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L’article « A Ladder of Citizen Participation » de Sherry Arnstein reste, encore aujourd’hui, une référence incontournable de tous les travaux s’attaquant au sujet de la « participation citoyenne », ou plus précisément de l’offre de participation en provenance des autorités publiques. En 2019, John Gaber a d’ailleurs consacré un article très dense et très complet à l’héritage de l’article[1] et à son actualité pour les professionnels et spécialistes de la planification urbaine, en revenant précisément et empiriquement sur la trajectoire de Sherry Arnstein, ses méthodes et le contexte de rédaction de l’article. En nous appuyant sur ce travail, et sur une relecture de l’article d’Arnstein, nous souhaitons, à notre tour, expliquer pourquoi il compte aujourd’hui comme une pièce fondamentale de l’analyse de la participation publique, et ce bien au-delà du seul domaine de la planification et de l’aménagement urbain.

Nous insisterons, dans cette brève contribution, sur deux points essentiels. Premièrement, Sherry Arnstein livre une des toutes premières analyses critiques de la participation publique telle qu’elle se déploie réellement dans la conduite d’une action publique sectorielle. Cet article a donc largement ouvert la voie à l’étude de la participation ancrée empiriquement, sociologiquement et territorialement, en rupture avec une autre tradition, plus spéculative et théorique, qui émerge à la même époque. Deuxièmement, l’intégralité de son analyse critique repose sur un point de départ : la volonté des groupes sociaux les plus démunis (les « have-nots ») d’exercer eux-mêmes le pouvoir et le contrôle sur les décisions qui les concernent. L’évidence de cette demande sociale de participation nous interpelle, 55 ans plus tard, tant elle contraste avec la situation actuelle : celle d’une offre de participation qui semble être pensée et mise en oeuvre en dehors de toute demande concrète.

Souligner ces deux points est une manière de pointer le risque d’un usage quelque peu aseptisé et dépolitisé de l’échelle d’Arnstein. Celle-ci n’a pas été inventée pour classer différentes manières de « faire participer », parmi lesquelles les autorités publiques pourraient choisir selon leur humeur ou les possibilités juridiques. Elle vise précisément à s’adresser aux responsables politiques et administratifs en pointant les problèmes des conceptions dominantes du « participatif » en circulation dans les institutions. L’échelle vise bien à être montée, de gré ou de force, et à exercer une pression sur les « powerholders » se complaisant à rester en bas, et nous renvoie, en cela, au positionnement de la recherche sur les formes de participation qui se déploient aujourd’hui.

L’échelle, et sa critique du « monde réel » de la participation citoyenne

La trajectoire et la carrière de Sherry Arnstein en font l’archétype d’une « experte ». Travailleuse sociale, diplômée (de l’Université de Californie, en 1950, puis d’un Master en communication), formée aussi bien à l’animation de la participation qu’à l’enquête empirique, elle est intégrée au coeur de l’action publique. Après avoir participé à la mise en place de programmes d’action communautaire en matière de délinquance juvénile et de lutte contre le racisme dans l’accès à la médecine (Gaber, 2019), elle rejoint en 1967 l’équipe de pilotage du Model Cities Program (MCP) adopté, à l’échelle fédérale, sous l’impulsion du président Johnson après les émeutes de Watts, en 1965, et conduit par le département du logement et du développement urbain (Department of Housing and Urban Development, HUD). Cette position lui permet d’accumuler de nombreuses données empiriques sur la participation citoyenne telle qu’elle est concrètement mise en place lors de la première année du programme (1966-1967), dans différentes villes[2]. L’article de 1969 découle directement de ce travail d’analyse dans et pour une action publique qui vise le développement des quartiers pauvres, très souvent noirs, en cherchant notamment à construire des formes de participation des habitants (qu’Arnstein désigne comme « citizens ») à la définition des actions à mener, en lien avec les autorités locales.

La posture de Sherry Arnstein n’est donc pas celle des théoriciens de la démocratie participative qui publient, au même moment, des jalons fondamentaux du projet politique porté par les « participatory democrats ». On pense notamment à la publication, en 1970, de l’ouvrage de Carole Pateman, Participation and Democratic Theory, qui poursuit une démarche exactement inverse à celle d’Arnstein : à partir d’une définition théorique de la participation, elle cherche à en concevoir les possibles applications, de la sphère politique au monde du travail[3]. Le positionnement d’Arnstein est plus proche de celui des « policy analysts » de son époque, tel que le définit Aaron Wildavsky : étudier la mise en oeuvre de l’action publique en tant que professionnels et scientifiques, capables de participer activement à un débat « critique » sans cesse renouvelé, grâce à une pratique (art and craft) de l’analyse autorisant à « dire la vérité au pouvoir » (speaking truth to power) (Wildavsky, 1979). Comme Wildavsky, Arnstein se soucie d’ailleurs de la formation des futurs professionnels (de la planification urbaine), pour lesquels elle identifie, en fin d’article, les débats de fond qu’ils devront affronter dans l’étude des déclinaisons concrètes de la participation[4].

Ainsi, comme l’indique John Gaber (2019), l’existence même de l’échelle reflète les tensions qui traversent l’administration fédérale, depuis les années 1960, sur ce que doit être la « participation citoyenne » dans le développement urbain. Le consensus apparent sur le mot – participation – marque en réalité des dissensus profonds[5]. Ces désaccords séparent, de manière schématique, les partisans d’une participation citoyenne conçue comme une redistribution – voire un transfert – du pouvoir (local) en faveur des communautés, portée par les « Bobby’s Guerrillas »[6] ; ceux qui la conçoivent comme le moyen d’associer des citoyens « spéciaux » capables d’alimenter un partenariat au coeur des projets de développement[7] ; ceux, enfin, qui, comme le « comité Rafsky » mis en place par le directeur du HUD (Gaber, 2019), souhaitent la réduire à une simple consultation, permettant au mieux aux élus locaux de mesurer l’opinion des habitants. Ces trois conceptions s’affrontant pour obtenir les faveurs de la Maison-Blanche, le programme MCP s’avère logiquement flou sur ce qui est demandé aux villes retenues en matière de participation citoyenne – John Gaber parle d’une « incertitude interne à la Maison-Blanche quant à la participation généralisée des citoyens » (Gaber, 2019 : 189).

Dans « A Ladder… », Sherry Arnstein choisit son camp. Recrutée par le HUD en tant que « chief advisor on citizen participation », en raison de son expérience dans l’action communautaire, mais aussi de ses écrits[8], elle a pour mission de préciser ce que signifie la participation au sein du MCP, et construit son échelle avec un objectif clair : hiérarchiser les définitions politiques de la participation citoyenne en lutte au sein de l’administration fédérale, en s’appuyant sur des études de cas. Dès le début du texte, sa position est parfaitement explicite. Elle reprend à son compte une définition de la participation citoyenne, proche de celle des « Bobby’s Guerrillas » (qu’elle a côtoyés), synonyme de « contrôle citoyen » :

Ma réponse à la question critique de qu’est-ce que la participation des citoyens est simplement qu’il s’agit d’un terme catégorique pour désigner le pouvoir des citoyens. Il s’agit de la redistribution du pouvoir qui permet aux citoyens démunis, actuellement exclus des processus politiques et économiques, d’être délibérément inclus dans l’avenir[9].

Arnstein, 1969 : 216

Cette définition l’amène à penser la participation dans les programmes de développement à partir d’un affrontement entre deux idéaux types : les « citoyens sans pouvoir » (« powerless citizens », « have-nots ») et les « détenteurs du pouvoir » (« powerholders », « powerful »). Bien que consciente des inévitables critiques que suscitera cette partition binaire[10], elle revendique le fait de faire du pouvoir « le mot juste » (Gourgues et Rui, 2022) de la participation, son partage constituant l’enjeu central. Monter à l’échelle signifie donc se rapprocher d’une conception de la participation que défend Sherry Arnstein, chaque niveau formant « des degrés croissants d’influence sur la prise de décision » (Arnstein, 1969 : 217).

La progression dans les niveaux de l’échelle gagne à être appréhendée de cette manière. Les niveaux de « manipulation » (1) et de « thérapie » (2), qui constituent deux formes de « non-participation », désignent clairement la vision d’une participation uniquement consultative promue par le « comité Rafsky » – elle évoque les « directives fédérales pour les programmes de renouvellement », qui « légitiment un agenda manipulateur » (Arnstein, 1969 : 218). Des exemples « chocs » permettent d’incarner son propos : un père de famille ayant perdu son fils suite au refus de soins d’un médecin se voit proposer par l’agence d’action communautaire de participer à des « child-care sessions for parents », sans réellement protester contre l’hôpital (Arnstein, 1969 : 220). La participation sert à mettre en scène la présence des citoyens, ou à « soigner » leur comportement. Les niveaux suivants, « information » (3), « consultation » (4) et « apaisement » (placation, 5), forment quant à eux les contours d’un « symbolisme » (tokenism) jugé moins sévèrement, et correspondant à la vision Kaiser/Reuther. L’information est nécessaire mais pas suffisante : la consultation ne garantit aucun effet décisionnel, court le risque d’une politique du chiffre[11], et se limite à « apaiser » les citoyens par de vains dispositifs d’action communautaire, qui ne leur garantissent aucune influence et les épuisent dans de véritables usines à gaz[12]. Ces niveaux de l’échelle sont les plus communs – « la grande majorité des programmes des Villes modèles se situe au niveau de l’échelon de l’apaisement ou en dessous » (Arnstein, 1969 : 220) – et dressent un portrait en 9 points (Arnstein, 1969 : 221) encore très actuel de nombreux dispositifs participatifs : les procédures sont complexes et floues, de petits groupes de citoyens parviennent tant bien que mal à s’y maintenir sans réussir à impliquer leurs concitoyens, il y a transmission d’information, mais aucune garantie d’influence concrète, et tout cela veille à maintenir la décision du côté des institutions.

La bascule de l’échelle s’opère aux niveaux suivants, ceux du « partenariat » (6), de la « délégation de pouvoir » (7) et du « contrôle citoyen » (8), formant le coeur d’un « pouvoir citoyen » revendiqué par Arnstein elle-même. Le partenariat consiste globalement en une « négociation » entre des groupes communautaires organisés, qu’il faut donc financer et aider à exercer une pression, et les agences de planification. La « délégation » franchit un cap dans l’auto-organisation, puisque les citoyens accèdent à l’autorité décisionnelle, au même titre que les élus – Arnstein envisage même de mettre en place « des groupes distincts et parallèles de citoyens et de détenteurs de pouvoir, avec un droit de veto des citoyens si les divergences d’opinions ne peuvent être résolues par la négociation » (Arnstein, 1969 : 222). Le « contrôle citoyen » consiste en un transfert du pouvoir, impliquant un stade supérieur d’indépendance, aussi bien politique qu’économique – création de coopératives, d’une « manufacture gérée par des Noirs et appartenant à des Noirs », de supermarchés, de garages. Elle consiste en une autonomie politique et économique des ghettos, via « la création de nouvelles institutions communautaires entièrement dirigées par des résidents et dotées d’une somme d’argent spécifique qui leur est confiée par contrat » (224). Ces trois derniers niveaux forment clairement le socle de formes radicales de participation, allant de la « démocratie d’interpellation » (Balazard et Gonthier, 2022) aux formes de « communalisme » (Sauvêtre et Van Outryve, 2022), qui font du rapport de force, de l’autonomie et de l’organisation des citoyens les plus démunis l’objectif démocratique de la participation.

La mobilisation des exemples tout au long de l’article permet de saisir le changement de registre d’Arnstein. Alors qu’ils sont mobilisés à titre illustratif et heuristique pour les cinq premiers niveaux, ils sont plus rares par la suite – 15 cas sur 75 villes pour le « partenariat » (Arnstein, 1969 : 222) – et utilisés dans un autre sens. Le dernier niveau s’appuie ainsi sur quatre exemples de « programmes expérimentaux », plus détaillés que dans le reste de l’article, tous cofinancés par d’autres administrations fédérales. Ils visent surtout à souligner qu’aucune ville du MCP ne « peut répondre aux critères du contrôle citoyen puisque le pouvoir d’approbation finale et la responsabilité incombent au conseil municipal » (Arnstein, 1969 : 223).

L’échelle d’Arnstein met donc l’administration fédérale au pied du mur : soit le HUD s’engage à monter l’échelle vers une « vraie » participation, soit elle se complaira dans une manipulation qu’elle devra assumer, qu’elle l’appelle ou non « participation citoyenne ». Mais l’échelle ne sera pas montée. Devant l’inertie du département, Sherry Arnstein quitte le HUD dès 1968 (Gaber, 2019). Cette radicalité nous interpelle aujourd’hui : au-delà des dispositifs participatifs eux-mêmes, les appareils d’État sont bel et bien traversés par des définitions concurrentes de ce que doit être la participation citoyenne (Gourgues et Mazeaud, 2022), tout comme les organisations internationales (Goldfrank, 2012). Le rôle des universitaires et des professionnels (Rio et Loisel, 2023) ne devrait-il pas être, prioritairement, d’intervenir dans ces débats ? De mettre, eux aussi, le pouvoir au pied du mur, à partir des luttes de définition telles qu’elles existent ?

Une demande sociale (de participation) évanouie ?

Il serait toutefois dommage de réduire « A Ladder… » à une interpellation des autorités fédérales. Sherry Arnstein s’adresse également aux groupes citoyens eux-mêmes, qu’elle encourage clairement à s’organiser, à refuser d’entrer dans les manipulations grossières qu’on leur propose, et à demander le « pouvoir citoyen ». De ce point de vue, l’article est le reflet de son époque. Tout son raisonnement repose sur une idée simple : il existe, dans la société, une demande sociale d’autonomie et de démocratie en provenance des citoyens les plus pauvres, discriminés, marginalisés. Arnstein donne à voir une époque où le mouvement des droits civiques, l’opposition à la guerre du Vietnam ou encore la seconde vague de féminisme façonnent largement les mobilisations politiques états-uniennes. L’article est parsemé d’évocations à la demande sociale de participation, présentée comme un fait social évident, qui affecte toutes les institutions et toutes les autorités, de l’Église à l’État. Cette demande

pourrait tout aussi bien être illustrée dans l’Église, actuellement confrontée à des demandes de pouvoir de la part de prêtres et de laïcs qui cherchent à modifier sa mission ; dans les collèges et les universités qui, dans certains cas, sont devenus de véritables champs de bataille sur la question du pouvoir des étudiants ; ou dans les écoles publiques, les mairies et les services de police (ou les grandes entreprises, qui seront probablement les prochaines sur la liste croissante des cibles). Les problèmes sous-jacents sont essentiellement les mêmes – des « nobodies » dans plusieurs domaines tentent de devenir des « somebodies » ayant suffisamment de pouvoir pour rendre les institutions cibles sensibles à leurs points de vue, à leurs aspirations et à leurs besoins.

Arnstein, 1969 : 217

L’autrice assume ainsi de grossir le trait d’un Us vs. Them – qui lui sera d’ailleurs reproché, malgré ses précautions – pour en faire une ligne d’analyse permanente des formes de participation réelle du HUD. Les gradations de l’échelle sont ainsi le moyen de « comprendre les demandes de plus en plus pressantes de participation de la part des démunis, ainsi que la gamme de réponses confuses de la part de ceux qui détiennent le pouvoir » (Arnstein, 1969 : 217). Le « simulacre » (sham) qu’est la non-participation ne peut qu’alimenter « l’exaspération et l’hostilité profondes des démunis à l’égard des détenteurs du pouvoir » (Arnstein, 1969 : 218). Les « have-nots » ne sont jamais les idiots utiles de la non-participation, et ne sont jamais indéfiniment dupés par des dispositifs qui masquent et évitent les vrais enjeux. Ainsi, « après avoir été si grossièrement humiliés, certains citoyens ont appris le “jeu de Mickey Mouse”, savent maintenant eux aussi comment jouer » et « exigent de véritables niveaux de participation pour s’assurer que les programmes publics répondent à leurs besoins et à leurs priorités » (Arnstein, 1969 : 218). Face à la multiplication des questionnaires sans effets, les résidents « sont de plus en plus mécontents du nombre de fois par semaine où ils sont interrogés sur leurs problèmes et leurs espoirs » (Arnstein, 1969 : 219). Le sens de la demande sociale s’éclaircit tout au long du texte, pour être résumé par Arnstein dans l’ultime niveau de l’échelle :

Les gens demandent simplement un degré de pouvoir (ou de contrôle) qui garantisse que les participants ou les résidents puissent gouverner un programme ou une institution, soient entièrement responsables des aspects politiques et de la gestion et qu’ils puissent négocier les conditions dans lesquelles des « outsiders » peuvent les modifier.

Arnstein, 1969 : 223

De fait, Arnstein identifie l’effet délétère d’une offre de participation qui déçoit sa demande. L’ambiguïté persistante de nombreuses formes de participation citoyenne – affichant la présence des citoyens sans leur transférer réellement le pouvoir – peut alimenter la défiance et aggraver les problèmes auxquels elle était censée s’attaquer :

Une telle ambiguïté est susceptible de provoquer des conflits considérables à la fin du processus de planification d’un an. En effet, une fois celui-ci terminé, les citoyens peuvent se rendre compte qu’ils ont, une fois de plus, largement « participé », mais uniquement dans la limite de ce que les détenteurs du pouvoir ont estimé nécessaire pour les apaiser.

Arnstein, 1969 : 220

Trente ans plus tard, dans son étude de la non-participation (des participants cette fois-ci) aux dispositifs délibératifs, Vincent Jacquet aboutit à des résultats proches. Parmi tous les motifs évoqués par les citoyens tirés au sort refusant ouvertement de participer, la « faible influence politique des forums participatifs » est très souvent évoquée, quel que soit le dispositif, autour de l’idée que « sans garantie d’efficacité, il ne vaut pas la peine de passer du temps à délibérer » (Jacquet, 2017 : 653). Le diagnostic d’un « problème de l’offre » participative se maintient et se renforce.

L’évidence d’une demande sociale de participation est toutefois l’élément central du texte qui a imposé à la communauté scientifique une prise de distance. Elle enferme effectivement la production des dispositifs participatifs dans un schéma proche de ce que Cécile Blatrix, inspirée d’Herbert Kitschelt, nomme la « concession procédurale » (Blatrix, 2007) : les autorités politiques confrontées à une demande citoyenne grandissante de partage du pouvoir décisionnel tentent de la canaliser en accordant des procédures (sous contrôle) de participation, qui leur permettent de conserver les leviers décisionnels. Mais depuis les années 1960 et 1970, les logiques de production de l’offre de participation publique ont largement dépassé ce cadre. C’est le sens des réserves émises par Archon Fung sur l’échelle d’Arnstein. Si elle « constitue toujours un correctif utile à l’enthousiasme naïf et non tempéré pour la participation publique » (Fung, 2006 : 67), l’échelle pose deux problèmes : elle réifie l’objectif d’un « contrôle citoyen » qui peut s’avérer peu adapté dans certains contextes et elle ne définit pas réellement quel type de « décision » il s’agit de confier aux citoyens au-delà de la planification urbaine (règlement d’un litige, loi, régulation…). Compte tenu de la très grande variété des formes réelles de participation, bien plus forte que dans les années 1960, il est nécessaire de se donner les moyens d’analyser les formes de publics, de décisions, de designs en circulation, ce que ne peut faire le critère unique du « pouvoir citoyen ».

Ces réserves ont notamment conduit à interroger autrement la production des dispositifs participatifs. Faute de répondre systématiquement à une demande sociale évidente et homogène, qu’il s’agirait de canaliser, les dispositifs résultent des affrontements politiques au sein des institutions et des secteurs d’action publique (Gourgues, 2012), d’un gout des élites politiques pour l’affichage d’une capacité à « innover » (Petit, 2023), de la montée en puissance des professionnels de la participation qui les produisent (Lee, 2015) ou répondent à la commande publique (Mazeaud, Nonjon, 2020), de la circulation internationale d’une expertise (Porto de Oliveira, 2016). L’incertitude grandissante sur la demande sociale de participation et plus globalement des aspirations démocratiques de la population (Gourgues et al., 2021) ne semble pas affecter outre mesure la production des dispositifs, qui continuent d’alimenter une offre qui, bien souvent, court après sa demande. La question de recherche sur le « pouvoir citoyen » change donc de forme : on cherche à comprendre la façon dont les dispositifs souvent produits sans ambition décisionnelle affectent, même de manière inattendue, la production des politiques publiques (Jacquet et Van Der Does, 2021).

Mais relire Sherry Arnstein aujourd’hui permet de mettre en garde, en retour, contre la dérive d’une sur-sophistication des grilles d’analyse mobilisées pour étudier la participation publique, manifeste depuis une vingtaine d’années. Certes, le « partage du pouvoir » n’est plus, depuis longtemps, l’objectif central de ces dispositifs. Est-ce pourtant une raison pour cesser de s’y intéresser ? Pour cesser de considérer que ce partage pourrait être, encore aujourd’hui, l’objectif politique central de la démocratie participative ? Redécouvrir l’article d’Arnstein permet ainsi de réinvestir un agenda critique, parfaitement légitime. Alors que les demandes sociales pour plus de démocratie, au sens d’un meilleur partage du pouvoir, continuent d’apparaitre au coeur de la conflictualité sociale, à la fois nationale (Della Sudda et Guionnet, 2021) et locale (Ancelovici, Dufour et Nez, 2016), le texte nous rappelle que la responsabilité politique et scientifique des spécialistes de la participation doit être de continuer à mettre les autorités gouvernementales au pied du mur. Sont-elles prêtes, oui ou non, à assumer un transfert quelconque du pouvoir grâce à la participation ? À donner les moyens aux plus démunis de reconstruire leur capacité de mobilisations et de négociations ? À se laisser entrainer dans un rapport de force légitime et indispensable à toute forme de démocratie ? Acceptent-elles que les dispositifs participatifs coexistent avec une répression contre les libertés associatives (Talpin, 2020) et plus globalement contre l’autonomie des plus pauvres, qu’observait déjà Arnstein en 1969[13] ? À l’heure où les régimes autoritaires n’hésitent plus à mobiliser des formes explicitement manipulatrices et thérapeutiques de participation (Owen, 2020), ces questions méritent plus que jamais d’être posées et assumées par la communauté scientifique et professionnelle qui s’est agrégée autour des pratiques de participation citoyenne.

La question que pose Sherry Arnstein dans cet article est, en réalité, fondamentalement politique et très actuelle, au sens où elle appelle un choix public clair, et donc une dispute, en matière de participation citoyenne : l’avenir « dépendra beaucoup de la volonté des gouvernements des villes d’accéder aux demandes d’allocation de ressources en faveur des pauvres, et donc de renverser les inégalités flagrantes du passé » (Arnstein, 1969 : 224). À bon entendeur.