Résumés
Résumé
Les dépenses publiques en matière d’éducation constituent l’un des premiers postes budgétaires en Polynésie française et ont permis de renforcer les infrastructures, de diversifier l’offre locale de formation et de démocratiser l’accès à l’enseignement supérieur. Cette massification de l’accès aux formations postbaccalauréat laisse cependant dans l’ombre la persistance de fortes inégalités. Dans le débat public local, le « retard historique » du système éducatif polynésien est souvent mis en avant pour expliquer ces disparités. À partir d’une enquête postdoctorale menée à l’aide de méthodes mixtes, cet article démontre que des mécanismes à la fois territoriaux, scolaires, genrés et sociaux se combinent pour expliquer cette démocratisation ségrégative. Ainsi, l’accès des bachelier∙ères polynésien·nes à des parcours d’études locaux (à Tahiti), nationaux (en métropole) ou internationaux (au Canada notamment) demeure encore très inégalement réparti dans l’espace social local. Au-delà de la question de l’efficacité des investissements publics, une telle perspective interroge le rôle de l’institution scolaire dans la reproduction des inégalités.
Mots-clés :
- accès à l’enseignement supérieur,
- démocratisation ségrégative,
- inégalités territoriales,
- mobilités étudiantes,
- Polynésie française
Abstract
Public expenditure on education is one of the largest budget items in French Polynesia and have strengthened infrastructure, diversified the local educational offer and democratized access to higher education. The massification of access to post-baccalaureate training leaves in the shade the persistence of strong inequalities. In the local public debate, the “historical delay” of the Polynesian education system is put forward to explain these disparities. Based on a post-doctoral survey conducted using mixed methods, this article demonstrates that territorial, educational, gendered and social mechanisms combine to explain this segregative democratisation. Thus, the access of Polynesian baccalaureate holders to local (in Tahiti), national (in metropolitan France) or international (in Canada in particular) study paths is still very unevenly distributed in the local social space. Beyond the question of the efficiency of public investments, such a perspective questions the role of the school institution in the reproduction of inequalities.
Keywords:
- access to higher education,
- segregative democratisation,
- territorial inequalities,
- student mobility,
- French Polynesia
Corps de l’article
Introduction
Le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse documente depuis plusieurs années les fortes inégalités scolaires territoriales qui existent en France (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance [DEPP], 2021). Afin de penser les inégalités scolaires, sociales et territoriales, la sociologie de l’éducation a localisé ses analyses, notamment dans des espaces périphériques, qu’ils soient ruraux (Guéraut, Jedlicki et Noûs, 2021) ou urbains (Van Zanten, 2012). Cet article interroge l’enchevêtrement des multiples dimensions de ces inégalités, en s’intéressant à la fois à un territoire périphérique et à une thématique encore peu investie par les recherches sur l’éducation : celle de la démocratisation de l’enseignement supérieur dans les territoires d’outre-mer.
Les départements, régions et collectivités d’outre-mer (DROM-COM) sont des lieux pertinents pour penser les dynamiques territoriales des conditions d’études et de vie des étudiant·es. Ces territoires cumulent en effet des difficultés sociales, scolaires et étudiantes : les résultats obtenus dans les évaluations de sixième puis de seconde sont inférieurs à ceux de la métropole, les jeunes de 16-25 ans sont plus nombreux à quitter le système scolaire sans diplôme, et les situations familiales sont fragiles (chômage élevé, logements surpeuplés, forte présence de familles monoparentales, etc.). En somme, en matière éducative, « les DROM apparaissent comme des territoires très défavorisés » (DEPP, 2021 : 94). En se consacrant aux inégalités d’accès aux études dans les territoires ultramarins, l’article prolongera les apports des recherches qui ont déjà souligné le poids des facteurs ethniques (Gorohouna et Ris, 2017) ou la nécessité de penser les parcours d’études de manière multisituée, entre les DROM et la métropole (Joseph, Kamwa et Mathouraparsad, 2019).
Analyser les inégalités étudiantes entre les territoires : le cas de l’outre-mer
Dans cette perspective, l’article se consacre au cas de la Polynésie française, territoire qui a changé plusieurs fois de statut depuis le début de la colonisation française dans les années 1840, pour devenir une collectivité d’outre-mer en 2003. Malgré un vieillissement continu, la population polynésienne demeure relativement jeune : 31 % ont moins de 20 ans (Pasquier, 2020). La scolarisation est progressivement devenue une priorité des pouvoirs publics. Alors que l’obligation d’instruction a été décrétée dès la fin du 19e siècle (Salaün, 2016), il a fallu attendre les années 1950 pour que se développent des écoles publiques en Polynésie française, devenues majoritaires dans un champ éducatif auparavant dominé par les écoles privées issues des missions religieuses. Depuis les années 1980, les investissements en matière éducative constituent le premier poste budgétaire de l’État français dans ce territoire, constituant un tiers du budget[1]. Par ailleurs, si les dépenses du gouvernement polynésien s’avèrent minoritaires dans le budget global de l’éducation, la Polynésie y consacre chaque année au moins 10 % de son produit intérieur brut (Cour des comptes, 2009; 2016).
La question des liens entre les inégalités scolaires et les espaces géographiques s’avère particulièrement saillante en Polynésie française, dans un système éducatif très territorialisé. L’essor de l’éducation publique s’est accompagné d’une décentralisation progressive (Maurice et Salaün, 2020), avec des transferts de compétences au gouvernement polynésien en matière d’enseignement primaire (1977), puis secondaire (1984) et enfin supérieur (2004)[2]. Cette évolution a été mise en oeuvre dans un territoire archipélagique de 118 îles (dont 65 habitées), aussi vaste que l’Europe, marqué par une très forte macrocéphalie urbaine qui oppose « un centre et ses périphéries » (Merceron, 2005), concentrant l’essentiel de la population dans les îles du Vent (IDV) et les îles Sous-le-Vent (ISLV), et plus singulièrement encore dans l’hypercentre que constitue l’île de Tahiti, en particulier autour de la commune de Papeete.
Massification scolaire et démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur
Les politiques publiques éducatives menées en Polynésie ont rendu possible une progressive massification scolaire et étudiante. Les investissements ont en priorité concerné l’enseignement primaire et secondaire, avec la construction continue d’écoles, de collèges et de lycées ou encore la formation accrue du personnel enseignant[3]. Dès lors, le nombre de personnes non scolarisées diminue de génération en génération (Merceron, 2011) : les trois quarts des 15-19 ans étaient encore en cours de scolarité d’après le recensement de 2017, contre un tiers en 1983.
Ces investissements ont également concerné les formations postbaccalauréat. La création d’une université de plein exercice, l’Université de la Polynésie française (UPF), a nettement contribué à la forte croissance de la population étudiante sur le territoire. Entre sa création en 1987 et 2013, les effectifs de l’UPF ont doublé, pour accueillir aujourd’hui un peu plus de 3 000 étudiant·es chaque année. Depuis le début des années 2000, l’offre de formation locale, qui se concentrait jusque-là principalement sur la santé, l’enseignement et les sciences humaines[4], s’est développée et diversifiée : création en 2014 d’un Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPÉ), et ouverture dans les lycées généraux et professionnels de brevets de technicien supérieur (BTS), de classes préparatoires (CPGE) et de diplômes de comptabilité et de gestion (DCG). Le nombre d’étudiant·es inscrit·es au sein de ces formations proposées dans les lycées a été multiplié par 3,5 en une vingtaine d’années, pour atteindre plus de 1 400 jeunes en 2020 (graphique 1). Parallèlement, une offre privée – plus souvent complémentaire que concurrente – s’est également étendue, avec la création de l’Institut supérieur de l’enseignement privé de Polynésie (ISEPP) en 1999, qui accueille aujourd’hui près de 400 étudiant·es par an, puis de l’École de commerce de Tahiti en 2009 et d’une école de graphisme (Poly3D) en 2015.
Globalement, le nombre de non-diplômé·es ne cesse de reculer : la part des personnes sans diplôme dans la population de plus de 15 ans est passée de 65 % dans le recensement de 1977 à 40 % en 1996, puis à 30 % en 2017. Même si la Polynésie reste éloignée des standards métropolitains, le taux de bachelier·ères et de diplômé·es ne cesse d’augmenter dans la population générale (tableau 1).
L’obtention d’un diplôme demeure d’ailleurs un rempart important contre l’expérience du chômage, très présente en Polynésie. Le taux d’emploi est ainsi de 44 % chez les personnes sans diplôme, de 59 % chez les titulaires du baccalauréat et de 80 % chez les diplômé·es de l’enseignement supérieur (Torterat, 2021).
Accéder à l’enseignement supérieur : une démocratisation ségrégative
En Polynésie comme en métropole, « l’indéniable démocratisation du baccalauréat se traduit par une démocratisation plus limitée de l’accès au supérieur » (Duru-Bellat et Kieffer, 2008). La massification des effectifs étudiants ne fait aucun doute en Polynésie. Pour autant, dans un contexte local où l’offre étudiante s’avère moins diversifiée qu’en métropole, où les publics étudiants connaissent d’importantes difficultés socioéconomiques et linguistiques, où la marginalisation des archipels éloignés en matière scolaire est forte, l’objectif d’un égal accès de toutes et tous aux mêmes études est loin d’être atteint. En interrogeant la « face cachée de la massification » (Kamanzi et Doray, 2015), cet article démontre que la focalisation sur l’augmentation du nombre d’étudiant·es laisse dans l’ombre un mouvement plus général de démocratisation ségrégative de l’enseignement supérieur en Polynésie française. S’engager et se maintenir dans la trajectoire scolaire, puis dans une trajectoire étudiante, est une possibilité très inégalement partagée dans l’espace social polynésien. Alors que deux bachelier·ères sur trois ne poursuivent pas d’études supérieures, les parcours d’études locaux, nationaux et internationaux des étudiant·es polynésien·nes sont marqués par de fortes inégalités territoriales, scolaires, genrées et sociales.
Très chères études ! Les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur[11]
La comparaison des performances scolaires entre différents territoires tend à centrer l’attention sur « l’(in)efficacité des acteurs locaux », davantage que sur le rôle des inégalités sociospatiales (Ben Ayed et Broccolichi, 2011 : 54). En Polynésie française, le débat public sur les limites de la démocratisation scolaire et étudiante se focalise sur trois points. Le premier argument avancé réside dans « l’invocation d’un “retard historique” », propre à un système éducatif jugé « immature par rapport à l’étalon métropolitain » (Salaün, 2020 : 68). Les investissements actuels sont souvent présentés comme une politique de rattrapage d’un système éducatif « jeune » (Pastor et Taeatua, 2009 : 4). Dans un second temps, comme dans les autres DROM (Longuet, 2020), les rapports institutionnels pointent régulièrement les surcoûts du contexte éducatif (constructions d’infrastructures, rémunérations supérieures d’enseignant·es métropolitain·es mis·es à disposition, prégnance des formations postbaccalauréat proposées en lycée, etc.). Dès lors, « l’aspect financier empêche toute autre forme de débat » (Malogne, 2001 : 815), tant les observateurs institutionnels ne cessent de mettre en regard « les moyens substantiels » investis et les « résultats encore insuffisants » du système éducatif (Cour des comptes, 2016 : 288). Les scolarités polynésiennes restent en effet marquées par de très importantes difficultés, qui se répercutent dans l’éventuelle poursuite d’études supérieures : difficultés de lecture quatre fois plus nombreuses qu’en métropole ou encore absentéisme, qui touche près d’un·e élève sur dix dès le collège (Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation [MESRI], 2020). Enfin, le dernier argument s’avère plus culturaliste et fait porter la responsabilité de l’échec scolaire aux parents, qui maintiendraient diverses formes de distance vis-à-vis de l’institution scolaire et de ses normes linguistiques, renforçant ainsi les difficultés d’apprentissage de leurs enfants (Le Plain et Salaün, 2018).
Si ces trois arguments contextuels viennent régulièrement justifier le caractère inachevé de la démocratisation scolaire en Polynésie française, il nous semble que ces causes ne peuvent expliquer à elles seules ces processus. Pour penser les mécanismes de la démocratisation ségrégative de l’enseignement supérieur polynésien, il convient de considérer le « poids de l’origine socioéconomique (elle-même étroitement corrélée à l’origine ethnique) dans la probabilité de réussir » (Salaün, 2020 : 75). Pour ce faire, cet article examine les trajectoires territoriales, scolaires, genrées et sociales qui forgent des accès très inégaux à l’enseignement supérieur au sein de la jeunesse polynésienne.
Les inégalités spatiales : l’influence d’un territoire archipélagique dans les trajectoires étudiantes
Alors que les liens entre territoires et éducation sont ténus (Champollion, 2021), les enquêtes nationales sur les étudiant·es, comme celle menée par l’OVE, ne permettent pas de souligner les disparités territoriales au sein de la Polynésie française. L’éducation est pourtant un important « révélateur de l’organisation spatiale de la Polynésie » (Bonvallot, Dupon et Vigneron, 1993). Dans les DROM, les résultats scolaires sont très contrastés entre les zones urbaines, périphériques et rurales (DEPP, 2021 : 97-98). En Polynésie, le système scolaire oppose nettement deux réalités : celle des archipels éloignés (Australes, Marquises et Tuamotu-Gambier) et celle des archipels du centre (IDV et ISLV). Le système éducatif est en particulier très polarisé autour de Tahiti et de l’agglomération de Papeete, où l’offre est plus importante et diversifiée : plus de la moitié des établissements scolaires sont ainsi concentrés dans les seules IDV[12]. Parmi l’ensemble de la population polynésienne scolarisée, de l’école primaire au supérieur, 45 % se trouvaient dans les IDV en 1912, contre 75 % en 1988 et 77 % aujourd’hui. Du fait de la moindre présence de collèges et surtout de lycées dans les archipels éloignés[13], l’écart s’est accru entre l’hypercentre et les périphéries. La part de la population de plus de 15 ans qui est titulaire d’un baccalauréat et poursuit ou non des études supérieures est de 34,8 % dans les IDV en 2017 (contre 16,5 % en 1996), et de 19,1 % dans les trois archipels éloignés (contre 7,1 % en 1996). En somme, cette centralisation urbaine des infrastructures scolaires et de la population diplômée crée des conditions « moins propices à l’activation de stratégies scolaires par les familles » (Audren, 2012 : 149) dans les espaces archipélagiques périphériques. Ainsi, chez les 15-17 ans, le décrochage scolaire concerne un quart des élèves des Tuamotu-Gambier, soit trois fois plus que dans les IDV (MESRI, 2020 : 8).
Par ailleurs, cet inégal accès local aux infrastructures éducatives forge des trajectoires biographiques très différenciées chez les jeunes Polynésien·nes. Pour celles et ceux qui vivent loin du centre, il est souvent nécessaire de se déplacer pour poursuivre leur scolarité après le collège. Par bien des aspects, ces mobilités scolaires peuvent s’apparenter à un véritable « exode rural » de jeunes qui « quittent la structure familiale et découvrent la vie au quotidien sur l’île de Tahiti en internat ou dans le cadre de la famille élargie » (Malogne, 2001 : 813). Près d’un·e élève sur dix en Polynésie fréquente un internat : 5 % au collège et 13 % au lycée. L’enquête menée auprès de l’ensemble des collégien·nes de Polynésie démontre que ces expériences imposées ne sont pas sans conséquence sur les parcours scolaires (Jedlicki et Lelièvre, 2020). Ainsi, les élèves des trois archipels éloignés connaissent des scolarités plus heurtées : l’exclusion et le redoublement sont plus courants, alors que l’orientation en seconde générale et l’aspiration aux études supérieures sont pour leur part moins fréquentes[14]. À l’heure actuelle, l’ensemble des formations postbaccalauréat sont concentrées dans le centre polynésien (IDV et ISLV). Ces expériences de mobilités sont donc obligatoires pour s’engager dans les études supérieures.
Les politiques éducatives cherchent à désenclaver les archipels éloignés (Le Plain, 2018), notamment en accompagnant ces mobilités scolaires juvéniles. Le gouvernement polynésien finance ainsi près de la moitié des déplacements (terrestres, maritimes et aériens) effectués quotidiennement ou lors des vacances scolaires par les élèves du primaire et du secondaire (DGEE, 2021 : 10). Des dispositifs publics visant à réduire le coût des études pour celles et ceux qui viennent de la périphérie ont été développés : revalorisation des bourses (2004), instauration d’un dispositif d’aide au logement étudiant (2008), création de bourses majorées pour les filières prioritaires (2009) et accélération du développement du parc de logements depuis une décennie. Cela étant, les efforts menés pour atténuer ces inégalités territoriales au moment des études supérieures restent moins systématiques. Le gouvernement envisage désormais que ce désenclavement passe par la mise en place de futurs « campus connectés », c’est-à-dire d’antennes localisées des structures de l’enseignement supérieur centralisé à Tahiti.
Alors que les mobilités scolaires de la périphérie vers l’hypercentre (Tahiti et Papeete) sont fortes tout au long de la scolarité, plusieurs étudiant·es interrogé·es en métropole ont au contraire associé les étudiant·es des archipels périphériques à des formes d’immobilités spatiales. Décrivant leur propre cercle d’interconnaissances, Manavai C., étudiante en sociologie de 22 ans, et Teana G., étudiant en science politique de 20 ans, tous les deux originaires de Tahiti, soulignent ainsi que « ceux des îles, ils partent pas », ou que « le Tahitien lambda dans sa vallée, il bouge pas ». Plutôt qu’une plus grande ambition des jeunes de Tahiti par rapport à celles et ceux qui sont originaires des archipels éloignés, ces inégalités reflètent les manières dont l’institution scolaire façonne les projets des élèves (Van Zanten, 2015; Lemêtre et Orange, 2016). Les étudiant·es polynésien·nes interrogé·es hors de Polynésie ont toutes et tous été scolarisé·es dans un lycée public ou privé de Tahiti. Leurs récits révèlent la forte intériorisation d’une hiérarchie sociospatiale des cursus, qui leur a été en partie transmise par leurs parents et leurs ami·es, mais aussi par des professeur·es qui les encouragent vivement à étudier hors de Polynésie. Dès lors, ces étudiant·es qui ont quitté le territoire pour étudier ont avoué avoir des « a priori » sur la qualité des études locales, leur « réputation pas hyper ouf » et les « cursus pas super ». Leurs jugements dépréciatifs concernent principalement l’Université de Polynésie, qu’ils et elles n’ont pourtant que rarement fréquentée. Sa mauvaise organisation, le faible encadrement des enseignant·es, mais aussi l’absentéisme et le manque de travail des étudiant·es sont tour à tour condamnés. Dans l’esprit de ces bachelier·ères, faire de « bonnes études » consiste plutôt à choisir des formations locales privées, qui se décrivent comme plus encadrantes et affichent des taux de réussite bien supérieurs (de l’ordre de 80 % en licence)[15], ou des filières jugées plus prestigieuses en France métropolitaine ou à l’étranger.
Des parcours d’excellence : des inégalités scolaires aux inégalités étudiantes
Si le taux de réussite au baccalauréat augmente constamment en Polynésie, il reste inférieur aux résultats nationaux. La part d’une classe d’âge qui obtient le baccalauréat ne cesse de progresser sur le territoire (38 % en 2009, 41 % en 2011, 57 % en 2018 et 66 % en 2020)[16], mais la Polynésie demeure là encore loin de l’objectif national (80 %). Par ailleurs, depuis dix ans, seul un tiers des néo-bachelier·ères de Polynésie s’inscrit dans une formation postbaccalauréat.
Ce plus faible accès à l’enseignement supérieur peut s’expliquer en partie par la structure des baccalauréats délivrés en Polynésie française (tableau 2). Conformément à la loi de 1994 sur le développement du territoire qui prévoyait une adaptation des filières « aux besoins de l’économie[17] », les investissements publics se sont particulièrement focalisés sur les filières technologiques et professionnelles. En 2021, celles-ci englobent deux tiers des bachelier·ères de Polynésie (contre moins de la moitié en métropole). La poursuite d’études est en revanche plus fréquente chez les titulaires d’un baccalauréat général, qui constituent un tiers des bachelier·ères, mais deux tiers des effectifs étudiants (Cordazzo et Monicolle, 2020).
La situation polynésienne diffère de celle des DROM (DEPP, 2021 : 32) par la forte présence d’établissements primaires, secondaires et supérieurs privés. Parmi les 36 étudiant·es enquêté·es en métropole ou au Canada, deux tiers ont été partiellement ou totalement scolarisé·es dans le secteur privé (13 ont d’abord connu des établissements publics avant d’intégrer des collèges ou des lycées privés, et 11 ont toujours été scolarisé·es dans le privé). Leurs récits biographiques donnent à voir un enchevêtrement de justifications à ces passages par le privé : scolaires (« bonne réputation » de ces établissements); religieuses (croyances catholiques ou protestantes); pratiques (proximité avec le lieu de travail de l’un des parents); ou familiales (scolarisation préalable d’un parent ou d’un·e aîné·e dans cet établissement). Pour autant, ces scolarisations dans le secteur privé semblent bien correspondre – comme en métropole – à des formes de « spécialisation sociale » (Merle, 2011). D’une part, les établissements publics accueillent davantage d’internes des archipels éloignés (10,7 %) que les établissements privés (1,6 %)[18]. D’autre part, au collège et au lycée, la proportion des élèves issu·es des « catégories socioprofessionnelles favorisées » est deux fois supérieure dans le privé (20 %, contre 9 % dans le public), et celle de boursier·ères y est presque deux fois moindre (31 %, contre 57 %) (DGEE, 2021 : 6). Dans le privé, la taille des classes est réduite en terminale (20 élèves, contre 26 en moyenne dans le public), et les directions comme le corps professoral semblent particulièrement canaliser et accompagner les aspirations des bon·nes élèves vers l’enseignement supérieur, notamment hors du territoire.
Cette polarisation des parcours d’études en fonction des trajectoires scolaires doit également être lue à l’aune de la dimension spatiale des inégalités éducatives. Les données de l’enquête OVE révèlent ainsi de forts contrastes dans les trajectoires de celles et ceux qui poursuivent leurs études supérieures en Polynésie ou en France métropolitaine (tableau 3). Une importante sélection scolaire est à l’oeuvre dans la mobilité étudiante puisque, chez les bachelier·ères de Polynésie partant étudier en métropole, on retrouve une nette surreprésentation du baccalauréat général (+11 points) et des bonnes et très bonnes mentions (+9 à 12 points). Bien que les inscriptions dans les formations postbaccalauréat proposées en lycée augmentent depuis 2010 (MESRI, 2020 : 10), l’UPF demeure largement dominante dans le paysage étudiant polynésien (80 %). En métropole, les étudiant·es s’inscrivent davantage dans d’autres types d’établissements (écoles privées, classes préparatoires, etc.) ou de formations sélectives (médicales, scientifiques ou technologiques). Le faible développement de l’offre locale en master impose par ailleurs des mobilités dans la poursuite des études. Ainsi, seul·es 11 % des étudiant·es polynésien·nes sont inscrit·es en master en Polynésie, contre 47 % en métropole.
Le volet qualitatif de l’enquête confirme non seulement l’obtention très fréquente d’une mention au baccalauréat, mais surtout le fait d’avoir obtenu « de bonnes notes » et d’avoir été parmi les « premiers de la classe », de l’école primaire jusqu’au lycée. Les entretiens révèlent par ailleurs d’autres aspects distinctifs des trajectoires scolaires. La poursuite d’études est plus marquée chez les titulaires d’un baccalauréat général, mais la filière choisie revêt elle aussi une importance fondamentale. Dans un éventail des possibles aussi hiérarchisé qu’en métropole, le baccalauréat scientifique est perçu par les parents des enquêté·es comme « la meilleure filière », réservée à « l’élite », celle qui apprend « la rigueur » et « ouvre le plus de portes » pour la suite du parcours étudiant et professionnel. Comme le raconte Manuarii R., un étudiant en ingénierie de 21 ans qui vit à Montréal, ses parents lui ont fait comprendre que « sur ton CV, malheureusement, c’est mieux d’avoir écrit bac S que bac STMG [sciences et technologiques du management et de la gestion] ». Certain·es étudiant·es qui considéraient les mathématiques comme leur « bête noire » ou se décrivaient comme plus attiré·es par les matières littéraires ou par des débouchés professionnels (cuisine, hôtellerie, tourisme) racontent avoir été encouragé·es, voire contraint·es à opter pour le baccalauréat scientifique, parfois accompagné d’options plus distinctives encore (sciences de la vie et de la Terre, section européenne, etc.). Au Canada, la majorité des enquêté·es s’est plutôt dirigée vers un baccalauréat universitaire, et en particulier vers des écoles rattachées à l’Université de Montréal (HEC ou Polytechnique). Cette inscription dans des filières distinctives et sélectives renforce l’importance d’obtenir un baccalauréat scientifique, avec une très bonne mention, dans un lycée central et réputé de Tahiti.
Un rapport genré à l’institution scolaire et aux études
Ces inégalités scolaires peuvent également s’expliquer par les rapports genrés entretenus à l’école (Depoilly, 2012). Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à obtenir le baccalauréat dans les dernières générations (tableau 4). Entre 2007 et 2017, les jeunes femmes étaient surreprésentées parmi les jeunes qui s’engagent dans des études supérieures (61 %) (Cordazzo et Monicolle, 2020).
Les entretiens biographiques réalisés pointent un rapport privilégié des jeunes filles à l’école. Pour résumer sa scolarité, Titaua E., étudiante en psychologie de 24 ans à Montréal, explique : « J’étais la fille chiante qui fait tous ses devoirs. » Ayant toujours obtenu de « bonnes notes » au collège, assorties de félicitations chaque trimestre, Titaua avoue avoir pleuré lorsqu’elle a obtenu le premier 14/20 de sa scolarité, en arrivant au lycée. Cette forte intériorisation des attentes de l’institution scolaire se retrouve dans nombre d’entretiens. Au fil des récits, une distinction genrée des termes employés est apparue : les étudiants se décrivaient comme des élèves « travailleurs », mais surtout « chanceux » d’avoir « des facilités », alors que les étudiantes, quant à elles, ont plus souvent dressé le portrait d’une élève « très sérieuse », « studieuse », « discrète », « impliquée » et « appliquée ». Certaines enquêtées indiquent que leurs parents ont davantage investi, voire surveillé leur scolarité, alors même qu’ils ont donné plus de latitude à leurs frères lorsque ceux-ci se montraient plus distants à l’égard de l’impératif scolaire. Les dispositions les plus conformes vis-à-vis de l’école semblent donc plus régulièrement entretenues chez les jeunes filles, qui s’engagent aussi dans des scolarités plus linéaires. Observées ici au sein d’une population de bon·nes élèves qui ont majoritairement obtenu un baccalauréat général avec mention, ces différences genrées se retrouvent dans les premières exploitations de l’enquête menée auprès de l’ensemble des collégien·nes de Polynésie (ATOLLs, 2020). Les collégiennes font par exemple plus souvent leurs devoirs (+11 points), ont moins connu l’expérience de l’exclusion ou du redoublement (-10 points) et envisagent davantage d’intégrer la filière générale au lycée, puis de faire des études supérieures (+13 points).
Les rôles combinés des parents et de l’institution scolaire forgent et reproduisent des inégalités sexuées qui, comme c’est le cas en métropole (Buisson-Fenet, 2017), encouragent la réussite des jeunes filles tout au long de la trajectoire scolaire, mais les mènent à des choix et à des parcours d’études différenciés. Les deux enquêtes sur les conditions de vie des étudiant·es (menées par l’ISPF et l’OVE) constatent que les jeunes femmes sont légèrement surreprésentées parmi les étudiant·es qui restent en Polynésie (74 %), alors que les jeunes hommes sont au contraire plutôt surreprésentés parmi celles et ceux qui étudient hors du territoire (40 %). Une grande partie de ces écarts peut s’expliquer par l’offre de formation locale elle-même, puisque le gouvernement polynésien a précocement investi dans des filières jugées plus féminisées : l’enseignement et la santé. Interrogées sur les projections professionnelles les ayant habitées durant l’enfance, les étudiantes ont régulièrement évoqué les métiers d’institutrice et d’infirmière. Comme en métropole, les inégalités de genre tendent à diminuer au moment de l’orientation vers les études supérieures (Stevanovic, 2008), où l’on constate un progressif « infléchissement des orientations des filles des études littéraires vers celles de droit, d’économie, de commerce » (Duru-Bellat, Kieffer et Marry, 2001 : 276). Il n’en demeure pas moins que l'on retrouve aujourd’hui une forte féminisation des effectifs au sein des formations présentes localement, et à l’inverse une plus grande masculinisation des cursus qui canalisent les départs hors du territoire. Ainsi, la présence des femmes reste forte dans l’enseignement (85 %), les lettres et les langues (84 %), le droit (79 %) ou encore la santé (75 %) et moindre dans les sciences (64 %), et elles continuent d’être minoritaires dans les STS (47 %) ou les études d’ingénieur·es (30 %).
Des inégalités sociales marquées après le baccalauréat
Avec l’allongement de la scolarisation obligatoire[19] et la hausse du taux de diplômé·es dans la population polynésienne, l’impératif scolaire se diffuse progressivement dans tous les milieux sociaux. Cependant, les inégalités sociales restent très marquées au moment de l’accès à l’enseignement supérieur. Alors que les étudiant·es polynésien·nes ont connu les mêmes évolutions des procédures d’admission (Admission Post-Bac [APB] et Parcoursup), cette sélection scolaire se double pour eux d’une forte sélection sociale (Couto, Bugeja-Bloch et Frouillou, 2021).
Les coûts matériels de la poursuite des études rendent ainsi ce projet inaccessible à nombre de jeunes Polynésien·nes. L’association polynésienne Avenir Étudiant, affiliée à la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE), a établi en 2020 un « indicateur du coût de la rentrée » qui prend en compte différents postes budgétaires souvent incompressibles : frais d’inscription, de santé, de transports et dépenses liées à la vie quotidienne (alimentation, produits d’hygiène et d’entretien, abonnement Internet, etc.). D’après les données des deux enquêtes sur les conditions de vie des étudiant·es (menées par l’ISPF et l’OVE), deux tiers des étudiant·es vivent en famille en Polynésie, et un tiers habite dans un logement indépendant (seul·e ou en colocation) ou en résidence collective, leurs loyers mensuels s’échelonnant de 200 à 900 euros. Les calculs établis par Avenir Étudiant montrent que les frais d’inscription varient fortement d’un diplôme à l’autre (50 euros annuels pour un BTS, et 262 euros pour une licence), mais aussi d’un établissement à l’autre (335 euros pour un master à l’UPF, contre 4 000 à 4 900 euros pour une année de master dans l’une des structures privées de Tahiti). Autrement dit, selon les situations, un·e étudiant·e peut payer de 3 800 euros à plus de 16 000 euros pour une année d’études. L’association souligne enfin de très fortes disparités territoriales : le coût moyen de la seule rentrée s’élève à près de 1 300 euros, mais il peut doubler pour un·e étudiant·e originaire d’un archipel éloigné comme les Marquises, âgé·e de plus de 21 ans, sans famille à Tahiti, non boursier·ère et donc logé·e dans le parc privé (Avenir Étudiant, 2021). Ces sommes importantes sont à mettre en relation avec le salaire net médian en Polynésie française, qui s’établit à 1 700 euros (Adam, 2021). Toutefois, ce salaire varie sensiblement selon le secteur d’activité, le niveau d’études, le sexe, l’âge des travailleur·ses ou leur archipel, toujours au profit du secteur public, des plus diplômé·es, des hommes, des plus âgé·es et de Tahiti. Par ailleurs, le marché de l’emploi est très segmenté entre les natifs et natives de Polynésie et les métropolitain·es, à l’avantage de ces derniers (Ménard, 2018). Si les études les plus coûteuses sont peu accessibles à nombre de jeunes Polynésien·nes, les ménages modestes des archipels périphériques semblent les plus exposés à des parcours d’études empêchés, tandis que les familles aisées de Tahiti sont les plus à même de s’y engager.
Chez celles et ceux qui étudient en Polynésie, les solutions à ces problèmes matériels ne semblent pas avoir été trouvées dans l’emprunt (3 %) ni dans le fait de se mettre à travailler pour augmenter ses ressources (8 %), qui restent deux cas très minoritaires (tableau 5). Dans près des deux tiers des cas, les ressources des étudiant·es proviennent de la famille (61 %), voire du ou de la conjoint·e (16 %). Parmi les étudiant·es en Polynésie ayant répondu à l’enquête de l’OVE, 36 % déclarent être boursier·ères, ce qui constitue le taux le plus bas dans les territoires ultramarins, mais la moitié dispose de ressources publiques régulières dans son budget. L’accès à des aides de l’État ou du gouvernement polynésien (bourses et allocations, aides à la mobilité, loyer encadré, etc.) s’avère donc fondamental pour s’engager dans des études supérieures. Comme c’est le cas dans l’ensemble des DROM (DEPP, 2021 : 34), la Polynésie française compte un grand nombre de boursier·ères, de l’école jusqu’aux études supérieures. Au collège et au lycée, un élève sur deux a le statut de boursier·ère. Dans certains établissements des archipels éloignés ou en périphérie de Tahiti, ce taux avoisine les 90 % (DGEE, 2014; 2021). Dans l’enseignement supérieur, parmi les 4 000 étudiant·es en Polynésie, 1 600 sont des boursier·ères sur critères sociaux, dont près de 40 % à l’un des deux échelons maximaux (6 ou 7) (MESRI, 2020 : 10). Cet appui des pouvoirs publics a rendu possible non seulement la massification de l’enseignement supérieur en Polynésie, mais également l’accès des classes populaires aux études (tableau 6). Ainsi, une majorité de celles et ceux qui étudient en Polynésie ont un ou des parents ouvrier·ères (9 % des mères et 30 % des pères) ou employé·es (37 % des mères et 21,5 % des pères), alors que les enfants de cadres sont minoritaires (5 % des mères et 14 % des pères).
Ces inégalités sociales s’avèrent d’autant plus marquées lorsque l’on observe les parcours de celles et ceux qui étudient hors de Polynésie. Une ACM réalisée à partir des données de l’OVE confirme que cette sélectivité sociale vient nettement distinguer les parcours des étudiant·es mobiles et immobiles (graphique 2). Le premier axe de l’ACM oppose les étudiant·es les plus doté·es en ressources multiples et celles et ceux qui en sont relativement dépourvu·es. Du côté de celles et ceux qui restent étudier en Polynésie, on retrouve bien des étudiant·es des classes populaires, avec des fratries plus nombreuses (5 enfants et plus), dont les parents ont obtenu au maximum le baccalauréat ou ont arrêté leur scolarité au collège ou au lycée, et qui sont majoritairement né·es en Polynésie ou dans un autre territoire ultramarin. De l’autre côté de l’axe, celui où les étudiant·es quittent la Polynésie pour leurs études, on retrouve au contraire des enfants des classes supérieures, dont les parents ont fait des études universitaires, sont plus souvent né·es en métropole ou à l’étranger et ont des revenus mensuels qui dépassent 4 000 euros. Le deuxième axe de l’ACM renvoie quant à lui à la question de l’accès aux ressources publiques. Celles et ceux qui n’ont pas ou qui ont moins accès à ces aides publiques sont surreprésenté·es en Polynésie, alors que celles et ceux qui ont quitté la Polynésie y ont davantage accès.
Les entretiens menés en France métropolitaine confirment que pour celles et ceux qui ont connu des scolarités publiques, parfois dans des filières technologiques, avec des résultats scolaires moins bons et quelques passages préalables par une formation en Polynésie, le départ a été rendu possible par l’accès à des aides publiques, soumises à des conditions de ressources et parfois cumulées. Dans cette perspective, le Canada peut apparaître comme une destination plus élitaire encore. Aucun des étudiant·es enquêté·es à Montréal n’est issu·e des classes populaires; il s’agit plutôt de jeunes dont les parents sont « assez aisés », selon l’expression utilisée par Hauarii S., un jeune Tahitien de 25 ans, qui travaille désormais à Montréal, après y avoir étudié l’économie et la finance. Cette surreprésentation des classes moyennes et supérieures peut d’abord s’expliquer par les coûts plus élevés à la fois de la vie et des études universitaires à Montréal (4 000 à 20 000 euros de frais d’inscription annuels). Une autre exigence financière devient par ailleurs centrale pour celles et ceux qui choisissent le Canada, et bien souvent le Québec : le recours très fréquent à un intermédiaire, Montréal Studies. Cette entreprise accompagne les étudiant·es dans leurs démarches administratives et dans leur recherche de logement, moyennant 2 000 à 3 000 euros de frais. Par ailleurs, aucun·e de ces étudiant·es n’a eu accès à une aide publique, soit parce que leurs parents ne l’ont pas demandée, soit parce qu’ils se sont vu refuser l’octroi d’une bourse d’études ou l’accès à un dispositif d’aide à la mobilité en raison de leurs revenus. Enfin, par rapport aux étudiant·es rencontré·es en métropole, les enquêté·es à Montréal disposent de ressources scolaires et internationales plus nombreuses. Sur les 21 enquêté·es, 14 avaient de forts ancrages dans le domaine de l’enseignement (Letrait et Salane, 2015). En racontant leur enfance, ces enquêté·es ont évoqué l’influence d’un ou de deux parent·s enseignant·es, de tantes institutrices ou encore de cousines surveillantes à l’école. De plus, 18 étaient très familiarisés avec la mobilité internationale, soit par les récits de proches qui avaient eux-mêmes migré, soit par l’expérience directe de séjours scolaires, linguistiques ou sportifs à l’étranger (Australie, États-Unis ou Nouvelle-Zélande notamment).
La sélection scolaire peut enfin venir renforcer le poids de ces dépenses, et placer les étudiant·es polynésien·nes dans des situations qui ressemblent à bien des égards à celles vécues par les étudiant·es étranger·ères en France (Bréant, 2018). Tiffany W., une étudiante de 22 ans, est aujourd’hui inscrite dans un baccalauréat de biologie à l’Université de Montréal, alors qu’elle projetait de se rendre à Clermont-Ferrand après son baccalauréat en 2017. Elle avait préparé son départ tandis que sa jumelle préparait le sien à Toulouse. Leurs parents commerçants avaient payé leurs billets d’avion, organisé leur installation en métropole et loué deux appartements, mais Tiffany a été contrainte de réorganiser son projet à la dernière minute, à la suite du refus de ses premiers voeux APB :
Genre, c’était vraiment tout fait, j’avais vraiment tout réservé, j’étais là, ouais, OK, je pars! (rires) Et là, bah, quand j’ai appris genre fin juillet que j’étais pas acceptée, que j’avais que STAPS [sciences et techniques des activités physiques et sportives], bah, j’étais là : on annule tout. Enfin, moi, je pars plus! Et on a tout annulé.
Tiffany s’est provisoirement inscrite à l’UPF, pour pouvoir commencer à organiser son départ au Canada l’année suivante. Parmi les étudiant·es polynésien·nes, le cumul de ressources multiples favorise donc non seulement l’émergence de plus grandes aspirations aux études supérieures et à la mobilité hors de Polynésie, mais rend également plus facile leur réalisation, même lorsque la sélection scolaire vient perturber les projets d’études initialement prévus.
Conclusion
Les investissements publics nationaux et locaux effectués ces dernières décennies ont largement recomposé le paysage des études supérieures en Polynésie française : création d’établissements, diversification des filières d’études, accueil d’une population grandissante de bachelier·ères, aides à la mobilité, etc. Cela étant, les jeunes de ce territoire ultramarin n’ont pas tous et toutes la possibilité de devenir étudiant·e. Ces inégalités d’accès à l’enseignement supérieur en Polynésie française ne peuvent s’expliquer uniquement par des spécificités locales contextuelles ou par la responsabilité de familles qui résistent à l’impératif scolaire. Sélectif à plus titre, ce processus se forge bien en amont des études supérieures, au fil des scolarités. Bien entendu, la mise en place de diverses aides publiques aux étudiant·es a limité la trop forte segmentation sociale des études supérieures (Verley et Zilloniz, 2010), mais nombre de politiques éducatives ont plutôt accompagné ou renforcé les inégalités entre les trajectoires étudiantes. La centralisation continue des infrastructures de l’enseignement secondaire et supérieur a progressivement marginalisé les enfants des archipels périphériques. Après le baccalauréat, la sélection toujours accrue des bon·nes élèves renforce les difficultés d’accès des jeunes les moins conformes aux attentes de l’institution scolaire. Le développement local des filières les plus féminisées écarte les jeunes filles, qui obtiennent pourtant de meilleurs résultats scolaires, des mobilités pour les études. Enfin, la spécialisation des institutions divise les publics étudiants, avec une nette surreprésentation des étudiant·es issu·es des classes populaires dans les filières locales les plus dévalorisées, des classes moyennes dans les cursus sélectifs locaux et des classes supérieures dans les filières à la fois les plus coûteuses et les plus prestigieuses hors du territoire polynésien. En somme, « les inégalités contextuelles ne se substituent pas aux déterminants “classiques” des inégalités de scolarisation : elles se cumulent » (Ben Ayed et Broccolichi, 2011 : 63).
Si les possibilités d’accès à l’enseignement supérieur se sont indéniablement élargies, l’étude des parcours des étudiant·es polynésien·nes démontre que cette massification s’est effectuée sans que l’ordre social et éducatif ne soit réellement bouleversé. Dans le système éducatif primaire et secondaire, on observe une « démocratisation uniforme » des trajectoires scolaires (Merle, 2000), dans la mesure où l’école en Polynésie a tendance à reproduire des inégalités – de genre, de classe et de race – enchevêtrées au fil des scolarités (Salaün, 2020). Au moment de s’engager dans la poursuite d’études supérieures, c’est une « démocratisation ségrégative » qui semble se jouer, laquelle vient renforcer encore un peu plus les inégalités territoriales existantes et créer de nouvelles différences entre les parcours étudiants. Une hiérarchisation sociale s’établit ainsi progressivement entre les jeunes qui restent étudier en Polynésie et celles et ceux qui sont mobiles (inter)nationalement à ce moment de leur parcours.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Ces dépenses atteignent désormais plus de 500 millions d’euros par an.
-
[2]
Par la Loi no 77-772 du 12 juillet 1977 relative à l’organisation de la Polynésie française, la Loi no 84-820 du 6 septembre 1984 portant statut du territoire de la Polynésie française et la Loi organique no 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française.
-
[3]
À l’école primaire, les enseignant·es étaient 1 100 en 1975 contre 3 745 en 2021 (Direction générale de l’éducation et des enseignements [DGEE], 2021 : 5). Entre 2003 et 2012, la part des enseignant·es recruté·es sans baccalauréat a reculé de 20 points (15 %), et celle des titulaires d’un diplôme bac +3 ou +5 a progressé de 10 points (15 %) (Direction de l’enseignement primaire [DEP] et Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance [DEPP], 2013 : 25).
-
[4]
Hors de l’UPF, ces formations étaient proposées à l’Institut de formation des professions de santé (1966), à l’École normale (1979) ou à l’École de sages-femmes (1986).
-
[5]
« Enquête de rentrée » 2000-2021. <https://www.education.pf/documents-telechargeables/>. Page consultée le 20 septembre 2022.
-
[6]
Données de 1996 à 2017. <https://data.ispf.pf/bases/Recensements.aspx>. Page consultée le 20 septembre 2022.
-
[7]
Réalisée entre 2020 et 2022 au sein de l’Institut national d’études démographiques (Ined), dans le cadre du projet « Archipels, Territoires et mObilités famiLiaLes » (ATOLLs) de l’Agence nationale de la recherche (ANR), et coordonnée par Éva Lelièvre.
-
[8]
Conduite auprès de l’ensemble des collégien·nes de Polynésie.
-
[9]
En 2020, 60 014 personnes ont accepté de remplir ce questionnaire en ligne, parmi lesquelles on compte 279 jeunes Polynésien·nes (ou, plus précisément, 279 jeunes ayant obtenu leur baccalauréat en Polynésie), dont 209 étudient en Polynésie et 70 en métropole. Cette population étudiante étant mal connue, j’ai fait le choix de m’appuyer sur les résultats bruts recueillis, sans pondération.
-
[10]
1767 étudiant•es volontaires ont répondu au questionnaire en ligne.
-
[11]
L’intitulé de cette partie emprunte au titre d’un reportage (« Étudiants : très [trop!] chères études ») réalisé par B. Olivier, M. Dury et M. Bonno, diffusé en 2020 sur la chaîne d’informations Polynésie la 1ère.
-
[12]
D’après les données de la DGEE (2021-2022), on compte 228 établissements du premier degré (dont 117 dans les îles du Vent) et 69 établissements du second degré (dont 36 dans les îles du Vent).
-
[13]
À la rentrée 2021-2022, on compte seulement 20 établissements du secondaire dans l’ensemble des trois archipels éloignés, dont un collège-lycée agricole aux Marquises et un microlycée professionnel dans les Tuamotu.
-
[14]
Les premières exploitations de l’enquête LCEM ont été menées aux côtés de Mickaël Durand et Fanny Jedlicki.
-
[15]
Alors que les évaluations de l’UPF soulignent « la persistance d’un taux d’échec élevé », d’après le rapport d’évaluation établi par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) en 2016 (6).
-
[16]
D’après la « Lettre de rentrée » de la ministre polynésienne de l’Éducation diffusée le 30 juillet 2021. <https://www.education.pf/wp-content/uploads/2021/08/Lettre-de-rentree-2021.pdf>. Page consultée le 20 septembre 2022.
-
[17]
Loi no 94-99 du 5 février 1994 d’orientation pour le développement économique, social et culturel de la Polynésie française.
-
[18]
Cet écart peut être en partie relativisé, car les données de la DGEE ne comptabilisent pas les places occupées dans les foyers catholiques (DGEE, 2021 : 9).
-
[19]
Obligatoire de 5 à 16 ans depuis la publication de l’arrêté no 796 du Conseil des ministres du 24 juillet 1996 portant règlement type des écoles maternelles et élémentaires publiques.
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