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Le texte phare A Ladder of Citizen Participation, publié par Sherry R. Arnstein en 1969, constitue le point de départ d’innombrables travaux sur les formes et les conditions de la participation citoyenne, mais également sur l’extension graduelle des limites du politique au-delà des frontières jusque-là reconnues de la polity.

Un élargissement des frontières du politique

Cet élargissement de l’espace établi (et constitutionnalisé) de la délibération politique prenait assise sur la multiplication des mobilisations collectives qui annonçaient, à l’époque, le renouvellement des formes de l’action politique. Le mouvement des droits civiques fut l’expression la plus puissante de ce renouvellement, mais sa transposition dans tout un ensemble d’autres mouvements sociaux ouvrait la porte à un nouveau champ d’analyse et d’observation. Les limites du système politique sont du coup apparues moins étanches que celles où les confinaient jusque-là les études menées sur la vie politique américaine.

Parcourir les titres d’un manuel parmi d’autres, édité en 1941 par Asher Norman Christensen et Evron Maurice Kirkpatrick, The People, Politics and Politician, permet de constater qu’on n’y réfère pratiquement à aucune forme de participation publique, en dehors du rituel électoral et des structures politiques constitutionnalisées (Christensen et Kirkpatrick, 1941). On y traite essentiellement de séparation des pouvoirs, de décentralisation de l’autorité politique, de gestion des politiques sociales, de régulation des relations de travail, de l’exercice du pouvoir judiciaire, etc. Les références à la volonté populaire y sont réduites aux questions d’opinion publique, de sondage, de propagande et de manipulation, orchestrées par the Opinion Industry. Les différentes formes de la participation politique n’y sont par conséquent l’objet d’aucune rubrique particulière.

Aux États-Unis, l’ouvrage séminal publié en 1960 par Seymour Martin Lipset, Political Man, marquait une rupture d’avec cette conception rigide et institutionnalisée de l’espace politique en insistant sur les formes périphériques de la vie politique collective : l’existence de groupes d’intérêt et de classes sociales, le rôle politique des syndicats, la fonction d’influenceurs politiques jouée par les intellectuels, notamment dénoncée dans la foulée du maccarthysme. L’opposition entre intérêts divergents y est cependant abordée avec suspicion, ce qui laisse très peu d’espace aux exigences de la délibération publique : « Les oppositions entre les groupes, conformes à l’esprit même d’une démocratie, sont en même temps susceptibles de s’exacerber jusqu’à menacer l’existence de la société. Ainsi, un des rôles essentiels d’un gouvernement sera d’exercer une action modératrice sur la lutte des factions » (Lipset, 1961 : 95). À la même époque, Robert Dahl tentait de démontrer que, en réalité, le découpage sectoriel des espaces délibératifs et décisionnels (forme de polyarchie) caractérisait la démocratie américaine, et rendait possible la discussion d’intérêts divergents tout en répondant aux exigences du principe démocratique (Dahl, 1971a ; Dahl, 1971b). La place de la délibération en tant qu’exigence de la démocratie sera toujours de plus en plus abordée dans son oeuvre.

La typologie des formes de la participation proposée en 1969 par Sherry R. Arnstein se trouve à mi-chemin de ces diverses propositions. Elle bénéficie de l’exemple des grandes initiatives nées du Economic Opportunity Act de 1964, votées par le Congrès en vue de relancer la lutte contre la pauvreté (« War on Poverty »), dans la foulée du mouvement des droits civiques. Initiative lancée par le Gouvernement fédéral américain, le Community Action Program favorisait la participation des résidents des quartiers défavorisés à l’attribution de fonds fédéraux destinés à l’amélioration de leurs conditions de vie et de celles de leur milieu.

L’initiative allait donner lieu à une forte résistance des autorités municipales, qui auront vu dans l’initiative fédérale une forme d’usurpation de leur propre juridiction. Cette mobilisation venue « d’en haut » interpellait directement les acteurs associatifs locaux, essentiellement les organisations non gouvernementales, sans transiter par une forme ou une autre d’intermédiation municipale[1].

S’agissant de la situation américaine et puisque le Community Action Program faisait appel aux mobilisations construites au niveau local (sinon communautaire), il est inévitable qu’on les associe aux constats faits par Tocqueville sur la vitalité des structures politiques locales et sur la force de la vie associative aux États-Unis (1951 : 140-150). Le Community Action Program s’appuyait sur une tradition civique établie.

Les travaux de Arnstein révèlent que des niveaux de participation très différents peuvent naître d’une seule et même impulsion, notamment sur le plan de leur portée décisionnelle. Il se trouve en effet que de telles opérations de mobilisation sont susceptibles de se concrétiser sans que ceux qui y participent n’exercent jamais de véritable prise sur la réalité. En contrepartie, certaines d’entre elles ont mené à l’institutionnalisation d’entités bénéficiant d’une véritable pérennité et de véritables ressources. Arnstein parle alors de « citizen control ».

Finalement, la typologie offerte par Arnstein illustre qu’à mi-chemin entre une participation illusoire (nonparticipation) et l’exercice d’un véritable pouvoir (Citizen Power) s’interposent toute une série de formes directes ou indirectes de récupération politique. Arnstein parle alors de « tokenism ».

Le développement de mobilisations hors des cadres établis

Plus de 50 ans de travaux sur les diverses formes que peuvent emprunter les mobilisations collectives ont, depuis, mis en évidence l’importance de distinguer d’autres variables dans la cartographie des diverses formes de la participation et de la délibération publique.

Si les travaux de Arnstein trouvent appui sur une observation fine des initiatives menées avec le soutien du Community Action Program, ils ouvrent également la porte sur un univers de mobilisation plus vaste. Arnstein rappelle en effet que le déploiement de la participation publique était susceptible de s’étendre à tout un ensemble de milieux différents : collèges et universités, églises et communautés de foi, hôtels de ville, etc. On observe donc, dès la fin des années 60, un élargissement graduel des espaces offerts à la délibération publique. Les études menées sur les mouvements sociaux au cours de la décennie 70, et plus encore au cours des années 80, allaient démontrer l’intérêt de cette perspective (Zald et McCarthy, 1979 ; Cohen, 1985 ; Brand, 1990). Ce décloisonnement des formes et des espaces constitue, du moins aujourd’hui, une tendance facilement observable, notamment du fait de l’avènement des réseaux sociaux.

La perspective développée par Arnstein oppose deux ensembles bénéficiant d’une identité forte : les powerholders et les have-nots. Les premiers, titulaires de tout le pouvoir, et les seconds, qui ne bénéficient d’aucun. Très finement, Arnstein signale que ces identités ne tiennent pas tant à l’homogénéité de ces deux groupes qu’à un effet de polarisation qui conduit chaque groupe à réifier la définition et la position de l’autre. Leur identité réside donc essentiellement dans l’unité que leur confère l’autre partie. Elle se consolide dans le regard de l’autre, et se trouve ainsi socialement construite par le conflit lui-même. Or, le conflit dont il est question ici ne s’épuise pas dans une forme de domination. L’ouverture à la participation publique, proposée par le Community Action Program, représente à sa façon un point de fuite hors de logiques qui seraient autrement tyranniques ou fatalistes.

Tout ce qui précède ne signifie évidemment pas que ces polarisations soient sans fondements sociaux. Définies globalement, elles opposent des riches et des pauvres, donc des citoyens aux conditions économiques, sociales et politiques contrastées. Il s’agit d’une base sur laquelle s’est édifiée une partie importante de la sociologie du conflit (voir Vilhelm, 1963, 1967 ; Smith, 1971 ; Oberschall, 1973 ; Gusfield, 1981 ; Dahrendorf, 1988). Cette dimension impose cependant un contraste entre les réalités observées par Arnstein, à la fin des années 60, et celles qui ont pu être observées par la suite.

L’évolution des enjeux et des formes de la mobilisation

Avec le recul historique, il est plus facile de constater l’évolution des bases de ces mobilisations et de ces positionnements collectifs. Du moins la composante identitaire, sinon culturelle, des mouvements sociaux contemporains (on parle parfois de cultural shift) est-elle beaucoup plus affirmée aujourd’hui qu’au cours de la période sur laquelle portent les observations de l’auteure de A Ladder of Citizen Participation (Cohen, 1985 ; Melucci, 1985 ; Brand, 1990 ; Inglehart, 1990). Le mouvement féministe aura sans doute été l’un des premiers à mettre en évidence la dimension culturelle de certains mouvements sociaux, en démontrant que la condition des femmes était moins tributaire de leur seule situation économique que du statut social dans lequel on les maintenait (Alcoff, 1988). C’est également cette tension entre les dimensions instrumentales et symboliques de la revendication sociale que la majorité des mouvements sociaux contemporains ont exemplifiée (Melucci, 1989).

Déjà, à l’époque où se situent les observations faites par Arnstein, certains auteurs avaient montré comment une échelle verticale comme celle qu’elle propose était susceptible de connaître une coupe horizontale, permettant d’explorer d’autres dimensions de la délibération à la décision, plus centrées celles-là sur la nature de la revendication que sur le caractère décisionnel ou fictif de participation. En 1962, Neil Smelser proposait ainsi une distinction entre norm-oriented movement et value-oriented movement, faisant apparaître une première dichotomie sur la nature de la délibération, dichotomie qui s’impose à tous les échelons de l’échelle proposée par Arnstein. Ici, définir la normativité (la Loi) ou définir les valeurs renvoient à deux registres différents de la délibération et interpellent non seulement les conditions de la délibération, mais sa nature même.

Arnstein ne nie pas du tout la dimension symbolique de la participation et en fait même un élément de sa typologie : le tokenism constitue à sa façon une forme symbolique de la délibération, mais sur cette échelle, cette symbolisation est abordée comme une perversion.

Or, une lecture rétrospective de l’évolution des mouvements sociaux et des mobilisations collectives qui ont traversé les 50 dernières années a mis en évidence la place que la symbolisation de l’action politique a prise depuis la rédaction de A Ladder of Citizen Participation. Ces formes symboliques de mobilisation sont venues considérablement élargir le répertoire d’action collective, dans un sens différent de celui qu’avait pu envisager Charles Tilly (1985) à la même époque[2], notamment du fait de l’arrivée de nouveaux acteurs collectifs, que leurs ressources limitées condamnaient à des formes de mobilisation et de communication nouvelles (Dalton, Kuechler et Bürklin, 1990). Au-delà de leur caractère de légalité, c’est leur dimension spectaculaire, et partant leur signification publique, qui les fait se distinguer des mobilisations antérieures.

Cette fuite en avant a été accentuée par la médiatisation de l’action, c’est-à-dire par le recours à des relais puissants qui ont permis que des causes caractérisées à l’origine par leur marginalité connaissent un immense rayonnement. On pense à l’effet de visibilité favorisé par la télévision, puis par Internet, notamment du fait du déploiement des réseaux sociaux.

Le mouvement environnemental aura, de même, particulièrement exploité les aspects symboliques de ses positionnements en transformant les formes mêmes de sa pratique militante : attaques contre des transporteurs pétroliers, dégradation d’oeuvres d’art, gestes de désobéissance civile, dégradation de véhicules automobiles, occupations spectaculaires de sites emblématiques, libérations d’animaux tenus en captivité, tree sitting. D’autres types de mobilisation ont également accompagné l’action d’autres mouvements sociaux, comme le mouvement LGBTQ+ : défilés de la fierté, adoption du drapeau arc-en-ciel puis du drapeau « inclusif », développement d’une esthétique vestimentaire particulière, demandes en faveur de toilettes non genrées, appel public à la discussion des enjeux entourant le transgenrisme dans les écoles, etc.

Conclusion

L’accentuation du caractère symbolique des revendications et de la participation politique a favorisé une multiplication des forums et des formes de la délibération en les poussant vers des espaces totalement désinstitutionnalisés. Cette désinstitutionnalisation accompagne du moins un élargissement de l’espace public contemporain en même temps qu’elle autorise une diversité de formes de prises de parole : mouvement des Gilets jaunes en France ou des Convois de la liberté au Canada, dénonciations personnelles sur les réseaux sociaux (#metoo), résistance ouverte aux politiques publiques (anti-vaccin, anti-masque), judiciarisation des conflits sociaux et des revendications (Turk, 1978), etc. Ces phénomènes sont facilement observables alors qu’on assiste à la déprofessionnalisation des canaux de communication traditionnels et au développement de médias parallèles, deux phénomènes qui favorisent eux aussi la désinstitutionnalisation des canaux par lesquels transitait traditionnellement la délibération.

Cette tendance est particulièrement observable au sein de mouvements fondés sur des revendications identitaires ou « définitionnelles » ou sur la reconnaissance de réalités qui, par nature, sont peu susceptibles de négociation, contrairement aux enjeux de nature économique, sociale ou politique qui fondaient le terreau des délibérations antérieures. Aussi fascinant le phénomène puisse-t-il apparaître aux yeux du sociologue, il est raisonnable de se demander si la balkanisation des identités, des besoins et des intérêts rend encore possible une forme de délibération publique.

Ces tendances nous projettent dans un contexte totalement différent de celui sur lequel Arnstein a pu fonder ses observations, alors qu’on tentait justement de structurer la délibération sur de nouvelles bases institutionnelles. Elles démontrent la nécessité de réfléchir à une nouvelle typologie de la participation publique, capable de tenir compte à la fois de l’éclatement des espaces et des formes de prises de parole et de l’élargissement des enjeux sur lesquels porte la délibération publique contemporaine. Les limites de la polity se sont du moins étendues bien au-delà de la délibération organisée. Elles nécessitent d’être explorées à frais nouveaux.

La chose est sans doute possible. Dans un ouvrage publié au milieu des années 60, Robert Dahl tentait de réintroduire la notion d’opposition comme une réalité normale de la démocratie. Il y évoque en conclusion l’élargissement graduel de la sphère publique aux groupes économiques et envisage un élargissement encore plus considérable de ces diverses oppositions « qui provoqueront de nouveaux chocs, et que nous ne pouvons aujourd’hui, prévoir exactement » (Dahl, 1966 : 196). La même question se pose aujourd’hui, mais dans un univers de représentations, de normes et de pratiques beaucoup plus éclaté !