’épopée n’apparaisse plus comme un ensemble narratif complexe avec des récits superposés et imbriqués (ou il n’est cela que secondairement), mais devienne presque uniquement un lieu où s’engendrent des récits toujours nouveaux.
Pour mieux comprendre la sélection qu’ont faite les auteurs, il faut prendre note que les textes réunis dans ce premier tome ont été tirés de seulement quatre des dix-huit livres du Mahâbhârata, soit du Livre 1 ou Livre des commencements (qui fait en tout 224 chapitres), du Livre 3 ou Livre de la forêt (qui fait 299 chapitres), du Livre 9 ou Livre de Çalya (qui fait 64 chapitres) et du Livre 13 ou Livre de l’enseignement (qui fait 154 chapitres), et que ce sont en fait des extraits relativement courts de ces livres. La première partie de ce tome I est intitulée : Le sacrifice des serpents et comprend les histoires suivantes : celle de Pulomâ (1,5-7), celle de Sukanyâ (3,122-125), celle de Pramadvarâ (1,8-12) et finalement la plus longue, celle d’Âstîka (1,13-53). La deuxième partie s’intitule Le guide du pèlerin et comprend la description de trois pèlerinages : celui d’Arjuna (1,205-210), celui des Pândava (3,89-153) et celui de Balarâma (9,34-42 ; 46-53), plus une série de neuf chapitres complémentaires (3,80-88) placée dans une annexe. La troisième partie s’intitule Skanda, le nom d’un fils de Çiva qui reçoit une attention particulière dans l’épopée, et regroupe trois épisodes tirés de trois livres différents : la descendance du feu (3,213-221), l’investiture de Skanda (9,43-45) et la naissance de l’or (13,83-86). Le lecteur aurait aimé qu’une présentation aussi simple que celle que je viens de faire figure quelque part dans ce livre et lui permette de se retrouver plus aisément. Le résumé du Mahâbhârata que l’on trouve en pages 111-118 fournit la liste des traductions proposées dans cet ouvrage, mais ne donne pas, à mon avis, d’informations suffisamment précises et consistantes pour permettre au lecteur qui ne connaît pas cette épopée de comprendre ce qui se passe.
Autre décision importante à prendre quand il s’agit d’une traduction du Mahâbhârata : quel texte va-t-on traduire ? Parmi les éditions courantes de ce texte, il y a l’édition dite de Poona ou vulgate (6 tomes), qui se présente avec un commentaire de Nîlakantha (xviie s.). C’est ce texte traditionnel qui sert de base par exemple aux travaux de Madeleine Biardeau. Il existe également une édition dite critique (publiée également à Poona) qui repose sur la comparaison d’un grand nombre de recensions différentes (1933-1966, en 19 vol.). Même si les principes qui y ont présidé sont discutables, cette édition reste une référence qui s’impose à quiconque travaille dans ce domaine. Elle sert de base à la traduction américaine de l’University of Chicago Press (1973, 1975, 1978, un quatrième volume venant de paraître en 2004). C’est également ce texte que nos auteurs ont décidé de traduire et ils justifient leur choix avec à-propos (p. 16-23). Cette édition contient d’abord le texte que les éditeurs ont reconstitué, mais fournit, en plus des variantes minimes, une série de passages plus longs attestés par une ou plusieurs recensions et qui ont été placés au bas de chaque page. Certains de ces passages ont été traduits quand, explique-t-on dans une note de la page 176, ils étaient « utiles à la compréhension du récit ou bien tournés ». Ils figurent à la suite dans la traduction et sont (ordinairement) précédés d’un chiffre suivi d’un astérisque. L’édition critique a relégué dans des appendices les passages plus longs attestés par certains manuscrits. Les auteurs ont parfois choisi de les traduire. Ils sont alors remis à leur place dans le texte et précédés de la mention App., accompagnée d’un chiffre et d’un astérisque (ex. : « App.9* », p. 221), mais sans que cela ne soit nulle part expliqué. On ne devrait pas supposer que le lecteur moyen connaisse le mode de fonctionnement de l’édition critique et on se serait attendu à trouver avant la traduction une note liminaire fournissant ces explications plus techniques.
Divers coups de sonde montrent qu’il s’agit dans l’ensemble de bonnes traductions, parfois un peu simplifiées, selon un parti pris dont les auteurs s’expliquent clairement dès les premières pages. C’est plutôt la sélection des passages traduits qui peut susciter des questions. Pourquoi avoir choisi de présenter le Mahâbhârata en consacrant plus de 100 pages à Skanda, un dieu somme toute très secondaire dans l’épopée ? Si l’on en croit les auteurs, ce mythe aurait valeur exemplaire. « Suivre l’histoire de Skanda permet […] d’éclairer aussi la nature de tout mythe, ses contradictions et son dynamisme qui défie les caractéristiques de la vraisemblance et de la logique du tiers exclu » (p. 775). On peut cependant se demander si la lecture « poétique » dont on se réclame ici n’est pas en fait plus près d’une interprétation ésotérique qui recherche par-delà l’Inde et la Grèce un « fond pré-aryen » ou une sorte de grande tradition unique que d’une interprétation historique ou anthropologique. On comprend dès lors que les travaux essentiels au sujet de Skanda (ceux de P.K. Agrawala, d’A.K. Chatterjee, de F. L’Hernault, de S.S. Rana, de F.W. Clothey) ne soient même pas cités, et que l’on tende à s’appuyer sur des auteurs qui ne sont pas des spécialistes de l’épopée indienne, mais plutôt des généralistes à tendance philosophique ou ésotérique comme W.W. Schelling, A. Daniélou, L. Frédéric, etc.
Tout en reconnaissant le pari d’un ouvrage comme celui-ci, j’aurais aimé pour ma part un texte un peu plus soigné et parfois un peu plus au fait de la recherche actuelle. Que l’on me permette quelques exemples. Après l’article décisif de Julia Leslie intitulé : « A Bird Bereaved : The Identity and Significance of Vâlmîki’s Krauñca » dans le Journal of Indian Philosophy (26 [1998], p. 455-487), on se demande comment il est encore possible de conserver la fausse traduction de krauñca par courlis (p. 37, 862, etc.), alors qu’il s’agit au moins d’une grue, et selon toute vraisemblance d’une Grue antigone (Sarus ou Indian Crane). Je m’étonne de la traduction du nom de la ville de Dvârakâ par « Porte » (p. 67), alors que le doublet Dvâravatî montre à l’évidence qu’il s’agit d’une ville « qui possède des portes » ou « réputée pour ses portes ». Pourquoi interpréter Naimesha à partir de nemi (jante) (p. 74), alors que l’on s’accorde habituellement à en faire le dérivé de nimesha (clin d’oeil, instant) ? En p. 186, n. 100, Cakra (sic) devient étrangement un nom d’Indra au sens du « dieu au disque », alors qu’il s’agit vraisemblablement de Çakra (parfois écrit Çakra, le puissant). Ce dernier exemple n’est peut-être qu’une coquille, mais qui surprend dans un livre comme celui-ci. Et combien de guillemets inversés (… » au lieu de « …), de numéros de verset devant comporter un astérisque et qui n’en ont pas, de signes diacritiques manquants ou mal placés…
Ces remarques, que l’on pourrait multiplier, ne signifient pas du tout que l’on se trouve devant un ouvrage inintéressant et que les traductions qui y figurent ne sont pas fiables. On aura cependant compris que l’on reçoit le premier tome de cet ouvrage avec un certain nombre de réserves. En dépit des aléas inévitables de l’édition, on ne peut réprimer la fâcheuse impression, à constater le nombre de coquilles et de gaucheries, d’être devant un ouvrage dont le manuscrit n’a pas subi l’étape de la critique et de la correction.