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Introduction

Le contexte post-dictatorial brésilien a justifié le choix du législateur constituant d’opter pour un cadre institutionnel garantissant une forte indépendance du pouvoir judiciaire et des autres institutions du système de justice. En conséquence, la Constitution fédérale assurerait dans ses articles l’autonomie administrative et financière du pouvoir judiciaire (Brésil, 1988 : art. 99), ainsi que les garanties de vie, d’inamovibilité et d’irréductibilité des subventions aux juges (Brésil, 1988 : art. 95). En termes de compétence, il en résulte un spectre très large pour l’exercice du contrôle juridictionnel, tant pour la Cour suprême, qui combine les fonctions de cour constitutionnelle et de cour de révision (Brésil, 1988 : art. 102), que pour les juges, qui exercent également un contrôle concret, au cas par cas, de la constitutionnalité des lois (Brésil, 1988).

Pourtant, au Brésil, comme dans plusieurs autres pays d’Amérique latine, l’arrivée tardive d’un modèle fragile d’État-providence a coïncidé avec le processus de redémocratisation, et tous deux ont été fortement marqués par le néolibéralisme. Alors que la redémocratisation cherchait à garantir les droits à la liberté et à élargir la constitutionnalisation des droits sociaux, la voie économique recommandait de restreindre les « dépenses » publiques, notamment dans le secteur social, générant des conflits qui élargissaient la judiciarisation et multipliaient les demandes envers le système judiciaire. Dans ce contexte, le pouvoir judiciaire se développe et se renforce.

À l’occasion du 35e anniversaire de la Constitution brésilienne, célébré le 5 octobre 2023, la certitude de l’indépendance judiciaire s’accompagne de la crainte que le système judiciaire brésilien ne soit peut-être devenu trop indépendant. Le déroulement de l’opération « Lava Jato » (« lavage express ») au Brésil est peut-être le meilleur exemple de ce paradoxe, puisqu’une des actions judiciaires soi-disant majeures contre la corruption s’est transformée en un gigantesque cas de corruption au sein du système judiciaire lui-même (Amel, 2021). La participation sociale est importante pour contrôler cette indépendance et accroître l’accountability sociale de la justice.

Au Brésil, l’architecture de la participation sociale aux politiques publiques a permis des innovations au sein des processus de participation qui pourraient contribuer à réaliser une Politique nationale de justice, toujours inexistante dans le pays. Cependant, il s’agit d’une voie qui exige des études sur différents aspects de la participation sociale, et la contribution des travaux de Sherry Arnstein (1969) à ce processus est nécessaire.

1. Des contributions de l’échelle de la participation citoyenne de Sherry Arnstein à l’architecture de la participation sociale au Brésil

Le Brésil a apporté une contribution importante à la question de l’expansion de la participation sociale dans les politiques publiques depuis les années 90, avec la mise en oeuvre du budget participatif (Avritzer, 2012). Le mouvement en faveur d’une participation sociale élargie au pays est fortement enraciné dans son processus de redémocratisation après la fin de la dictature militaire (1964-1985), et bénéficie d’un soutien constitutionnel qui prévoit des mécanismes et des arrangements institutionnels visant à assurer la représentation (élections majoritaires pour les députés, les sénateurs, le président, etc.), la participation directe (plébiscite, référendum, initiative populaire) et la délibération publique (conférences publiques, conseils de politique publique), dans les trois sphères de gouvernement (municipale, provinciale et fédérale).

Cette trajectoire croissante de la participation sociale a été notable au cours des deux premiers mandats du président Lula da Silva (2003-2010) et renforcée sous le premier gouvernement de Dilma Rousseff (2010-2014). Elle a ensuite été interrompue avec la destitution de Rousseff et la présidence par intérim de Michel Temer (2016-2018), puis anéantie pendant le mandat de Jair Bolsonaro (2019-2022), avec l’extinction de centaines de conseils, forums et comités de politique publique (Almeida, Cayres et Tatagiba, 2015 ; Teixeira et Teixeira, 2019). Sous le nouveau mandat du président Lula da Silva (2023-?), elle a été reprise et renforcée.

L’expansion des institutions participatives a motivé des études sur ce qu’on appelle « l’architecture de la participation sociale », qui enregistrent la multiplicité des institutions, des espaces et des mécanismes participatifs en tant que constituants d’un important système d’innovation sociale au Brésil. L’ensemble des institutions participatives et leur articulation dans la formulation des politiques publiques ont stimulé ce que l’Institut de recherche économique appliquée (IPEA) a appelé « La participation sociale comme méthode de gouvernement », dont les Conférences en matière de politique publique constituent un espace privilégié de formulation et de partage de politiques, de pouvoir et de responsabilités (Fonseca, 2019).

De l’innovation résultant de l’architecture de la participation sociale (Teixeira et Teixeira, 2019) qui a mobilisé des pans importants de la société brésilienne, principalement sous les gouvernements populaires, trois phénomènes importants ressortent : i. l’action conjointe d’une variété d’espaces et de mécanismes plus ou moins formels et occasionnellement de formes de participation non formelles (associations, clubs, mouvements sociaux, collectifs), certaines rendues possibles uniquement grâce à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication – TIC (flash mobs, financement participatif virtuel, pétitions en ligne) ; ii. l’existence de différentes interfaces socio-étatiques, d’espaces participatifs, tels que des conférences, des forums, des conseils de gestion, des auditions publiques et des comités, dans lesquels il existe une participation conjointe des acteurs publics, privés et sociaux et où on observe une combinaison de représentation, de participation et de délibération sur les politiques, ce qui permet de surmonter la dichotomie état/société civile, si courante dans les études sur les politiques publiques ; iii. la logique de participation scalaire et par étapes, capable d’impliquer un large public (représentants, délégués, décideurs) sur une longue période et d’atteindre une large population d’individus (Avritzer et Marona, 2017 ; Souza et al., 2013).

Les Conférences en matière de politique publique sont le forum le plus important pour les politiques publiques au Brésil. Ces évènements en matière de santé, d’éducation, de droits de l’homme et d’environnement, par exemple, sont à la fois le processus et le résultat d’un système de participation sociale qui articule différentes institutions participatives (forums, comités, conseils, conférences) aux niveaux municipal, étatique et fédéral, et dont le fonctionnement combine représentation, participation et délibération.

La Conférence de santé, prévue à la Loi 8.142 (Brésil, 1990) constitue le meilleur exemple de processus participatif dans les politiques publiques. Elle a lieu tous les quatre ans et est le résultat d’un vaste processus qui implique toutes les sphères de gouvernement, en plus des différentes interfaces socio-étatiques, notamment des forums, des réunions et des tables rondes.

Lors de la dernière Conférence de santé, qui a eu lieu en 2023, il y avait près de 6 000 délégués, choisis selon différents critères au cours de plus d’une centaine de réunions. Ils exerçaient des responsabilités différentes, mais ils se sont réunis pour discuter, délibérer et approuver les propositions qui soutiendraient le Plan pluriannuel de santé pour la période 2024-2027. L’exécution de ce plan relève de la responsabilité du Conseil national de la santé, organe collégial qui rassemble des représentants des secteurs public et privé de la santé, des professionnels de la santé et des usagers, avec une composition paritaire. Il décide à la majorité, mais valorise le consensus progressif et est chargé « d’agir dans l’exécution des stratégies et de contrôler l’exécution de la politique nationale de santé » (décret 5.839, 2e art., point I).

Les Conférences nationales résultent de processus participatifs complexes qui nécessitent la production et la génération de données, d’informations et de connaissances, exprimées dans divers types de documents et de rapports ; des discussions à différentes étapes ; l’élection des priorités et la construction de consensus possibles, ainsi que des délibérations à plusieurs niveaux, dans le but de façonner les politiques publiques.

À titre d’illustration, les débats et délibérations, par exemple, peuvent avoir lieu avant ou pendant les conférences ; se développer dans des espaces de discussion à la fois formels et informels ; utiliser différents mécanismes (en personne ou virtuels) de consultation publique ; être ouverts à toutes les parties intéressées, ou limités aux participants délégués ou seulement au personnel technique. Cette pluralité se produit à toutes les étapes d’un long processus qui doit être révisé chaque quatre ans, laps de temps qui sépare les conférences thématiques.

Vu le caractère nouveau de l’architecture de la participation sociale et la complexité de ce processus concernant les politiques publiques brésiliennes, il faudra encore de nombreuses études et analyses qui prennent en compte des variables telles que le degré de formalité des acteurs impliqués, la qualité de la participation, la conception institutionnelle, le partage du pouvoir, etc.

Par conséquent, dans le contexte brésilien, l’utilité du travail d’Arnstein (1969) autour de la participation citoyenne est indéniable. En effet, c’est une échelle de participation simple dans le sens où l’auteur utilise une figure presque explicite pour démystifier la participation sociale, en distinguant des niveaux purement symboliques du transfert effectif du pouvoir. Ensuite, c’est une échelle puissante, à partir de laquelle l’auteur dénonce la difficulté de l’exercice réel du pouvoir, le caractère sélectif des mécanismes et processus participatifs, ainsi que la difficulté de parvenir à un exercice effectif du pouvoir. Finalement, cette échelle est toujours d'actualité parce que, dans le contexte de cette architecture de participation sociale encore récente, il existe souvent une combinaison de mécanismes, de fonctions et d’attitudes citoyennes dans chacune des interfaces socio-étatiques qui promeuvent les politiques publiques. L’échelle d’Arnstein aide à comprendre et à révéler le rôle de chaque mécanisme en plus de mettre en évidence l’exercice de contentieux et le partage du pouvoir qui imprègne les processus de sa construction.

La discussion est importante car, comme l'a bien noté Arnstein (1969, 216), « [i]l existe une différence cruciale entre passer par le rituel vide de participation et avoir le pouvoir réel nécessaire pour influencer le résultat du processus ». Bien que l’étude remonte à la fin des années 1960, les défis de la participation sont directement proportionnels à l’ampleur de la complexité de la société contemporaine et, par conséquent, ne cessent de croître.

2. La participation sociale au Conseil national de justice et la voie d’une Politique nationale de justice

Même si la participation sociale s’est étendue à toutes les sphères de l’administration publique, des entreprises et des organisations sociales, dans le domaine judiciaire elle reste encore très timide. La participation sociale présuppose la démocratisation de la justice, mais sous cette étiquette s’expriment des choses bien différentes, telles que : i. L’ampliation de l’accès au pouvoir judiciaire pour garantir les droits constitutionnellement prévus (coûts, mesures procédurales) ; ii. L’ampliation de l’ensemble des droits légalement garantis (vie privée sous le monde digital, droits reproductifs, mariage homosexuel, protection des données, droits des peuples autochtones) ; iii. L’inclusion et le renforcement des acteurs, des identités et des groupes socio-économiquement exclus (femmes, peuples autochtones, population LGBTQIA+) dans la réponse judiciaire et la participation au sein du système judiciaire (politiques de genre, actions positives, sélection des magistrats) ; iv. La simplification de la gestion judiciaire ; v. L’élargissement des compétences et des espaces d’action judiciaire sur les politiques publiques ; vi. La judiciarisation du politique, l’activisme social et l’expansion du contrôle judiciaire ; vii. Une réforme procédurale pour favoriser la rapidité de réponse judiciaire, entre autres.

Pour chacune d’elles, il existe différentes voies et propositions de solutions, mais trois hypothèses sont communes : la démocratisation implique le partage du pouvoir ; la participation sociale élargit les possibilités de ce partage ; tous les défis s’inscrivent dans ce qui devrait constituer une Politique nationale de justice, dont la formulation devrait être ouverte à la société et aux pouvoirs exécutif et législatif.

L’autonomie du pouvoir judiciaire sans la responsabilité nécessaire était déjà un problème au Brésil lorsque, en décembre 2004, a été approuvée la création du Conseil national de justice (CNJ).

Contrairement à la proposition initiale de créer un organe externe de contrôle de la justice, le texte approuvé a ajouté à la structure du pouvoir judiciaire un autre organe, composé principalement de membres du système judiciaire lui-même, chargé de son contrôle administratif et financier, de l’exercice de la juridiction, ainsi que du contrôle disciplinaire des magistrats (Brésil, 1988 : art. 103 A et B).

La composition même du CNJ met en évidence le peu de participation sociale dans le champ de la justice. Il est présidé par le président de la Cour suprême (Supremo Tribunal Federal – STF) et est composé de 14 autres conseillers, dont au moins 9 magistrats, 2 membres du ministère public, 2 avocats et seulement 2 juristes nommés par la Chambre des députés et le Sénat fédéral, sans qu’il existe de critères clairs pour ces nominations.

La restriction de la participation sociale a eu lieu sous les arguments de l’autonomie des organes judiciaires, de l’indépendance décisionnelle des magistrats et de la nature technique des poursuites judiciaires, qui seraient incompatibles avec la participation directe et laïque de la société.

Le pouvoir judiciaire, qui détient le monopole de la juridiction, n’a pas différencié dans ce cas le service qu’il rend au citoyen, c’est-à-dire la prestation judiciaire, de son exercice en tant que pouvoir d’État. Cependant, la participation sociale est requise et souhaitable dans les deux cas, comme cela s’est déjà produit à plusieurs reprises. Il existe plusieurs exemples de mécanismes juridiques prévoyant la participation sociale, tels que le contentieux structurel, la médiation et l’arbitrage, la justice réparatrice et le conseil de sentence au tribunal du jury, qui sont des procédures dans lesquelles la prise de décision est partagée entre le citoyen et la juridiction ; dans le cas d’audiences publiques, d’amici curiae et d’expertise judiciaire, le recours à des experts externes est utilisé pour appuyer la décision ; dans le cadre de l’administration de la justice, la production de données et la génération d’informations ainsi que la professionnalisation de la gestion des unités judiciaires dépendent aussi de professionnels extérieurs au domaine juridique ; les bureaux de médiateur et la participation du barreau à la sélection des juges sont des processus dans lesquels il existe également une participation externe.

Cette liste non exhaustive indique qu’il y a une ouverture croissante, mais encore timide, du pouvoir judiciaire à la participation de gens en dehors du champ de la justice à propos de quelques procédures judiciaires. Les analyses de la qualité de la participation dans chacun de ces cas indiquent que si d’une part il existe des espaces d’ouverture du pouvoir judiciaire à la société, d’autre part ils sont encore concentrés aux niveaux inférieurs de l’échelle de participation.

En effet, il y a des espaces et des mécanismes dans lesquels la participation s’approche des échelons de la manipulation ou, tout au plus, de l’apaisement ; il y en a d’autres dans lesquels il y a consultation, mais il n’y a pas de pouvoir de délibération, et il y a des mécanismes dans lesquels seul le « regard extérieur » est assuré, sans aucune action de participation efficace.

Le dessin institutionnel du Conseil national de justice et son rôle dans le système judiciaire ont fini par lui conférer, conformément aux dispositions constitutionnelles, la compétence de définir le budget, les priorités, les objectifs, les buts, la sélection du personnel, la formation, les plaintes et les sanctions judiciaires, qui sont sous la responsabilité du pouvoir judiciaire lui-même, sans la participation de la société et avec une faible participation du gouvernement (aux niveaux exécutif et législatif). Cela se traduit par une fragile accountability du pouvoir judiciaire brésilien. Prétextant une planification stratégique de la justice, le CNJ élude l’importance d’une Politique nationale de justice.

Conclusion

Même avec une faible participation sociale, le Conseil national de justice, qui fêtera ses 20 ans l’année prochaine et est donc encore très jeune, a réussi à établir un système où auparavant il n’existait qu’un ensemble d’organismes autonomes, gérés de manière indépendante et très peu responsables, en se consolidant comme une institution capable de promouvoir une Politique nationale de justice, si elle en vient à exister un jour. L’ubiquité de la justice, sa compétence constitutionnelle et l’importance de son action justifient la nécessité d’une politique publique de la justice participative.

Les initiatives participatives dans le système judiciaire, bien qu’elles favorisent le dialogue avec la société, ne favorisent pas en elles-mêmes le renforcement de la citoyenneté « parce qu’elles n’ont pas réussi à établir un modèle de contrôle véritablement populaire, mais ont plutôt investi dans le renforcement des mécanismes de contrôle interne, ce qui a favorisé […] une sorte de prétorianisme judiciaire » (Avritzer et Marona, 2017 : 362). Il est nécessaire d’approfondir les processus de participation et de les comprendre, et en ce sens l’échelle de participation d’Arnstein est très importante.

En ce qui concerne une politique nationale fondée sur la participation de la société dans un domaine historiquement réfractaire à la participation extérieure – qu’elle vienne du peuple, des entités privées ou même d’autres secteurs du pouvoir public –, il est naturel qu’il y ait une certaine tension et de la résistance concernant le partage du pouvoir judiciaire, un pouvoir qui jusqu’à maintenant, en pratique, appartient exclusivement à une certaine élite. Pour construire une politique publique, le concept d’interfaces socio-étatiques, qui présuppose une action intégrée et coordonnée des entités, institutions et personnes publiques et privées, en plus des organismes d’autres pouvoirs étatiques, permettrait de réduire cette résistance. Dans le cas spécifique de la Politique nationale de justice, l’hypothèse est que, dans le contexte sociopolitique actuel, la participation du Conseil national de justice est essentielle, en raison soit de l’expertise, soit de la légitimité de l’action dans le domaine de la justice. Cependant, cette participation devait être partagée avec d’autres secteurs sociaux.

De notre point de vue, nous constatons un épuisement de la capacité du pouvoir judiciaire à surmonter son isolement et son élitisme pour construire une Politique nationale de justice. Cependant, la construction participative de cette politique publique nécessite une participation sociale dont l’efficacité doit être démontrée par des études plus approfondies. Ce qui est certain, c’est que l’absence de cette politique compromet la légitimité de la justice.