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Les enjeux sociaux liés à l’alimentation occupent depuis plusieurs années une place croissante dans le débat public, tant en Amérique du Nord qu’en Europe. Ce retour de la question alimentaire à l’agenda politique est porté par des préoccupations variées : enjeux d’accès équitable à une nourriture suffisante et de bonne qualité, dans le contexte d’inégalités sociales et raciales structurantes ; objectifs de relocalisation des approvisionnements et de « verdissement » des pratiques dans un contexte de prise en compte croissante de l’impact climatique de la production d’aliments ; ou encore aspects éducatifs favorisant la promotion du « manger sain », face à la montée des problématiques sanitaires (obésité, diabète) liées aux habitudes de consommation. Le contexte de crise économique suscité par la pandémie de COVID-19 puis le renchérissement soudain des prix de l’alimentation ont rendu ces questions encore plus urgentes. L’allongement des files devant les distributions d’aide alimentaire au Nord et la crainte de pénuries au Sud sont sans doute parmi les illustrations les plus éclairantes des limites d’une offre alimentaire structurée depuis plusieurs décennies par le principe d’une extension continue des marchés alimentaires. Ces tensions soulignent combien l’alimentation est fondamentalement une « chose publique », et donc une question politique déterminée par des choix de gouvernement, des enjeux de pouvoir, des structures sociales inégalitaires, des chemins empruntés de longue durée.
Ce dossier de Lien social et Politiques a pour but d’interroger les politiques publiques et les mouvements sociaux contemporains dans le domaine de l’alimentation sous l’angle des inégalités sociales et des enjeux de justice. L’un de ses apports est de contribuer aux analyses et aux débats autour des questions de « justice alimentaire » à partir de travaux empiriques sur les espaces culturels non anglophones, moins bien couverts par la littérature. Il prend également place dans un contexte temporel particulier, celui de la crise liée à la COVID-19, qui marque profondément plusieurs articles de ce numéro. Mais ce dossier est aussi nourri par la vitalité, qui s’observe depuis plusieurs années, des mouvements sociaux dans le domaine de l’alimentation. Des deux côtés de l’Atlantique, ces mouvements tentent de renouveler les approches des inégalités alimentaires, en inventant de nouveaux instruments d’action (à l’image du glanage et des « frigos collectifs » ou encore avec la proposition émergente en France d’une « sécurité sociale de l’alimentation ») ou en explorant de nouvelles voies pour mieux associer les démarches d’écologisation de l’alimentation et les enjeux de justice sociale – un défi dont la difficulté est soulignée par plusieurs articles de ce numéro. Dans de nombreux pays et territoires, ces préoccupations trouvent un écho au sein des politiques publiques, à différents échelons de gouvernement. L’alimentation y est de plus en plus appréhendée comme un secteur clé de l’action publique, précisément parce qu’elle occupe une position carrefour entre des intérêts économiques (soutien aux producteurs locaux ou nationaux), des intérêts écologiques (réduction de l’empreinte climatique, verdissement de l’agriculture) et des intérêts de santé publique. Face à ce bouillonnement d’initiatives, il est important de mieux documenter la manière dont les instruments de politique publique mobilisés – politiques d’approvisionnement des cantines, tables de concertation, « projets alimentaires territoriaux » – cadrent les enjeux visés, définissent les objectifs à poursuivre, choisissent les acteurs à impliquer et arbitrent entre des intérêts parfois concurrents. Quelle place les inégalités d’accès à l’alimentation tiennent-elles dans ces politiques publiques ? En quoi le tournant vers l’approvisionnement local et les agricultures plus respectueuses de l’environnement intègre-t-il les enjeux de « justice alimentaire » ?
Dans le prolongement des approches théoriques de la « food justice » (Alkon et Agyeman, 2011 ; Slocum, Cadieux et Blumberg, 2016 ; Hochedez et Le Gall, 2016 ; Sbicca, 2018), l’orientation qui domine la plupart des textes rassemblés dans ce numéro est celle d’une analyse détaillée des phénomènes de production ou de renforcement des inégalités qui peuvent dériver des rapports sociaux dans le domaine alimentaire. Sur ce plan, il est bien documenté que le fonctionnement du marché est producteur de fortes inégalités, comme la malnutrition qui frappe certaines populations, ou dans le cas américain, l’existence de déserts alimentaires (« food deserts ») rendant matériellement impossible l’accès à une nourriture saine. L’impact délétère aggravé du système alimentaire global sur les populations à faible revenu, les minorités ethniques et les populations racisées ne fait pas de doute (Patel, 2008). Mais il est moins courant de se pencher sur la manière dont les politiques publiques alimentaires peuvent elles-mêmes contribuer à la (re)production d’inégalités sociales, y compris quand leur but est précisément d’atténuer les écarts dans ce domaine. Par exemple, partout en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord et dans certains pays du Sud global, la tendance à l’accroissement des populations en surpoids invite à s’intéresser aux déterminants des comportements alimentaires d’ordres social et culturel, mais aussi économique et politique. À ce titre, une focalisation de l’action publique sur les enjeux de nutrition peut contribuer à occulter des facteurs sociaux structurants et finalement renforcer les inégalités (Régnier et Masullo, 2009 ; Guthman, 2011 ; Dennis et Robin, 2020 ; Yates-Doerr, 2020). Dans le même ordre d’idées, le concept de food deserts a été critiqué car il privilégie la dimension spatiale de l’offre alimentaire, mais leur existence est attribuable à des processus économiques, sociaux et politiques qu’il importe d’identifier et d’analyser (McClintock, 2011 ; Shannon, 2014 ; Brinkley, Raj et Horst 2017). Des deux côtés de l’Atlantique, de plus en plus de voix appellent à examiner également le rôle du secteur agroalimentaire dans le développement du « capitalisme racial », ainsi que les façons dont les logiques et les pratiques coloniales ont imprimé leurs marques sur les systèmes alimentaires, non seulement dans le passé, mais également à travers certaines persistances contemporaines (Whyte, 2015 ; Horst et al., 2021 ; Rogaly, 2021 ; Rotz, 2017).
De la même manière, ce sont aussi les formes d’activisme alimentaire, désormais nombreuses, en particulier dans les grandes villes européennes et nord-américaines, qui gagnent à être interrogées sous l’angle de la (re)production des inégalités sociales, ethniques ou de genre. On pense ici aux logiques d’exclusion qui peuvent accompagner la fabrication de la ville durable ou aux processus de dépolitisation auxquels l’activisme écologique devenu consensuel peut parfois donner lieu (Swyngedouw, 2007 ; Pudup, 2008 ; Béal, 2017 ; Goodling, 2021). Les recherches ont également mis en évidence le rôle que jouent les pratiques alimentaires « alternatives » (restaurants « de la ferme à la table », agriculture urbaine, marchés de producteurs) dans la « gentrification verte » (Burnett, 2014 ; McClintock, 2018 ; Sbicca, 2019) et dans d’autres processus d’exclusion socioéconomique et raciale (Ramírez, 2015 ; Slocum, Cadieux et Blumberg, 2016 ; Alkon, Kato et Sbicca, 2020). L’analyse de plusieurs initiatives alimentaires alternatives dans ce numéro suggère que leurs promoteurs ont souvent conscience des inégalités très fortes d’accès à une nourriture saine et de qualité, mais se heurtent en pratique à de grandes difficultés pour intégrer les publics précaires parmi les bénéficiaires de leurs dispositifs, comme on le voit avec les systèmes de paniers de producteurs locaux (Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne [AMAP]) ou les épiceries coopératives. Les enquêtes présentées ici convergent pour montrer que les résultats en la matière sont le plus souvent faibles ou ambigus, même quand le sujet des inégalités est pris au sérieux et que les collectifs tentent d’innover sur le sujet. Deux axes thématiques structurent ce dossier : le premier concerne la prise en compte des inégalités dans un contexte de renouveau de l’action publique en matière alimentaire, notamment à l’échelle locale ; le second porte la focale sur l’activisme social et communautaire en lien avec les questions d’alimentation, et interroge la nature et la portée des stratégies adoptées par ces initiatives pour faire face aux enjeux de justice alimentaire.
Les politiques alimentaires locales : renouveau de l’action publique et reproduction des exclusions
Le rôle des pouvoirs infranationaux et municipaux dans la construction de systèmes alimentaires est mis en avant dans la littérature, en particulier dans les domaines de la géographie urbaine, de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire (Sonnino, 2016 ; Cohen et Reynolds, 2014 ; Moragues-Faus et Morgan, 2015 ; Manganelli, Van den Broeck et Moulaert, 2020), mais aussi en science politique (Fouilleux et Michel, 2020). Guidées par de nouvelles grilles de lecture axées sur les enjeux de changement climatique, de santé, de proximité ou encore de conditions de travail (Capt, Lepicier et Leseigneur, 2014 ; Perrin et al., 2018 ; Lo et Delwiche, 2016), certaines politiques locales s’efforcent d’influencer les modes de production et de consommation alimentaires sur leur territoire ou de susciter des espaces de concertation ou de conscientisation (Mansfield et Mendes, 2013 ; Moragues-Faus et Battersby, 2021 ; Morley et Morgan, 2021). C’est le rôle dévolu à certains « food policy councils » qui ont vu le jour dans des villes états-uniennes et canadiennes depuis les années 1990 (Prové, de Krom et Dessein, 2019 ; Bassarab et al., 2019). En France, un nombre croissant de collectivités ont entrepris de modifier l’approvisionnement des cantines scolaires (Morgan et Sonnino, 2008 ; Marty, 2014 ; Darly et Aubry, 2014 ; Gatien-Tournat, Fortunel et Noël, 2016) ou poursuivent des politiques incitatives plus larges, notamment à travers des « programmes alimentaires territoriaux » dont certains s’attachent explicitement aux inégalités alimentaires (Corade et al., 2021). Le levier des politiques éducatives ou pédagogiques (ateliers de cuisine dans les quartiers défavorisés, par exemple) est lui aussi parfois mobilisé (Parker et Koeppel, 2020 ; Park et al., 2022 ; Powell et Wittman, 2018).
Ce renouveau des politiques publiques alimentaires à diverses échelles peut s’appréhender comme une forme de reconquête du pouvoir de décision politique, particulièrement dans sa forme locale ou provinciale, dans un secteur qui, à la faveur de la modernisation agricole et de l’abondance productive, avait laissé la plus grande place aux mécanismes de l’offre et de la demande. Toutefois, le poids de ces acteurs privés ne s’est pas réduit pour autant, pas plus que l’on assiste à un retournement de l’organisation et des principes dominants du système de production et de distribution agroalimentaire. Il est intéressant de constater que, à ces échelons infranationaux, la politique alimentaire entretient une relation souvent lointaine avec les politiques agricoles structurantes, qui peuvent relever des compétences d’autres échelons, national ou européen par exemple (MacRae, 1999 ; Mortazavi, 2011). En revanche, elle est plus directement rattachée à la politique de lutte contre l’exclusion, à la politique de la ville, à la politique de santé ou aux politiques éducatives, des domaines généralement plus familiers des échelons territoriaux (Cohen et Ilieva, 2021 ; Sibbing, Candel et Termeer, 2021).
Toutefois, on peut s’interroger sur la portée d’une action publique alimentaire détachée des enjeux agricoles, fonciers ou de planification urbanistique (Pahun, 2020 ; Fouilleux, Michel et Bricas, 2020). Quel peut être, dans ce contexte, l’espace de transformation réellement ouvert par ces nouvelles politiques de l’alimentation ? Leurs effets tiendraient-ils essentiellement de la politique symbolique (affichage, marketing territorial – voir Mestre, 2021) ou de la simple velléité, aux effets difficilement mesurables, d’influencer les décisions d’autres acteurs (producteurs ou consommateurs) ? Dans un tel cadre, on peut s’attendre à ce que la mise en avant de nouvelles normes de consommation qui ne s’accompagneraient pas de modifications des structures socioéconomiques déterminant les modes de production et de consommation (coût des aliments, accessibilité géographique, codes culturels et sociaux de la consommation…) contribue à renforcer les inégalités alimentaires, en y associant en outre de nouveaux processus de stigmatisation. Répondre à ces interrogations suppose de soulever le couvercle de la fabrique des politiques publiques : comment en sont définis les cadres, les priorités, les outils ? Quels acteurs entendent-elles mobiliser et dans quelle mesure y parviennent-elles ? Comment sont définies les alternatives alimentaires « légitimes », susceptibles de s’attirer un soutien politique, et celles qui ne le sont pas ? Et à quel degré l’action publique se préoccupe-t-elle des inégalités alimentaires ?
Alexandre Fauquette et Christophe Gibout abordent ces questions au prisme d’une étude de cas portant sur un projet urbain soutenu par la Ville de Lille, en France. Le dispositif étudié, implanté dans un quartier populaire, consiste à mettre en place des ateliers de sensibilisation à la cuisine saine et au « bien manger » en ciblant explicitement les publics précaires. L’analyse, appuyée sur un important matériau empirique, souligne cependant que les publics visés tendent à échapper au dispositif, qui profite finalement principalement à des personnes plus favorisées et moins éloignées des normes comportementales que les ateliers s’efforcent de diffuser. Rejoignant les travaux sur les effets d’exclusion qui peuvent accompagner les injonctions au « verdissement » des modes de vie, particulièrement dans un quartier menacé de gentrification, Fauquette et Gibout voient se déployer dans ce type d’instrument une forme de « moralisation douce », surplombante et stigmatisante vis-à-vis des habitants, en dépit de la sensibilité à ces risques dont peuvent témoigner les animateurs du projet. Il semble que leur réflexivité ne suffit pas à rectifier une stratégie qui, dans son principe même, s’inscrit dans le prolongement des très anciennes stratégies d’éducation de masses populaires, soupçonnées de déviance et d’inconduite. Pour autant, l’« inculcation alimentaire » suscite dans le cas d’espèce moins une réelle soumission aux discours dominants que des formes diverses de résistance et de dérision. Des problématiques très semblables traversent le travail de Myriam Durocher à propos de la politique de promotion des « saines habitudes de vie » menée par un arrondissement de Montréal. Cette initiative vise à faire régresser les problèmes du surpoids et de l’obésité, importants dans ce quartier, en faisant la promotion du « manger sain » et de l’activité physique. Il s’agit là d’objectifs peu contestables sur le plan de la santé publique, mais qui se révèlent, à l’analyse, marqués par d’importantes limites et par le risque d’effets indésirés et politiquement problématiques, notamment la stigmatisation des corps éloignés des normes. Inscrivant son analyse dans le cadre théorique des approches critiques de la lutte contre le surpoids et l’obésité, Myriam Durocher met ainsi en évidence les apories d’une politique basée sur la responsabilisation individuelle, particulièrement quand elle est appliquée à des publics en situation de marginalisation. L’éducation et la sensibilisation ne sauraient suffire à modifier des comportements et habitudes alimentaires qui sont en réalité inscrits dans des structures socioéconomiques durables, et qui portent souvent la marque d’héritages ethniques, raciaux et postcoloniaux profondément enracinés.
La question des normes alimentaires et le poids des héritages coloniaux traversent également les deux articles qui suivent, lesquels ont en commun de s’intéresser à l’alimentation distribuée dans les cantines scolaires. Le premier, signé par Hélène Caune, Florent Frasque et Simon Persico, aborde ce sujet principalement sous l’angle des dynamiques du débat public et de ses effets sur les pratiques locales en matière de gouvernance des cantines scolaires. En France, le sujet de la nourriture distribuée dans les cantines est devenu un thème politique clivant sur le plan national depuis plusieurs années. Il cristallise et entrecroise plusieurs conflits de normes qui mettent aux prises des visions contradictoires de l’alimentation politiquement acceptable en collectivité : quelle place doit être laissée aux pratiques alimentaires liées à des préceptes religieux, notamment ceux de la minorité musulmane vivant en France ? Est-il justifié d’élargir l’offre de menus biologiques, ou de menus sans viande, voire d’imposer ces derniers certains jours à tous les écoliers ? Pour certains acteurs politiques, il s’agit là de questions de première importance dans un pays qui s’identifie d’une part comme « laïc » et dont, d’autre part, la tradition gastronomique fait la part belle aux régimes carnés – et où règne une puissante industrie agroalimentaire. La double méthodologie de l’enquête de Caune, Frasque et Persico, quantitative pour saisir la dynamique du débat public, qualitative pour en mesurer les traductions éventuelles à l’échelle locale, aboutit à des résultats nets. La politisation des menus des cantines scolaires s’avère guidée, depuis la fin des années 1990, par un double clivage devenu structurant dans les systèmes politiques d’Europe de l’Ouest : celui entre identité et cosmopolitisme, et celui entre écologie et productivisme. Il est notable que les inégalités sociales d’accès à l’alimentation, rendues mineures dans ces deux clivages, soient ressorties à l’occasion de la crise socioéconomique liée à la COVID-19, mais de manière sans doute conjoncturelle. Pour autant, si ces discussions occupent régulièrement l’espace médiatique national, elles pèsent finalement peu sur les choix des territoires ruraux étudiés, qui répondent à des pratiques et à des normes relativement stabilisées, laissant peu de place à la politisation de l’alimentation scolaire. Bien différente est la situation au Pérou, où c’est la question de l’accès des écoliers à une alimentation suffisante et équilibrée qui est au coeur du programme national d’alimentation scolaire Qaliwarma. Sur la base d’une étude anthropologique menée dans deux communautés amazoniennes, Emmanuelle Ricaud Oneto s’intéresse à la façon dont cette politique traduit les rapports de pouvoir entre l’État péruvien et les peuples autochtones. Bien que Qaliwarma revendique une approche inclusive dans laquelle les communautés sont appelées à prendre part au programme, il s’avère que leur contribution se limite à la mise en oeuvre à l’échelle locale de principes de fonctionnement et de choix de denrées définis dans la capitale. Ces denrées, sélectionnées sur la base de règles de sécurité sanitaire et de modèles standards d’apports nutritionnels, ne correspondent pas aux spécificités des pratiques alimentaires des peuples amazoniens et ne font pas appel à leurs capacités de produire, par la chasse, la pêche et la culture, les aliments qui leur conviennent. Ces derniers sont certes réintroduits en partie, mais par les marges, à l’initiative des familles, qui profitent ainsi du rôle qui leur est dévolu dans la mise en oeuvre. Ricaud Oneto observe que même si le programme d’alimentation scolaire est apprécié par les familles, ses principes de fonctionnement répliquent la dialectique de domination – résistance qui marque de manière structurelle les rapports entre le centre politique et les communautés autochtones.
Dans le but de faire dialoguer les analyses portant sur des réalités nationales distinctes, mais aussi de mieux faire connaître les approches théoriques adoptées sur des sujets voisins dans des textes anglophones qui font référence, nous avons choisi d’intégrer à ce numéro deux traductions d’articles. En écho à ces enjeux de reconnaissance culturelle en contexte postcolonial, le premier de ces articles interroge le rôle des logiques fondatrices du colonialisme de peuplement (« settler colonialism ») sur le développement des systèmes alimentaires en Amérique du Nord. Michelle Daigle y propose un approfondissement théorique de la notion de « souveraineté alimentaire », qu’elle appelle à concevoir d’une manière plus attentive aux modes de subsistance, aux pratiques de récolte et de partage, et plus globalement à la relation ontologique aux entités naturelles et au territoire qui sont indissociables des conceptions et des pratiques alimentaires autochtones. Cette réflexion ancrée dans l’étude des Anishinaabe, dont les territoires reconnus par les traités sont en Ontario (Canada), formule ainsi une rigoureuse critique du caractère eurocentrique et étatocentrique des conceptions dominantes de la souveraineté alimentaire. Forte de ce travail empirique et théorique, Daigle appelle à retenir une approche moins univoque et plus nuancée de cette notion, en prenant en compte la résurgence des modes alimentaires autochtones au Canada, et en recommandant une plus juste traduction des ordres juridiques et politiques autochtones dans l’organisation de l’espace et des systèmes alimentaires. L’autre texte proposé pour la première fois en version française dans ce numéro approfondit l’analyse de la nature raciale des exclusions alimentaires en prenant pour objet la ville de Détroit, aux États-Unis. Sara Safransky décrit comment le lancement d’une opération d’urbanisme portant sur des terrains « vacants » de la ville a réactivé une confrontation latente entre des visions opposées de la propriété, l’une juridique, l’autre fondée sur l’usage et la mise en valeur par des agriculteurs urbains noirs. Le souhait de ces derniers que ces terrains postindustriels soient reconnus comme « biens communs urbains » entre en conflit avec une approche capitaliste et privative de ces territoires, une confrontation qui s’enracine dans – et prolonge – les aspects historiques discriminatoires et racistes du régime de propriété en Amérique du Nord. Enfin, si le dernier texte de cette section nous ramène en Europe, à Paris, il met lui aussi au coeur de sa réflexion les structurations postcoloniales de l’espace alimentaire urbain. En s’intéressant au commerce de rue de maïs grillé, activité économique interlope de migrants subsahariens, Ségolène Darly met en lumière un aspect particulièrement négligé de l’analyse des systèmes alimentaires. Ce type d’intermédiaire informel a été bien étudié dans la littérature anglophone, beaucoup moins dans les études francophones. En outre, peu de travaux se sont penchés sur les réseaux d’approvisionnement de ces vendeurs. L’étude de Darly révèle une organisation et des transactions originales associant vendeurs de maïs et cultivateurs d’Île-de-France, des échanges qui participent objectivement de « circuits courts alimentaires », même s’ils ne sont pas du type de ceux qui sont pris en compte dans les travaux universitaires et encore moins de ceux qui sont soutenus par les pouvoirs publics. C’est même ici plutôt le contraire, dans la mesure où ces acteurs alimentaires, grossistes comme vendeurs ambulants, opèrent aux marges du système, sous des statuts de résidents étrangers précaires ou non reconnus et dans l’illégalité réglementaire.
L’activisme alimentaire social et communautaire : ambitions et ambivalences
Longtemps cantonnée au contexte états-unien, dont elle est issue (Alkon et Agyeman, 2011 ; Paddeu, 2012 ; Gottlieb et Joshi, 2013 ; Sbicca, 2018), la notion de « justice alimentaire » (« food justice ») fait lentement son chemin de l’autre côté de la frontière, au Canada, ainsi que dans certains pays d’Europe (Hochedez et Le Gall, 2016 ; Keske et al., 2016 ; McClintock et Soulard, 2018). Elle est désormais au coeur de l’action de certains collectifs, tandis que d’autres, sans y faire nécessairement référence, accentuent leur prise en compte des différents types d’inégalités qui traversent les enjeux d’alimentation. Cela donne l’occasion d’étudier la manière dont les notions d’inégalité ou d’injustice alimentaire voyagent et les modulations que ces thèmes peuvent connaître dans des contextes différents : quelles sont exactement les inégalités désignées et combattues par les mouvements alimentaires ? Sont-elles énoncées partout dans les mêmes termes ethnoraciaux, sociaux, genrés ? Quelle est la relation qu’entretiennent les approches de « food justice » avec celles de « souveraineté alimentaire », de « démocratie alimentaire » ou de « droit à l’alimentation » (Bouillot, 2019 ; Desmarais et Wittman, 2014) ? Un autre objet d’intérêt pour porter ces réflexions est l’évolution que connaissent, en Europe comme au Canada, les instruments classiques de l’activisme social comme les banques alimentaires et d’autres modalités de provisionnement d’urgence (Wakefield et al., 2013 ; Fisher, 2017). Partout dans le monde, ces organisations ont été mises à l’épreuve par les effets de la pandémie de COVID-19. Des changements ont été opérés dans l’urgence, parfois avec des conséquences dans la manière dont les principes d’aide et les publics prioritaires sont définis. La période postpandémique, qui reste marquée par une importante précarisation, interroge également les modèles classiques de l’aide alimentaire de manière plus fondamentale, poussant certains collectifs à l’innovation, à l’image de la proposition émergente d’une « sécurité sociale de l’alimentation » (Sanderson, 2020 ; Cohen, 2022). Enfin, les mouvements alimentaires alternatifs, nombreux en milieu urbain dans le sillage des dynamiques d’écologisation des modes de vie et du militantisme (épiceries et marchés coopératifs, systèmes de distribution directe de paniers d’aliments en circuits courts, jardins partagés et fermes urbaines – voir Baudry, Scapino et Rémy, 2014 ; Reynolds et Cohen, 2016 ; Noël et Darrot, 2018), se montrent aussi de plus en plus souvent réflexifs vis-à-vis de leurs difficultés à s’adresser aux publics précaires (Alkon, 2012 ; Bradley et Galt, 2014 ; Lyson, 2014 ; Joassart-Marcelli et Bosco, 2018). Ces formes d’activisme contribuent abondamment à alimenter le récit de villes de plus en plus « vertes », vivables, conviviales, écologiquement vertueuses, mais ce succès ne s’accompagne généralement pas de progrès sur le plan des solidarités, ce dont certains acteurs sont conscients (Aptekar, 2015 ; Alkon et Cadji, 2019 ; McClintock, 2018 ; Sbicca, 2019). Quelles sont leurs propositions pour ouvrir plus largement leurs instruments d’écologisation de l’alimentation ? En ont-ils réellement les moyens ? Tout en évitant d’adopter une posture critique de principe, ce numéro entend approfondir la réflexion sur les inévitables ambiguïtés et contradictions qui accompagnent ces initiatives, ce qui pourra aussi contribuer à leur dépassement.
Le premier article de cette section porte sur le problème d’accès à une saine alimentation dans le quartier de Montréal-Est. Dans ce travail, René Audet, Éliane Brisebois, Sylvain Lefèvre et Geneviève Mercille mettent en oeuvre une méthode d’enquête qui se déploie tant auprès des ménages à faible revenu que des organisations communautaires qui tentent de prendre en charge ce problème. Le quartier en question est parfois abordé comme un « désert alimentaire », une approche qui fait reposer l’appréhension de l’injustice sur l’observation d’une mauvaise distribution des points de commerce alimentaire. Or en accompagnant un panel de personnes à faible revenu dans leurs courses quotidiennes, l’enquête fait ressortir que l’accessibilité des commerces est un enjeu bien moins crucial que celui du coût des aliments, calculé au plus près par ces consommateurs. Les auteur·e·s font ainsi ressortir un décalage entre les cadres de l’intervention communautaire, focalisés sur l’accessibilité spatiale et les enjeux d’éducation des publics, et les racines plus directement socioéconomiques des difficultés rencontrées par les habitants pauvres de ce quartier, qui apparaissent occultées dans les instruments d’intervention. Les auteur·e·s estiment qu’un recadrage des modes d’intervention, en s’inspirant davantage des propositions théoriques de la « food justice », permettrait de mieux tenir compte des compétences et de l’expérience vécue des personnes pauvres dans leur rapport à l’achat alimentaire. Toujours à propos de Montréal, Laurence Bherer et Agathe Lelièvre mènent l’examen d’un autre type d’initiative, bien moins institutionnelle, mais qui s’offre comme une réponse alternative à la précarité alimentaire. Les auteures s’intéressent au fonctionnement des « frigos collectifs » apparus depuis quelques années dans les villes de Montréal et de Québec. Ces dispositifs, gérés de manière autonome par des collectifs militants, consistent à ouvrir des espaces d’entreposage (frigos) de nourriture dans des lieux publics ou privés, en rendant leur accès libre. En reconstituant la genèse de ces frigos, Bherer et Lelièvre montrent qu’il s’agit là d’une initiative pragmatique inscrite dans le prolongement de pratiques urbaines activistes comme le glanage urbain, soutenue par les mêmes constats critiques d’un système marchand de distribution alimentaire producteur de gaspillage et d’insécurité alimentaire. Les frigos agissent comme une instance parallèle de redistribution des surplus alimentaire, opérant dans les marges du système formel de gestion des invendus alimentaires par les banques alimentaires. L’enquête permet de comprendre les logiques d’action qui fondent ces initiatives, au centre desquelles se trouve le paradoxe de voir cohabiter une masse importante de « déchets » consommables et des situations de grande insécurité alimentaire. Mais elle souligne aussi la grande fragilité organisationnelle liée au volontariat et à l’informalité, ainsi que les tensions éthiques ou humaines que peut susciter en pratique le choix d’un accès ouvert et universel, sans contrôle, à la nourriture stockée.
La fragilisation des organisations de solidarité alimentaire est aussi l’une des conséquences marquantes qu’ont eues la pandémie de COVID-19 et les confinements décrétés par de nombreux gouvernements pour affronter cette crise. Deux articles de ce numéro abordent les difficultés particulières de cette période, en signalant ce qu’elle a révélé de la fragilité et des ambiguïtés des modes de gestion de l’aide alimentaire d’urgence. Le premier de ces articles s’intéresse au cas du Québec. Laurence Godin et ses coauteures décrivent le système de charité alimentaire mobilisé à Québec en réponse aux urgences imposées par la pandémie, et mettent en évidence les limites d’un mode d’action fondé sur la faim. Selon ces chercheuses, une telle approche – qui s’appuie sur des banques alimentaires pour la distribution temporaire des denrées d’urgence – s’inscrit dans une logique néolibérale et moralisante de responsabilisation individuelle. Compatible avec les systèmes marchands à l’origine des inégalités, elle se détourne des structures sous-jacentes qui créent la faim en amont. L’équipe plaide enfin pour une meilleure prise en compte des relations sociales dans la réponse à l’insécurité alimentaire, en mettant en avant le caractère primordial de l’accès au travail. Il est également question de la pandémie de COVID-19 dans l’article de Marine Maurin et Lola Vives, qui analyse la réorganisation de l’aide alimentaire aux sans-abri au plus fort de la crise, en 2020, dans une ville française. La crise agit comme un révélateur de la « débrouille urbaine » et de la dépendance aux distributions organisées dans lesquelles vivent les sans-abri, le début du confinement marquant la suppression brutale de ces ressources. Maurin et Vives montrent qu’une solidarité s’est néanmoins rapidement mise en place. Selon les auteures, cette réorganisation a entraîné des repositionnements d’acteurs dans de nouveaux rôles, inattendus, et a permis la continuité, malgré tout, d’une forme de « droit à l’alimentation » des sans-abri. Mais ce « droit », s’il existe de manière pragmatique, reste défini dans un rapport très vertical entre fournisseur d’aide et bénéficiaires, ces derniers étant fondamentalement appréhendés comme des « bouches à nourrir ». Pour les auteures, cette approche, qui constitue une négation du caractère social et culturel de la commensalité, reste très éloignée des principes d’action qui pourraient fonder une réelle « justice sociale et alimentaire » respectueuse de la dignité des sans-abri.
Les quatre autres articles de cette section complètent les apports de ce numéro quant aux limites des initiatives de « justice alimentaire » en se penchant plus particulièrement sur les enjeux d’inégalités d’accès à une alimentation de qualité. Prises ensemble, ces contributions montrent que les initiatives citoyennes préoccupées par cet aspect se sont multipliées. Le constat selon lequel les démarches d’écologisation de l’alimentation laissent une grande part des consommateurs sur le bord de la route n’est pas seulement présent dans les travaux universitaires : il résonne également dans les expériences des porteurs de ces projets, qui cherchent dès lors la bonne manière d’élargir le cercle de leurs bénéficiaires. La tâche est cependant ardue et les résultats le plus souvent minces, pour des raisons que ces articles s’emploient à éclairer, chacun à sa manière. Un premier aspect tient au fait que la question du prix des aliments occupe généralement une place secondaire dans les logiques qui sous-tendent ces initiatives. Yuna Chiffoleau et ses coauteurs le mettent assez bien en évidence, dans un article qui tire ses conclusions de l’étude d’une large série d’initiatives conduites en France, par exemple des AMAP proposant des « paniers solidaires » ou des supermarchés coopératifs. Pour les auteurs, ces initiatives sont à comprendre comme des activités économiques « encastrées » dans des relations socioéconomiques de solidarité avec les producteurs d’aliments à une échelle territoriale, relations dans lesquelles la question du rapport qualité-prix ne joue qu’un très faible rôle. Les participants de certaines AMAP se sont bien efforcés de proposer des prix différenciés au profit de publics précaires, en faisant jouer des mécanismes de solidarité interne (dons de légumes, surcoût volontaire de solidarité…), mais ces solutions trouvent vite leurs limites. Elles ne règlent pas, notamment, le problème des décalages entre un cercle de militants conscientisés, à haut capital social et culturel, et un public de consommateurs en difficulté peu susceptibles de se sentir à l’aise dans cet environnement. Pour les auteurs, ce constat d’échec doit guider l’action vers des solutions plus créatives, fondées sur des mécanismes de solidarité élargis et universels. C’est le sens de la proposition d’une « sécurité sociale de l’alimentation », qui est présentée dans l’article.
Sur la question de la difficile ouverture sociale des systèmes de paniers de producteurs (AMAP), bien implantés en France, l’article de Gabriel Montrieux formule des constats très convergents. En s’appuyant sur une étude de cas menée en région lyonnaise, l’auteur parvient à affiner les raisons qui expliquent la difficulté à atteindre des publics plus diversifiés. Il met en évidence, à l’instar de Chiffoleau et ses coauteurs, les très faibles marges de manoeuvre financières qui existent structurellement dans un tel mouvement, fondé sur la solidarité entre consommateurs et producteurs. Mais c’est aussi sur les aspects symboliques des frontières de classe que Montrieux apporte des éléments précieux de compréhension. Leurs effets, extrêmement puissants, constituent un obstacle d’autant plus difficilement surmontable que l’entre-soi, l’interconnaissance et l’homologie intellectuelle et idéologique sont l’un des ciments qui permettent à ces systèmes de fonctionner. Il en ressort donc le portrait de collectifs réflexifs sur le sujet des solidarités, mais structurellement démunis pour y faire face. L’étude de Montrieux peut être utilement mise en parallèle de celle de Bérangère Véron, qui porte sur un supermarché coopératif de la région parisienne. Si l’enjeu de la qualité de l’approvisionnement alimentaire est bien présent dans la démarche de la coopérative, il ne s’agit pas pour autant d’une alternative complète au modèle de la grande distribution. Véron y voit un modèle hybride, où la recherche d’une certaine rentabilité, qui passe par l’élargissement des gammes de produits et la compétitivité de certains prix, est articulée à une démarche militante. Ce fonctionnement ne va pas sans poser de questions du point de vue de la cohérence de la démarche militante, mais il a l’avantage, du moins en théorie, d’élargir la clientèle à des publics plus sensibles au rapport qualité-prix. Le travail de Véron nuance l’un et l’autre de ces aspects : le fonctionnement de la coopérative suscite finalement peu de tensions parmi les coopérateurs, dont une partie importante accepte l’idée d’une articulation entre impératifs productifs et objectifs militants. En revanche, l’objectif de l’élargissement des publics reste assez peu concrétisé, du fait des contraintes que représente l’engagement dans un modèle coopératif (qui suppose de travailler bénévolement quelques heures par mois) pour des publics dont la motivation première n’est pas militante, mais financière.
C’est justement sur les conditions de cette politisation que se penche l’article qui clôt cette série. En cumulant les données issues de six études de cas, l’article de Laurence Granchamp et ses coauteurs parvient à prendre du recul sur ce que les auteurs présentent comme un impensé : les projets d’écologisation de l’alimentation ont gagné en nombre et en variété, mais ils auraient tendance à réduire l’alimentation au statut de levier de transformation politique. Or, pour les auteurs, l’alimentation se définit aussi, et peut-être avant tout, par ses aspects culturels et identitaires. Elle fait l’objet « d’attachements sensibles », dont la très faible prise en compte dans les initiatives alternatives explique peut-être qu’elles échouent à rallier des publics « ordinaires » à leur cause. Réaliser l’articulation entre cet aspect politique et cet aspect sensible apparaît indispensable, selon les auteurs, pour permettre à ces mouvements alimentaires de réaliser tout leur potentiel de transformation. Ce serait, pour le dire autrement, l’une des voies à emprunter pour mieux faire coïncider les horizons éthiques de la justice alimentaire et de la démocratie alimentaire.
Au total, cet ensemble d’articles compose un riche panorama des dynamiques qui marquent l’activisme alimentaire et les politiques publiques de l’alimentation, en mettant l’accent sur les espaces non anglophones. Envisagé sous l’angle des inégalités et de la « justice alimentaire », ce panorama enseigne plusieurs choses : d’abord, que ces préoccupations sont désormais inscrites au programme d’une grande diversité d’initiatives, issues des mouvements sociaux ou plus institutionnelles, tant en Europe qu’au Québec ; ensuite, que nombre d’outils mis en oeuvre, en dépit de la volonté des collectifs qui les animent, ne permettent d’apporter que des réponses partielles, fragiles ou parfois ambiguës aux besoins des personnes en situation de précarité alimentaire. Réponses partielles quand il s’agit de répondre à l’urgence de la faim ou de la mauvaise nutrition par des distributions de colis ou la diffusion de « bonnes pratiques » sans que se dégagent des voies d’action pour agir sur les processus économiques producteurs de précarité alimentaire. Réponses fragiles quand elles reposent sur la débrouille organisationnelle et l’engagement bénévole, à l’image de la gestion de la crise de la COVID-19 ou des « frigos collectifs », pour acheminer des aliments aux publics en difficulté. Réponses ambiguës quand il s’agit de promouvoir le « bien manger » dans sa définition écologico-nutritionnelle, à travers des outils en décalage avec les aspects économiques, symboliques et sensibles de la consommation alimentaire. Sur ces divers aspects, les articles proposés offrent des constats critiques détaillés, empiriquement argumentés. Mais ils proposent aussi souvent des pistes pour franchir l’obstacle, qu’il s’agisse de la « sécurité sociale de l’alimentation », de la recherche d’une traduction juridique des notions de « souveraineté alimentaire » et de « droit à l’alimentation », ou encore d’un plus grand souci du « sensible » au sein des initiatives de promotion de la saine alimentation.
Trois pistes thématiques et théoriques pour un dialogue transatlantique enrichi
Pris ensemble, ces articles révèlent aussi, en creux, certains angles morts de la recherche contemporaine francophone sur les inégalités d’accès à l’alimentation. Ils invitent ainsi à des approfondissements dans plusieurs directions. Une première piste concerne les cadres analytiques mobilisés, dont on mesure, à la lecture, combien leur stabilisation reste imparfaite. Le vocabulaire théorique de la « justice alimentaire » émerge dans certains textes, mais pas dans tous. Peu s’aventurent à en discuter la substance (justice au sens de Rawls ? de Fraser ?) et les articulations (avec la démocratie alimentaire, par exemple). Son utilisation ne s’accompagne pas toujours non plus d’une discussion des apports ou des faiblesses de ce concept pour éclairer les situations étudiées. La grande richesse empirique des terrains analysés donnerait pourtant matière à engager cette discussion, qui pourrait également se nourrir davantage du corpus désormais très étoffé d’études de cas et de propositions théoriques issu du monde universitaire anglophone – par exemple sur l’aide alimentaire, les politiques de cantines scolaires ou le caractère ethnoracial et postcolonial des inégalités mises en évidence. Peu des travaux rassemblés ici prennent ce parti, et moins nombreux encore sont ceux qui choisissent d’engager une discussion théorique approfondie sur les concepts. Pourtant, l’apport des sciences sociales pour la compréhension du social n’est-il pas aussi, voire surtout, dans cette reconstruction permanente et exigeante des cadres de pensée ? La diversité des points de vue disciplinaires sur les enjeux alimentaires, le rôle qu’y tient, dans le cas de la France, une tradition intellectuelle moins versée dans la critique sociale et la théorisation que le champ des food studies nord-américaines (Salomon Cavin et al., 2021), expliquent sans doute une part de ce constat. Mais cela ne console pas entièrement de la frustration que l’on peut ressentir à voir se creuser « deux solitudes » universitaires, quand il existerait de multiples occasions de dialogue et de renforcement mutuel. Même si cette réalité est sans doute à nuancer pour le Québec, ses dommages pour l’avancée des connaissances ne sont pas négligeables : stagnation du débat dans l’un des deux univers linguistiques alors qu’il a progressé dans un autre ; risque de la répétition d’études de cas similaires sans évidente plus-value. Cet hermétisme peut d’ailleurs jouer dans les deux sens, à l’image par exemple de la discussion sur la « sécurité sociale de l’alimentation », qui n’a pas encore traversé l’Atlantique en dépit des innovations qui accompagnent cette proposition. Un aspect assez étonnant de ce décalage est que la recherche critique publiée en anglais par des auteur·e·s francophones est souvent plus engagée que leur production et celle de leurs pairs en langue française, étonnement auquel s’ajoute l’ironie qui veut que les points d’appui de cet engagement critique se trouvent pour une grande part chez Foucault, Rancière, Lefebvre, Latour ou Bourdieu ! On peut y voir, outre l’effet des différences de tradition universitaire, l’influence des attentes des pairs relecteurs, inscrits eux-mêmes dans ces univers intellectuels… L’effet d’enfermement n’en est que renforcé. Pour le réduire, on voudrait suggérer ici plusieurs domaines de réflexion théoriques qui paraissent propices à un rapprochement.
Un premier angle consisterait à réintroduire une discussion critique sur le capitalisme dans les études sur les inégalités d’accès à l’alimentation. À l’exception de quelques références aux logiques néolibérales, on compte dans la production francophone assez peu de propositions prenant appui sur des analyses économiques ou d’économie politique, un prisme pourtant central dans une grande partie de la littérature anglo-américaine issue du champ des études critiques de l’alimentation, qui puise ses origines dans les approches néo-marxiennes de l’« agrarian political economy » et de la « political ecology ». Les articles présentés dans ce dossier comptent leur lot d’exceptions, en évoquant notamment l’économie politique des circuits courts (Chiffoleau et al. ; Darly), la gentrification urbaine (Fauquette et Gibout) ou les dilemmes de systèmes marchands alternatifs comme les coopératives (Véron). Mais aucun ne propose un questionnement explicite sur les pratiques d’accumulation, c’est-à-dire les divers mécanismes par lesquels les politiques et les mouvements alimentaires subventionnent ou renforcent les institutions marchandes centrales, comme cela est argumenté non seulement dans la littérature américaine qui s’intéresse à l’expansion de l’agro-industrie et du « corporate food regime » (Goodman, Sorj et Wilkinson, 1987 ; Friedmann, 1993 ; McMichael, 2005 ; Howard, 2016 ; Arboleda, 2020), mais aussi désormais dans une dense littérature portant sur l’échelle urbaine, à propos notamment des banques alimentaires (Lindenbaum, 2016 ; Fisher, 2017) ou des régimes de croissance urbaine (Pfeffer et Lapping, 1994 ; Bedore, 2014 ; McClintock, 2018 ; Sbicca, 2019). À cet égard, un axe de développement pour ces investigations sur les systèmes alimentaires pourrait être de s’appuyer sur l’expansion récente de la recherche critique sur les infrastructures (un champ de recherche animé pour partie par des chercheurs francophones, même s’ils publient généralement en anglais – voir Picon, 2018 ; Mouton, 2021 ; Van Neste et Couture-Guillet, 2022). Ce point d’appui permettrait de rendre plus explicite la coproduction entre l’espace urbain, les flux logistiques et les processus d’accumulation en régime capitaliste (De Lara, 2018 ; Cowen, 2020 ; Simpson, 2022 ; Wiig et al., 2023), en prenant pour objet, par exemple, la manière dont les infrastructures de production (irrigation, serres, foncier), de transformation (usines agroalimentaires), de transport et de distribution (entrepôts, marchés, commerces, supermarchés) façonnent la ville. Cela pourrait aussi donner l’occasion de revenir de façon critique sur la dichotomie rural-urbain, en soutien à l’effort inlassable de déconstruction de cette dualité entrepris dans le champ de la « urban political ecology » (Heynen, Kaika et Swyngedouw, 2006 ; Angelo et Wachsmuth, 2015). Certains de ces thèmes sont déjà abordés régulièrement dans la littérature (Page et Walker, 1991 ; Cronon, 1992 ; Vitiello et Brinkley, 2014 ; LeDoux et Vojnovic, 2022), mais d’autres travaux seraient nécessaires, particulièrement dans une perspective qui appréhenderait les inégalités alimentaires à travers l’infrastructure, laquelle serait alors mobilisée comme grille théorique plutôt que comme simple objet d’étude empirique.
Un deuxième domaine étonnamment discret dans la production rassemblée dans ce numéro, et plus généralement la littérature francophone, concerne les aspects ethniques et raciaux des inégalités alimentaires. Alors qu’ils traversent à l’évidence plusieurs des articles portant sur la France (Caune et al., Fauquette et Gibout, Darly), la question des héritages postcoloniaux qui structurent les processus alimentaires n’est le plus souvent abordée qu’en filigrane ou du moins sans constituer une problématisation centrale. Les travaux de Daigle sur les populations autochtones du Canada ou de Ricaud Oneto sur celles du Pérou fournissent un intéressant contrepoint à cet égard. Ce décalage est d’autant plus sensible que les aspects postcoloniaux des rapports de pouvoir alimentaires sont particulièrement apparents non seulement dans le contexte des populations d’origine étrangère de France, mais aussi dans celui des territoires d’outre-mer. La surabondance de sucres et de graisses dans l’alimentation industrielle offerte sur ces territoires, les surcoûts liés à la dépendance aux marchés libéralisés européens, la structure du capitalisme alimentaire, les effets majeurs de la crise du chlordécone, la progression de l’obésité, entre autres sujets, nourrissent encore bien peu le champ des études critiques de l’alimentation du côté français. Le contraste est donc frappant avec une production nord-américaine, particulièrement aux États-Unis, qui en a fait au contraire un moteur théorique central. Comme Horst et ses coauteurs l’expliquent dans leur article sur les approches analytiques de la justice foncière et territoriale (« land justice ») aux États-Unis et en France, la réception difficile de la théorie critique de la race dans le contexte intellectuel français marqué par l’universalisme – mais cette réflexion pourrait valoir aussi pour le Québec, où le principe d’« interculturalisme » assimilationniste est proposé en opposition au « multiculturalisme » qui fait politique officielle à l’échelle fédérale – complique le dialogue entre les deux cultures universitaires (Horst et al., 2021). Alors que la réaction contre la théorie critique de la race est située principalement à droite du champ politique aux États-Unis, elle est davantage transpartisane en France, où une partie importante de la gauche intellectuelle et militante y voit l’importation indésirable de politiques identitaires étrangères à la culture politique et à l’histoire du pays. Or, si effectivement les histoires politiques divergent à bien des égards, cela ne diminue en rien la nécessité de rendre explicite la manière particulière dont le capitalisme racialisé peut se manifester en France, au Québec et ailleurs dans le monde francophone. Le rapprochement des cultures universitaires peut passer par le rapprochement des questionnements, pas nécessairement par l’homogénéisation artificielle des réponses… S’intéresser aux relations de pouvoir racialisées comme celles qu’évoque Ségolène Darly, qui contribuent à faire de Paris une ville postcoloniale, est important pour enrichir ces questionnements, de même que le travail sur la prise en compte politique des cultures musulmanes dans les politiques d’alimentation scolaire (Caune et al.). Nourrir la conversation avec les études raciales, autochtones et postcoloniales en plein essor au Québec (Mugabo, 2019 ; Bissonnette-Lavoie, 2019 ; Khalil et Rutland, 2019 ; Giroux, 2020 ; Néméh-Nombré, 2022 ; Benhadjoudja, 2022 ; Léonard et al., 2023) et à certains égards en France, autour par exemple de l’« écologie décoloniale » (Ferdinand, 2019), serait sans aucun doute un facteur d’enrichissement théorique. Nous formons le voeu que la traduction des articles de Daigle et de Safransky dans ce numéro favorise ce rapprochement.
Troisième domaine théorique propice à un dialogue plus soutenu entre les deux cultures de recherche : la gouvernance de l’alimentation. Une partie notable de la littérature francophone sur les systèmes alimentaires se concentre sur ce que l’on pourrait appeler la « gouvernance formelle » de l’alimentation, c’est-à-dire sur le rôle des institutions étatiques dans la régulation de la production et de l’accès à l’alimentation. Les articles de ce numéro thématique s’intéressent ainsi à une gamme diverse de politiques publiques nationales et locales – des cantines scolaires et des programmes alimentaires d’urgence aux dispositifs d’action territoriaux. Ils confirment que l’alimentation est (re)devenue un sujet politique relativement majeur dans des contextes sociopolitiques divers et que les pouvoirs publics, notamment locaux, sont fortement tentés d’y imprimer leur marque. Mais comme l’illustrent parallèlement plusieurs contributions, la gouvernance formelle n’est pas le seul domaine de l’État. Elle entremêle à un haut degré des acteurs non étatiques – ONG et OBNL, associations, entreprises privées, habitants des communautés et autres bénévoles – dans le cadre de partenariats variés. Un grand nombre d’ouvrages, principalement développés en Europe et au Canada, ont montré combien la diversité des acteurs impliqués et leur fort degré d’interdépendance pouvaient brouiller la frontière public-privé. Ces travaux proposent aussi de dépasser une grille de lecture global/local trop binaire (ce que Born et Purcell ont décrit comme le « piège du local ») présente dans nombre des travaux pionniers sur les systèmes agroalimentaires, où le global était assimilé à l’agro-industrie et le local à l’agriculture durable à petite échelle, de manière sans doute trop schématique (Born et Purcell, 2006). Il s’agirait ainsi de mieux prendre en compte les facteurs structurants nationaux et transnationaux dans lesquels s’inscrivent ces systèmes de gouvernance locaux. Les chercheurs francophones, comme en témoignent plusieurs articles de ce numéro, ont beaucoup à offrir à cette nécessaire réflexion sur les échelles de la gouvernance des systèmes alimentaires.
Une autre voie d’approfondissement se trouve dans l’examen de la politique « au quotidien » sur les enjeux alimentaires, en identifiant le pouvoir et les formes de gouvernance là où l’on est moins habitué à les rechercher. Ces travaux s’intéressent à la manière dont les politiques officielles se traduisent dans la pratique, à la manière dont elles sont reçues, interprétées, mises en oeuvre, combattues ou ignorées. Ici encore, un riche corpus de travaux en français peut donner l’inspiration nécessaire à ce type de recherche, par exemple du côté des anthropologues (voir Le Meur et Lund, 2001 ; Blundo et Le Meur, 2009), qui, en lien avec les approches de la « politique quotidienne » (Scott, 1986 ; Kerkvliet, 2009 ; Bayat, 2012), ont stimulé certaines contributions théoriques sur l’alimentation urbaine (McClintock, Miewald et McCann, 2021 ; Pham, Lynch et Turner, 2023). L’étude anthropologique de Ricaud Oneto sur les cantines scolaires au Pérou donne parfaitement à voir le type de granularité requis par une telle approche, qui est intrinsèquement ethnographique, mais donne toute sa mesure analytique en parvenant à relier les observations d’échelle micro aux processus structurels d’échelle macro. Ce type de démarche a été au coeur des études urbaines postcoloniales lorsqu’elles ont entrepris de « provincialiser » la théorie urbaine en analysant comment les processus urbains capitalistes s’enracinent « au concret », évoluent ou se métamorphosent, s’incarnent et se heurtent à des résistances (Lawhon, Ernstson et Silver, 2014 ; Leitner et Sheppard, 2016). Pour en revenir à l’infrastructure, les travaux récents sur l’infrastructure en contexte postcolonial mettent l’accent sur les processus sociaux nécessaires au fonctionnement des infrastructures urbaines, allant jusqu’à conceptualiser « les gens comme infrastructure » (Simone, 2004 ; Addie, 2021), un cadre théorique qui pourrait être prometteur pour les études sur l’agroalimentaire étant donné le rôle pivot du travail humain dans ce domaine. Le cas des « frigos collectifs » traité par Bherer et Lelièvre dans ce numéro donne parfaitement à voir combien l’infrastructure humaine, constituée de bénévoles payant de leur personne pour accueillir, remplir, fermer, gérer ces réfrigérateurs, est déterminante dans le travail accompli. Il en va de même pour la vente de maïs de rue en région parisienne… Mais la gouvernance quotidienne ne doit toutefois pas être confondue avec les mouvements sociaux ou l’informalité des activités alimentaires des subalternes (bien que l’attention portée à ces derniers soit clairement pertinente). Comme l’ont montré les nombreux travaux sur la « street level bureaucracy » (Lipsky, 2010 ; Proudfoot et McCann, 2008 ; Painter, 2006 ; Dubois, 2008 ; Valverde, 2012) et les « mobilités des politiques » (« policy mobilities ») (Peck, 2011 ; McCann et Ward, 2013 ; Temenos et Baker, 2015 ; Baker, McCann et Temenos, 2020), les pratiques quotidiennes des acteurs formels (fonctionnaires, policiers, juges, etc.), leurs visions, leurs croyances et leurs interprétations jouent un rôle crucial dans la manière dont le pouvoir s’exerce réellement.
En conclusion, si nous avons voulu esquisser ici trois axes d’approfondissement (parmi sans doute bien d’autres possibles), c’est dans le but, qui nous paraît hautement désirable, de contribuer à l’émergence d’un champ des études critiques de l’alimentation davantage intégré, dans lequel les travaux et approches francophones pourraient jouer un plus grand rôle. Cela passe sans doute par un degré d’engagement supplémentaire, de la part des travaux francophones, dans la vaste et stimulante conversation théorique qui a lieu jusqu’ici surtout en langue anglaise (même si, soulignons-le encore, elle mobilise amplement un soubassement intellectuel critique européen et particulièrement français). Cela passe aussi, certainement, par une plus grande attention portée aux contextes socioculturels non anglophones dans l’élaboration de ces concepts et théories. Dans tous les cas, les articles rassemblés dans ce numéro, par leur variété et leur qualité, laissent à penser qu’un tel rapprochement ne pourra être que mutuellement bénéfique pour porter plus loin encore l’analyse des politiques et des initiatives alimentaires sous l’angle des inégalités et de la justice sociale.
Parties annexes
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