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Introduction : l’angle mort des frissons politiques

Dans les sciences sociales, l’étude des émotions politiques connaît un essor considérable avec notamment un nouveau front de recherche centré sur l’expression des sentiments comme la colère, la peur ou l’indignation dans les mouvements sociaux (Traïni, 2015 et 2019). Mais peu de travaux analysent les émotions susceptibles d’avoir une influence positive sur l’engagement en politique et sur la prise de responsabilités collectives. Dans mes travaux consacrés aux épreuves émotionnelles rencontrées par des « gouvernants » (Faure, 2016, 2018 et 2019b), et aux défis conceptuels et empiriques d’un éventuel emotional turn en science politique et en sociologie politique (Faure et Négrier, 2017 ; Faure, 2019a), j’ai mené des enquêtes par entretien sur le goût du pouvoir des élus placés à des postes à responsabilités dans des grandes collectivités locales en France, en Italie et au Japon. Les témoignages m’ont permis de recueillir des récits sur des « frissons politiques » singuliers. Ces empreintes affectives de l’engagement politique sont peu documentées dans la littérature scientifique. J’utilise à dessein le terme de « frisson » pour souligner les obstacles rencontrés pour qualifier et étayer ces données sur les dynamiques de pouvoir, et pour les inscrire dans un cadre conceptuel stabilisé. Le présent article soulève deux énigmes dans cette perspective.

La première relève d’un angle mort. J’ai interrogé en tête à tête plus de deux cents élus locaux dans différents pays et sur plusieurs facettes sensibles de leur histoire personnelle. Au fil des entretiens sont revenues de façon récurrente des empreintes affectives fortes venant de deux périodes de vie des élus : l’enfance et les premiers combats électoraux. Certaines de ces épreuves émotionnelles étaient racontées comme des sanglots enfouis (des sentiments puissants, douloureux, mais indicibles) et d’autres comme des émois fondateurs (des marqueurs affectifs de la future vocation politique). Je fais l’hypothèse que ces données sensibles permettent de mieux comprendre l’engagement en politique, mais aussi de mieux appréhender leur conception de l’exercice du pouvoir.

La seconde énigme touche précisément les conditions de collecte et d’objectivation des émotions en science politique. La discipline considère de façon relativement consensuelle que les affects des gouvernants procèdent de stratégies d’instrumentalisation ou de manipulation. C’est l’idée partagée que la conquête du pouvoir relève des registres de la violence et de la domination, et que son étude s’inscrit logiquement dans un processus d’apprivoisement et de domestication des passions (Elias, 1939). Pour autant, cette lecture classique des affects des gouvernants s’accompagne d’articles et d’ouvrages, y compris en science politique, qui réévaluent à la hausse la place des émotions dans l’action politique.

Revue de littérature

Sur sa dimension politique, l’entrée par les émotions a certes été investie en France par des travaux originaux (Philippe Braud, Claudine Haroche, Pierre Ansart, Paul Hassner, Marc Abélès, Sophie Wahnich, etc.), mais sans que se structure un courant de pensée ou une tradition d’analyse. Une dynamique se dessine depuis le début des années 2010 sur les chemins de traverse arpentés par Philippe Braud (Sommier et Crettiez, 2012). Le renouveau est apparu clairement lors d’un atelier d’un congrès de l’Association française de science politique en 2015 que nous avons codirigé avec Emmanuel Négrier sur les émotions en politique. Celui-ci a rassemblé plus de cinquante chercheurs. Le titre retenu par la suite pour l’ouvrage collectif qui a repris l’essentiel des débats, La politique à l’épreuve des émotions (Faure et Négrier, 2017), reflète le défi en présence que posent tant la méthode (l’objet se dérobe au moment de la collecte et de la classification des données, il semble protéiforme et insaisissable) que la théorisation (les champs de connaissance spécialisés et segmentés ne génèrent aucune cristallisation ou fécondation conceptuelles).

Cinq ans plus tard, les choses ont encore avancé si l’on en juge par les nombreux travaux qui reconsidèrent à la hausse et de façon plus générique la place des émotions dans la décision publique et dans les mobilisations sociales. Une discussion critique de ce renouveau, amorcée dans l’introduction et la conclusion, permet de souligner un processus d’hybridation des savoirs, mais sans que le dialogue construise pour l’instant de passerelles entre les différents champs de connaissance.

L’ouvrage collectif coordonné par Loïc Blondiaux et Christophe Traïni illustre une première tendance (Blondiaux et Traïni, 2018) : un champ de savoir (en l’occurrence, ici, spécialisé dans les dispositifs de démocratie participative) entreprend de revisiter un terrain au regard des affects en présence. Christophe Traïni, qui reprend et amplifie la tradition sociologique mise en place par Philippe Braud (Braud, 1971), avait amorcé cette relecture thématisée en proposant le cadre conceptuel très robuste des dispositifs de sensibilisation pour questionner successivement les mobilisations et l’expertise (Traïni, 2015 et 2019). On observe aussi quelques travaux qui ciblent un objet d’étude où les émotions sont, à l’évidence, omniprésentes. On pense par exemple aux travaux d’Amélie Blom sur les mobilisations en Inde, de Gérôme Truc sur les attentats terroristes, de Sarah Gensburger sur la mémoire de la Shoah, de Christophe Traïni sur les passions des experts écologistes, etc. Les émotions des gouvernants n’y sont pas directement mises à l’étude, mais toutes les recherches suggèrent que les gouvernants sont affectés par cette démocratie des émotions et que leur conduite du pouvoir est transformée par elle.

Une autre tendance contemporaine concerne les auteurs qui placent les émotions politiques au coeur de leurs analyses dans des champs disciplinaires en dialogue avec la science politique. En philosophie, Frédéric Lordon creuse un sillon spinoziste cohérent sur la centralité des affects politiques (Lordon, 2016) ; l’Italien Emanuele Coccia élargit avec audace le spectre du politique à la vie sensible des plantes et des animaux (Coccia, 2018) ; Crystal Cordell discute la construction genrée des affects (Cordell, 2019). En sociologie, Eva Illouz décrypte sans concession les faux semblants émotionnels de l’industrie du bonheur (Cabanas et Illouz, 2018) ; François Dubet décrit comment l’expérience individuelle des inégalités produit une société de la colère (Dubet, 2019) ; Bernard Lahire explore le mystère des traumatismes intimes révélés par les rêves (Lahire, 2018). En histoire, Damien Boquet et Pyroska Nagy plaident pour une autre histoire des émotions (Boquet et Nagy, 2016) ; Alain Corbin examine avec appétit la fraîcheur de l’herbe et l’historicité des sens (Corbin, 2018) ; Jean-Jacques Courtine prolonge jusqu’aux renoncements contemporains sa grande histoire sensible de la virilité et de la domination masculine (Courtine, 2017).

Dans cette liste non exhaustive, les auteurs se rejoignent sur le constat que les faits sociaux sont en partie court-circuités, réinterprétés et parfois atomisés par des passions, des désirs, des traumatismes, des colères, des sidérations et même les rêves. Mais la convergence s’arrête là. On est même surpris d’observer, à la lecture des bibliographies, qu’il n’existe quasiment aucune passerelle entre les travaux. Les approches proposent des innovations, des hybridations et des introspections, mais elles ne débouchent sur aucun front commun (à la différence de la littérature sur le paradigme émergent de l’emotional turn, pour l’essentiel anglophone, qui ouvre des boîtes de dialogue entre histoire, sociohistoire, psychologie, sociologie, neuroscience, économie, philosophie, géographie, design, etc.). En science politique, seule la Canadienne Rebecca Kingston fait exception (Kingston, 2017) en reconsidérant dans un même élan les grandes familles d’approches expérimentales qui permettent l’étude des émotions politiques.

Les dispositifs d’enthousiasme

Le fait que mes données et mes hypothèses touchent plusieurs champs spécialisés de connaissance entraîne un périlleux exercice d’hybridation. Pour détourner une formule célèbre de Winston Churchill, j’emprunte la piste parfois suivie par des anthropologues (j’y reviendrai plus loin) qui suggère que le goût du pouvoir naît, certes, dans le sang, mais aussi dans les larmes et qu’il faut porter plus d’attention à ces fragilités premières. Mes données suggèrent que les émotions intériorisées liées à l’attrait pour la politique viennent de loin, dans chaque trajectoire personnelle, et qu’elles peuvent imprégner puissamment à la fois le métier politique et les façons de penser le jeu démocratique.

Enfin, pour ne pas perdre en route les lecteurs qui seraient déstabilisés par ce cheminement inédit, quelques précisions sur les éléments de méthode sont nécessaires.

Les entretiens sur les émotions placent l’enquêteur dans une relation d’empathie et d’intimité avec l’interlocuteur, ce qui a des conséquences sur la nature des données recueillies et les modalités de leur interprétation. Dans la plupart des rencontres, l’échange possède une forte densité émotionnelle et il n’est pas rare que les élus fassent remarquer qu’ils n’ont jamais ni formulé ni même envisagé leur engagement politique dans ces termes (éprouvant même parfois des difficultés à retenir leurs larmes à l’évocation de certains souvenirs). Les connaissances universitaires en sciences sociales sur les récits biographiques discutent cette double question des conditions d’objectivation des données collectées en entretien pour « parler de soi » (Collectif B., 2020), et de la structure normative et morale des faits sociaux relatés par les sociologues (Pharo, 2006).

Dans notre protocole de recherche, nous proposons un pas de côté qui ne s’inscrit totalement ni dans la neutralité axiologique weberienne ni dans une sociologie qui serait morale. Ces tâtonnements entrent en résonnance avec la démarche des ethnologues qui prennent au sérieux le travail émotionnel des observateurs et des observés durant l’enquête, et qui prennent acte du pouvoir des enquêteurs (Hoffmann, 2005). Ce qui se passe sur le terrain puis dans le bureau (McQueeney et Lavelle, 2015) nécessite un appareillage analytique argumenté dès lors que les émotions et le pouvoir paraissent imbriqués dans les deux moments de la collecte de données et de l’écriture du récit de recherche. Notre démarche est donc à la fois réflexive et exploratoire. Elle s’inspire des travaux d’égo-histoire (Veynes, 1971 ; Nora, 1987) et rejoint les démarches transversales sur l’investigation historienne (Deluermoz et al., 2013). Elle s’attaque à des impensés dans le champ de la science politique sur le lien entre les émotions premières et la production de l’ordre, mais aussi sur la perception sensible qu’ont les politistes des enjeux de domination et, notamment, du rôle de l’État. L’anthropologue Pierre Clastres défendait déjà cette grille de lecture pour l’étude du leadership dans les tribus en Amazonie (Clastres, 1974). Nous y reviendrons plus loin.

Dans la littérature scientifique en sciences sociales, l’analyse fait écho au changement de régime scientifique que la philosophe Vinciane Despret appelle de ses voeux dans son archéologie des savoirs en ornithologie (Despret, 2019). En retraçant les travaux réalisés depuis deux siècles sur la vie sociale des oiseaux et sur leur attention sensible au monde (leur attachement au territoire et leurs « dispositifs d’enthousiasme »), l’auteure s’interroge systématiquement sur les découvertes successives des ornithologues à l’aune de la façon toujours personnalisée, sensible et contextualisée que les savants adoptent pour produire ces connaissances. Notre grille de lecture procède de façon similaire. Les politistes étudient le rapport des élus à la politique au trébuchet de la violence et des intérêts, de la sueur et du sang, mais on ne sait rien des conditions dans lesquelles ils formulent ces diagnostics. Les résultats entrevus sur les émotions premières offrent l’occasion d’argumenter un contrepoint concernant la façon dont ces récits sur les enjeux de leadership reflètent et révèlent aussi les dispositifs d’enthousiasme des chercheurs. Dans mon esprit, le concept d’égo-politique fonctionne donc sur deux niveaux : il donne l’occasion de mieux renseigner les larmes du pouvoir tout en permettant d’interroger la mise en récit (plus ou moins sensible) qu’en font les analystes du pouvoir. Le propos sera argumenté en deux temps : une présentation des données dans la première partie et leur mise en perspective, dans la seconde partie, en incluant une discussion des outils d’analyse mobilisés.

1. Sanglots enfouis et émois fondateurs

Mes travaux de recherche se situent au croisement de questionnements sur le pouvoir, les politiques publiques, les élites et la décentralisation. La partie empirique que je vais mobiliser ci-dessous est principalement nourrie des enquêtes menées sur l’histoire de vie de responsables élus dans de grandes collectivités locales, à partir de plusieurs missions de terrain réalisées en France, au Canada, en Italie et, plus récemment, au Japon. L’échantillon à partir duquel j’ai publié les premiers résultats en 2018 reposait sur 250 entretiens et j’en ai réalisé 50 complémentaires entre 2018 et 2020. J’ai tenté de veiller à respecter les équilibres de la sociologie des élites politiques sur les mandats exécutifs locaux. Mon panel est composé en majorité d’élus locaux français (75 %) de plus de 55 ans (65 %) diplômés du supérieur (55 %) et dont l’orientation politique est répartie en trois tiers (conservateurs, progressistes et sans étiquette). Cette dernière répartition montre que les élus d’extrême droite et d’extrême gauche sont absents de l’échantillon, en raison de leur quasi-absence à la tête des exécutifs locaux. Il faut aussi noter une répartition genrée avec une dominante très masculine (85 %). Je commenterai dans la seconde partie les problèmes posés par ce déséquilibre.

Éléments de méthode

Sur le plan de la méthode, les entretiens sont semi-directifs et ils ont tous fait l’objet d’une retranscription in extenso. À titre d’illustration, nous reproduirons au fil du texte quelques verbatim. Le guide d’entretien stipulait la promesse d’une stricte anonymisation des propos en cas de publication scientifique. J’ai complété ces entretiens par l’étude d’une cinquantaine d’autobiographies d’élus (dont 30 à partir de mémoires réalisés par des étudiants). Des entretiens ont été spécifiquement menés en Italie en 2009 (50) et au Japon en 2016 (30) avec le même guide d’entretien. Les choix de la région Campanie en Italie et des mégapoles de Tokyo et Osaka au Japon ont été guidés par le souci de tester les résultats observés en France dans des contextes culturels et institutionnels différents. J’ai aussi réalisé quelques entretiens avec des élus locaux canadiens, marocains et espagnols.

Le protocole de recherche appliqué à chaque entretien adopte les modalités suivantes : l’échange se fait dans la langue maternelle de l’interlocuteur (ce qui impliquait la mobilisation d’un interprète à l’étranger) ; la rencontre est unique et sans témoin ; elle dure entre 60 et 120 minutes ; les données recueillies sont ensuite retranscrites et anonymisées. Sur le plan relationnel, c’est un format assez intimiste qui est adopté dans la mesure où j’invite explicitement les élus à confier des éléments privés de leur vie, des sentiments sur le pouvoir qu’ils ont éprouvés dans leur enfance, dans leur adolescence et lors de leurs premiers engagements électoraux. J’adopte volontairement une posture de proximité, de confiance et même d’empathie en orientant de façon explicite les échanges vers des ressorts psychologiques, de sorte que l’on pourrait comparer cette technique d’entretien à un sport de combat, pour paraphraser Pierre Bourdieu. En introduction de la rencontre, je tente de montrer à mon interlocuteur que le chercheur a une attente forte envers des informations a priori inaccessibles. J’évoque rapidement des éléments qui suggèrent que je connais parfaitement son parcours, et que cette connaissance dépasse même les informations diffusées dans le cadre de communications officielles. Enfin, je n’hésite pas à intervenir durant l’échange, à couper la parole, à insister sur certains éléments qui me paraissent importants et à formuler des jugements personnels visant à orienter l’échange sur le mode du débat et de la confidence.

C’est à la suite de mon année de recherche en immersion en Italie, à Naples précisément, que j’ai systématisé ce protocole en constatant au fil des entretiens que tous mes interlocuteurs semblaient perturbés lorsqu’ils abordaient la question de leurs premières émotions politiques. Dans l’entretien, il n’y a pas de définition préalable de cette notion, mais j’ai observé que chaque interlocuteur percevait assez rapidement la dimension à la fois introspective et transgressive de ma requête, et l’importance de fournir le récit le plus authentique possible. Cinq ans après l’Italie, j’ai reproduit l’expérience au Japon en constituant avec le concours d’un universitaire japonais un échantillon représentatif des élus de grandes villes. Le défi, par rapport à Naples, consistait à briser la glace dès les premiers échanges dans la mesure où mes interlocuteurs semblaient de prime abord assez réticents à faire des révélations sur leurs affects. Dans ces deux contextes culturels très différents, la densité émotionnelle des témoignages a montré que ce mode de dialogue permet de pointer des indices convergents de présocialisation politique qui sont donc indépendants de chaque contexte politico-institutionnel et historique.

Pour aller à l’essentiel concernant les données recueillies, je propose de centrer mon propos sur deux types d’émotions collectées qui reviennent très souvent dans les témoignages : elles seront nommées « émotions premières ». Enfin, je tiens à préciser que l’échantillon se limite à des élus qui sont entrés dans le monde politique par des élections locales (même si 40 % ont eu des responsabilités nationales par la suite). Bien que le cas français complique la distinction entre mandat local et national en raison de la pratique très fréquente de leur cumul, j’ai maintenu cette focale pour permettre des comparaisons internationales. Dans des entretiens-tests menés au Canada, en Italie et au Japon auprès d’élus n’ayant exercé que des mandats nationaux, il m’est apparu que le récit des émotions premières renvoyait à des registres discursifs hétérogènes qui impliquaient un décryptage indexé à chaque contexte politico-institutionnel. Le chantier m’a alors semblé hors de portée.

Les données présentées portent sur l’évocation de souvenirs perçus, d’une part, dans l’enfance (a) et, d’autre part, au moment de la première expérience de compétition électorale (b).

a. Les tourments et les injustices perçus dans l’enfance

La première récurrence repérée dans les témoignages concerne l’évocation de souvenirs d’enfance où les émotions étaient liées à une perception aiguë de l’ordre et des inégalités. Il s’agit de sanglots enfouis : l’entretien donne l’occasion aux élus rencontrés de relier pour la première fois explicitement des souvenirs douloureux à leur représentation de l’autorité et du pouvoir. Ce n’est pas vraiment de la colère raisonnée face à la subordination ou à la discrimination, mais plutôt une prise de conscience souterraine et intériorisée. Dans leur regard d’enfants, le monde des adultes les a exposés à des violences et à des inégalités dont ils se sont sentis responsables, imputables, parfois presque coupables. De façon schématique, j’ai pu déterminer trois types d’émotions intériorisées qui expriment, de façon récurrente, cette fragilité initiale dans la façon dont les élus reliaient le pouvoir aux injustices du monde.

Le rapport à l’autorité

Les souvenirs les plus spontanés évoquent l’image complexe, souvent tourmentée, du rôle des parents, et tout particulièrement l’image du père, dans la transmission des valeurs et des repères politiques. À Naples par exemple, à la simple question des premières émotions liées à la politique dans l’enfance, 90 % des élus ont évoqué fébrilement la personnalité de leur père, que leur réaction soit liée à de l’admiration, du rejet ou de la mise à distance. Les récits ne décrivent pas seulement l’attachement paternel, ils évoquent aussi l’ordre des choses imposé par les adultes. Dans d’autres villes par la suite, j’ai volontairement orienté l’échange sur cette thématique et, dans la plupart des cas, des récits assez comparables ont été recueillis. Les propos prennent souvent une tournure tourmentée qui semble signifier que le souvenir des relations au père est un marqueur structurant pour les futurs engagements.

Depuis toujours, j’ai une énorme admiration pour mon père. C’était quelqu’un de très strict par rapport aux dérapages verbaux. Et avec une éthique politique exemplaire.

Mon père ne disait jamais rien, sauf pour la politique, où on sentait une passion incroyable.

La politique amenait des tensions terribles à la maison, et mon père prenait toujours un ton particulièrement solennel.

Très tôt, mon père m’a dit : « Toi, tu t’occuperas des hommes. Ça sera l’oeuvre de ta vie. » Ça ne se discutait pas, même si je n’étais pas sûr de bien comprendre.

Pour moi, mon père est un héros. Je crois que j’ai fait ma thérapie pendant vingt ans pour comprendre et accepter cette place particulière.

L’empreinte de l’autorité paternelle inscrite dans l’imaginaire enfantin favorise un mouvement inattendu de transfert, au sens psychanalytique du terme. Les élus confient des sentiments cachés ou enfouis à l’enquêteur, qui devient analyste. Le père est cité comme un marqueur symbolique du rapport initial à la politique, comme la première image d’incarnation de l’autorité ; c’est une référence vive. Il réveille des souvenirs précis sur des affrontements, des blessures et des enjeux d’identité. Ces réminiscences familiales avivent des sentiments complexes sur l’ordre et la justice. De la même façon, de nombreux témoignages évoquent des tensions entre les deux parents ou à l’occasion de réunions de famille. Dans le regard de l’enfant, les débats politiques sont des affaires d’adultes qui échappent à sa compréhension en raison de leur intensité et de leur opacité. L’image de l’autorité se construit à travers le filtre émotionnel de ces attractions et ces incompréhensions apparues dans le premier cercle familial.

Il y a eu une tension fondatrice dans mon éducation qui illustrait celle que je percevais entre mes parents : d’un côté, bâtir des compromis et, de l’autre, affirmer des convictions.

Je ne savais pas que mon père était de droite et ma mère de gauche, mais je le sentais.

Une mère catalane et un père breton, ça donne des repères contrastés, forcément.

Les blessures affectives

Le deuxième type de sanglots concerne des souvenirs dont le récit évoque des blessures affectives et des chocs émotionnels. C’est le résultat le plus inattendu dans les témoignages : les deux tiers de mes interlocuteurs font état d’événements dans leur enfance ou leur adolescence qu’ils ont perçus comme dramatiques ou traumatisants. Les épisodes sont narrés dans des termes similaires, quels que soient l’âge et la nationalité des élus. Les situations se caractérisent par leur degré de violence ou d’injustice. Elles ont marqué l’enfant ou l’adolescent dans son rapport aux autres et à son environnement immédiat : une grave maladie, le décès ou l’accident d’un proche, une catastrophe, une rupture affective, le licenciement d’un des parents, un divorce, un déménagement brutal, un lourd secret de famille, un abandon, une trahison, un échec scolaire, etc.

J’ai perdu un grand frère à six ans, c’était très dur, j’avais une sorte de mission à remplir pour le représenter.

Ma mère faisait ses études de médecine quand elle a eu la tuberculose. Elle ne m’a jamais embrassé.

Ma grand-mère a été déportée, et mon grand-père fusillé, ça fait partie de mon histoire d’enfant.

L’empathie relationnelle

La troisième empreinte est plus douce, mais tout aussi marquante : les trois quarts des élus interrogés racontent que, depuis leur plus jeune âge, ils se sentent particulièrement « responsables des autres ». S’il s’agit parfois d’un rôle que leur famille leur a assigné, cette « charge » se manifeste le plus souvent à la demande de personnes situées dans leur entourage et qui sont en difficulté ou qui se perçoivent comme victimes. L’enfant endosse un rôle de protecteur ou de médiateur, car leur entourage leur fait confiance. Ces sollicitations adviennent dans des moments de tension ou d’injustice : des bagarres, des vexations, des discriminations. L’entourage des élus interrogés leur attribue une capacité à comprendre les plus faibles et à instaurer un dialogue avec le monde adulte.

Je crois que ma vie est devenue intéressante le jour où on m’a désigné porte-parole pour le foyer de jeunes.

Ma première manifestation à treize ans, j’ai joué à fond la cause des exclus, des oubliés. J’en ai encore la chair de poule.

J’ai toujours été altruiste. Il y avait, dans mon village, une tension forte entre les riches et les pauvres. Les premiers possédaient tout : la terre, les biens, les commerces.

Les témoignages ne permettent pas nécessairement de corréler ces données avec des traits de caractère sur l’esprit de leadership ou la compassion. C’est surtout l’idée d’une acuité sensorielle aux inégalités et aux injustices qui revient. Les qualités de médiation et d’altruisme s’affirment en milieu scolaire. La plupart des futurs élus ont par exemple été délégués de classe. Et leur propension à représenter le groupe ne relève pas uniquement d’une démarche volontaire. Au Japon, où ce sont les enseignants qui désignent d’office ceux qui vont représenter les élèves dans les conseils de classe, les élus avaient tous été désignés pour assumer cette tâche. La capacité relationnelle de l’élu vis-à-vis des plus fragiles et son apparente sensibilité émotionnelle aux injustices s’expriment dès l’enfance dans sa manière de parler au nom des autres et sont reconnues par le groupe.

Toutes ces données sur les tourments et les injustices perçus dans l’enfance constituent un faisceau de « compétences » prépolitiques liées à l’empreinte de l’autorité paternelle, à la résilience face aux drames et à l’empathie relationnelle.

b. Les ivresses de l’entrée en politique

La seconde énigme concerne la séquence de l’entrée en politique. Interrogés sur leur plaisir à faire de la politique, les élus évoquent systématiquement et avec force détails le moment décisif (depuis leur point de vue) de leur première campagne électorale. Les témoignages ont presque tous pour point commun de raconter cette période comme une expérience d’ivresse, chargée d’enthousiasme et de joie. Les candidats novices semblent découvrir, y compris de façon corporelle, le passage du « je » au « nous ». Ils se mettent en scène et en avant. Ils s’exposent avec beaucoup de plaisir au tourbillon électoral des rencontres et des joutes. Le souvenir de la première campagne, qu’elle soit conclue ou non par un succès, est gravé jusque dans les moindres détails comme une expérience exceptionnelle.

Si une importante littérature scientifique éclaire déjà les effets de ce moment d’exposition sur les parcours politiques, les données recueillies permettent de repérer trois registres émotionnels peu documentés.

L’euphorie

L’euphorie collective perçue lors de la première campagne électorale, c’est la découverte de la politique comme un sport d’équipe pimenté de séquences marquantes. Les élus font une description toujours sensible de leurs premiers contacts avec la campagne électorale et, notamment, de la façon dont ils sont sollicités pour s’y impliquer personnellement. Ils déclarent presque systématiquement avoir endossé le rôle de candidat « par hasard » et ils insistent volontiers sur l’atypisme de leur profil. Les travaux sur la socialisation politique montrent bien sûr que cette éligibilité improbable est un leurre, mais le fait de découvrir son rôle avec étonnement est une information en soi : même lorsqu’il a une filiation évidente (des parents élus, un milieu très politisé, un statut social de notable), le futur élu découvre une envie d’en découdre sur ses idées et de gagner une élection qu’il n’avait pas consciemment entrevue en des termes aussi exaltants.

La confiance

Le deuxième registre concerne la découverte de l’écoute et de la confiance que les autres manifestent pendant la campagne à l’égard des élus. Ces derniers racontent par exemple qu’ils ont été surpris, au début, par le pouvoir de leur présence et de leur parole dans le collectif. Quand ils interviennent dans l’équipe et qu’ils défendent des idées, on les écoute, on les sollicite, on attend visiblement d’eux qu’ils jouent un rôle de médiation et qu’ils fassent preuve de leadership, presque naturellement. C’est souvent dans cette séquence qu’ils forgent des amitiés politiques indéfectibles et qu’ils rencontrent des mentors qui joueront plus tard un rôle décisif dans leur carrière. Si des travaux académiques documentent bien la construction et les ressorts de cette compétence sociale et de cette autorité politique qui ne relèvent pas du tout du hasard, notre enquête révèle que le passage à l’acte suscite chez le candidat des émotions qui opèrent une transformation personnalisée : ce dernier découvre, grâce aux émotions ressenties, qu’il peut endosser le rôle symbolique de « l’élu », qu’il y prend du plaisir et qu’il est légitime pour le faire.

Un candidat, je l’ai compris tout de suite, doit d’abord rendre ses supporters heureux ! Je l’ai découvert sur le terrain.

J’ai fait une succession de rencontres décisives, avec le président de l’université, avec le maire de la commune où je vivais, avec le leader d’un mouvement national, avec le maire de la commune voisine…

Mes influences en politique, ce sont les barons rencontrés sur mon territoire : un curé laïc qui défend la veuve et l’orphelin, un gentleman éjecté du gouvernement, un entrepreneur de grands projets…

Mon rôle, c’est fluidificateur intergénérationnel ! La politique, c’est comme de la boxe ou de la lutte, il faut beaucoup de technique.

L’esprit des lieux

Le troisième déclic concerne l’implication de l’élu dans un microcosme qui est toujours décrit comme unique et captivant. Au fil de sa première campagne, le désir de représenter les autres devient une passion qui s’intensifie au contact d’une équipe, qui se renforce dans l’adversité face aux équipes concurrentes et qui se cristallise sur des lieux incarnés. L’engagement devient une expérience habitée : un local de campagne, des espaces de débat public, des réunions dans des appartements, le porte-à-porte, la présence sur le « terrain » dans les marchés et les manifestations culturelles et sportives, etc. Chaque territoire a ses codes et ses rites qu’il faut respecter et apprivoiser. À Tokyo, c’est dans les gares que cette première expérience est vécue, un mégaphone à la main. À Montréal, c’est dans les centres d’affaires et dans les lieux communautaires que sont testés les premiers discours. À Naples, la campagne débute toujours dans le quartier de résidence du candidat. Les élus expriment le bonheur qu’ils ont éprouvé à s’immerger avec les colistiers dans tous ces lieux de vie. Ils détaillent leur plaisir infini à s’approprier un territoire, à en découvrir les singularités culturelles et à raconter l’esprit des lieux.

Mon attachement à la ville, depuis l’âge de 10 ans, il est viscéral.

J’ai une vraie passion pour ma ville, et je ne me l’explique pas. Ça me met beaucoup de pression.

J’ai toujours eu une sensibilité pour ce territoire en souffrance, c’est peut-être lié à mes origines.

Ma ville est balafrée par l’industrie, elle est hyper attachante. Pour moi, c’est inimaginable d’être candidat ailleurs, c’est une histoire d’amour.

Je fais corps avec la ville, c’est une ville populaire.

Une vieille du village m’avait dit : « Toi, on n’arrivera pas à te garder. » Elle se trompait. J’ai refusé d’être maire d’une ville voisine.

Je me suis sentie comme investie d’une mission entre le citoyen et l’administration. Le citoyen lambda est toujours dans ses intérêts, mais il faut le comprendre, l’accompagner.

Les spécificités de la circonscription (et des électeurs) envahissent et submergent le cadre de représentation de la politique : le combat ne porte pas sur des grands idéaux, mais sur des promesses qui parlent concrètement à une très grande diversité d’électeurs. Jeunes, vieux, entrepreneurs, sportifs, exclus, indécis, passants, journalistes, chômeurs, voisins… Les lieux sont habités d’envies, de passions et d’attentes. Les récits relatent la charge émotionnelle territorialisée de la politique, avec l’expérience d’une exposition qui culmine le jour des élections, lors du lent dépouillement des bulletins de vote. Et dans la victoire comme dans la défaite, l’annonce du verdict atteint un niveau d’intensité qui reste à jamais gravé dans les mémoires. Tous les (futurs) élus sont particulièrement diserts sur ce moment ultime de cristallisation qui précède leur entrée en politique.

Les sanglots enfouis et les émois fondateurs impriment une toile de fond qui est ressentie émotionnellement comme imprescriptible. Les blessures liées aux injustices du monde et l’euphorie de l’entrée en politique constituent une exposition et un dépassement de soi qui touchent à l’intime, un faisceau d’empreintes mémorielles et corporelles antérieures à l’exercice du pouvoir, mais qui laissent des marques en profondeur.

2. L’égo-politique comme ressort analytique

La collecte et l’objectivation de ces émotions premières posent une infinité de difficultés en science politique. Les travaux sur le pouvoir local sont certes prolifiques en données et en concepts arrimés aux ressorts classiques de la domination, de l’action publique et de la sociologie des élites. Mais l’analyse des affects des gouvernants demeure en grande partie terra incognita sur le plan académique. Je propose de tenter de combler ce vide en m’inspirant des démarches analytiques qui, dans le renouveau actuel des travaux sur les émotions politiques, privilégient une approche ascendante, dite bottom up, sur le pouvoir non coercitif.

Les données présentées ci-dessus recensent des paroles inédites concernant plusieurs moments de l’itinéraire des élus : des blessures enfantines, un rapport tourmenté à l’autorité, des compétences interrelationnelles précoces, le plaisir de s’exposer en public, etc. Ces éléments sont énoncés à la première personne et sous le sceau de la confidentialité. Dans la littérature en science politique, on trouve des travaux fractionnés sur la socialisation enfantine, la symbolique politique, la formation des opinions, les trajectoires militantes, le métier d’élu, les empreintes mémorielles, la sociologie de la peur, etc. Mais le plus souvent, les grilles d’analyse et les protocoles d’enquêtes partent du primat de la raison, et conçoivent le pouvoir dans ses ressorts de gouvernementalité, de coercition et de violence symbolique. Les politistes tiennent en quelque sorte à distance les élites : ils situent systématiquement la construction sociale des sentiments dans une tradition critique du pouvoir par la domination. Sans sous-estimer la pertinence de ces régimes explicatifs, il nous semble utile de mobiliser des outils susceptibles de prendre la mesure des fragilités affectives des gouvernants et de s’interroger sur la dimension genrée du phénomène.

a. Les médiations sensibles par le bas

Parmi les travaux qui permettent d’engager la discussion sur le pouvoir de façon inductive et « par le bas », nous mobiliserons trois cadres analytiques portant respectivement sur des enjeux de médiation, d’éligibilité et d’individualisation.

Le premier, situé dans l’approche cognitive des politiques publiques, vise l’étude du rôle de médiation joué par certaines élites à certains moments dans l’énonciation des priorités d’action publique. Le politiste Pierre Muller par exemple étudie comment un décideur politique, positionné à l’intersection d’une multitude d’influences, produit des référentiels d’action et gagne des élections dès lors qu’il parvient à cristalliser et à énoncer des représentations contradictoires des intérêts en présence (Muller, 2015). L’auteur insiste sur le fait que l’acte de gouverner se réalise à partir d’une combinatoire de représentations et d’actions. Dans nos résultats sur les émotions premières, une partie des émois fondateurs fait écho à cette combinatoire de larmes, de cris, de sang et de sueur. Les compétences pour incarner le pouvoir et pour gouverner semblent étroitement liées à des représentations familiales de l’autorité et à des capacités particulières de perception des injustices du monde.

La deuxième source d’inspiration concerne les travaux fondateurs de l’anthropologue Pierre Clastres (Clastres, 1974). La science politique française a réfuté cette lecture audacieuse sur les origines de la domination politique au terme d’une discorde avec Pierre Birnbaum autour du célèbre texte d’Étienne de La Boétie sur la servitude volontaire (Birnbaum, 1977). Clastres y défend l’idée que les membres des tribus qu’il étudie refusent volontairement l’amour de la servitude. Il montre dans ses cahiers de recherche que le chef ne détient aucun pouvoir de commandement, mais qu’il a un « devoir de parole » et qu’il possède des compétences gestuelles et oratoires hors du commun pour représenter la tribu. Son pouvoir ne s’affirme que dans les replis sensibles du langage et du paraître. L’élu est celui qui énonce les valeurs du groupe, tel un conteur bavard et légèrement excentrique, en entretenant un rapport esthétique et sensuel à la communauté. Hormis dans les situations de conflit avec d’autres tribus, la coercition est ici totalement absente des échanges. L’ethnologue Marc Abélès prolonge et élargit ces réflexions avec la formule du pouvoirau-delà de l’État (Abélès, 2014). Dès son ouvrage de référence sur l’éligibilité dans le département de l’Yonne (Abélès, 1989), il consolide la voie d’une anthropologie du pouvoir qui privilégie les singularités et la microphysique des pouvoirs, une approche collaborative et réflexive qui revendique une observation de l’État par en bas et à partir du sensible.

La troisième influence fait référence à la démarche scientifique du politiste Christian Le Bart sur les processus contemporains d’individualisation de la politique (Le Bart, 2008). L’auteur conteste la division classique du travail scientifique qui place l’individu du côté de la psychologie et il réfute aussi la position de Norbert Elias sur l’individu perçu uniquement comme un objet sociologique. L’idée est également avancée par un autre sociologue de renom : la pluralité des identités est liée à des mutations subjectives sur la perception de soi (Lahire, 1998). Christian Le Bart énonce l’idée que la politique se transforme avec l’apparition du métier d’individu, c’est-à-dire avec la propension des citoyens à faire entendre leurs intérêts personnels, leurs émotions et leurs différences en toute occasion et indépendamment de leur position sociale. Le sociologue fait l’hypothèse que cette évolution touche par ricochet le métier politique et la façon de prendre en compte la demande électorale. Il observe par exemple dans une enquête sur des élus locaux en campagne que les candidats s’exposent de plus en plus intimement (plutôt que d’argumenter leur programme). Sur le plan théorique, il propose d’utiliser le terme d’égo-politique pour qualifier l’évolution simultanée des électeurs et des élus (Le Bart, 2013). Les élus surjouent, dans leur communication, les cartes de l’empathie et de la proximité, donnant à la médiation politique une tournure personnalisée inédite. « Tout se passe comme si les émotions se logeaient en priorité au sein des pratiques politiques les moins institutionnalisées. » (Le Bart, 2013 : 30) La dynamique observée est en décalage avec la technicisation des interventions et le primat des expertises professionnalisées. Dans son dernier ouvrage procédant à une histoire des larmes, des rires et des colères des responsables politiques, l’auteur discute le passage du gouvernement des émotions à celui par les émotions (Le Bart, 2019). Il défend une démarche descriptive, inductive et critique qui reconsidère les conditions d’exemplarité, d’authenticité et de régulation des émotions dans le jeu politique.

En réunissant les approches du pouvoir proposées respectivement par Pierre Muller, Marc Abélès et Christian Le Bart, on voit mieux comment les épreuves de la vie vécues dans l’enfance et l’adolescence peuvent influencer le rapport des élites aux idées, à l’État et aux électeurs. La piste a déjà été esquissée pour décrypter les phénomènes de longévité et de fidélité en politique (Faure, 2018). Les mécanismes de consentement, de confiance de territorialité gagnent en lisibilité lorsque l’on prend au sérieux leurs soubassements émotionnels prépolitiques.

b. Le genre des émotions

Mon approche qualitative a permis de repérer des récurrences dans les témoignages, récurrences qui sont indépendantes des spécificités sociopolitiques des locuteurs. C’est un constat inattendu : les récits sur la place des affects ne diffèrent pas selon les caractéristiques individuelles des élus, comme l’âge, la culture, la profession, la famille ou la sensibilité partisane. Le contexte sociopolitique territorial et culturel dans lequel les élus locaux évoluent ne permet pas non plus d’observer des variations notables, ce que le contrepoint engagé dans le chapitre 4 confirme clairement concernant le Japon (Faure, 2018).

Cependant, concernant le témoignage des femmes élues, qui représentent un cinquième de mon échantillon, les données manquent pour savoir si leur rapport sensible aux premières émotions politiques est énoncé dans des termes différents. Les réponses que je peux apporter à ce stade de mes recherches tiennent en deux constats.

Au sujet de la nature des émotions premières mentionnées dans les récits, les femmes expriment des sanglots enfouis très souvent en lien avec des enjeux de hiérarchie, de violence et de domination masculines. Pour reprendre des travaux sur la socialisation politique, c’est une confirmation que l’enfance de l’ordre se structure moins par les connaissances ou les compétences politiques des enfants que par la combinaison de variations sexuées et sociales (Lignier et Pagis, 2017).

Le second constat porte sur les émois fondateurs de la première campagne électorale. Là aussi, les récits font mention du modèle archaïque dominant de conquête du pouvoir, qui est masculin, et l’on perçoit souvent des dispositifs d’enthousiasme qui racontent une volonté de s’engager différemment en politique. L’entrée en politique est appréhendée sur un mode où les fragilités et l’empathie émotionnelle sont souvent présentées par les femmes comme des ressources et des atouts. Cette dimension, qui apparaît aussi dans certains témoignages masculins, s’inscrit dans le contexte général de la virilité en crise qui bouscule les représentations contemporaines de la force et de l’autorité en politique (Courtine, 2015). Le diagnostic fait écho aux travaux de Camille Froidevaux-Metterie sur la bataille de l’intime, lorsque la politiste analyse comment l’expérience vécue de la politique se loge dans des émancipations liées à la singularité corporelle féminine (Froidevaux-Metterie, 2018).

Ces deux constats permettent de souligner que, si l’appétence émotionnelle pour le métier politique se construit à l’évidence à travers le filtre puissant de la masculinité et des jeux de pouvoir, le registre des affects mis en récit dans les témoignages dévoile une symbolique du pouvoir où les stéréotypes masculins de la puissance, de la force et de la maîtrise de soi semblent moins prégnants, tandis que d’autres ressorts sensibles deviennent plus structurants. L’entrée genrée invite le chercheur à prendre au sérieux la bataille de l’intime que les récits sur les émotions premières mettent en lumière. La piste a été récemment empruntée avec des étudiants pour interroger des thématiques de recherche insuffisamment documentées comme les dépendances et la radicalité en politique (Blache, Kropotkine-Watson et Labiausse, 2020).

Conclusion. La piste des introspections littéraires

Je souhaite mentionner en guise de conclusion exploratoire deux innovations méthodologiques proposées dans d’autres champs disciplinaires que la science politique.

À l’occasion de son habilitation à diriger des recherches sur la trajectoire de ses grands-parents morts pendant leur déportation, l’historien Ivan Jablonka a proposé une démarche scientifique sensible qui sera ensuite théorisée dans L’histoire est une littérature contemporaine (Jablonka, 2012 et 2014). Sa thèse, qui se place dans le sillon des travaux d’égo-histoire cités plus haut, défend l’idée que l’alternative entre le scientifique et le littéraire est un piège, car « l’écriture est le déploiement de la recherche elle-même ». Il propose une poétique de l’histoire en soulignant l’idée que les avancées épistémologiques sont toujours liées à des innovations littéraires et donc que « la création littéraire est l’autre forme de la scientificité historienne ». Le propos s’appuie sur la double conviction que l’intelligence du passé a besoin d’intrigues et de mises en scène, et que l’exploration du gouffre humain implique des livres-plongeons où le scientifique interroge sa propre sidération (Jablonka, 2016). Chacun de ses trois derniers ouvrages-enquêtes (centrés respectivement sur un crime, un carnet de voyage et l’histoire de la masculinité) démontre de façon convaincante la puissance narrative et explicative de la démarche.

Une seconde source d’inspiration et d’optimisme concerne les innovations conceptuelles de chercheurs qui s’interrogent sur les façons sensibles dont les hommes et les animaux habitent le monde. Je pense notamment à trois auteurs qui adoptent une perspective épistémologique assez proche. J’ai mentionné dans l’introduction la discussion ouverte par la philosophe Vinciane Despret pour éclairer le régime scientifique sensible qui permet aux chercheurs d’étudier le comportement des oiseaux (Despret, 2019). On trouve dans la même veine épistémologique les travaux du philosophe Baptiste Morizot sur les facultés diplomatiques du loup pour cohabiter sur la « carte du vivant » (Morizot, 2018). L’auteur suggère que la crise écologique est une crise de la sensibilité qui nous oblige à « politiser l’émerveillement » en reconsidérant la manière dont les autres nous appréhendent et nous constituent. De même, l’anthropologue Nastassja Martin, qui a conduit son travail de thèse sur les pratiques et croyances animistes en Alaska, raconte comment l’épreuve violente d’un face à face avec un ours l’a menée à revisiter ses résultats de recherche (Martin, 2019). La chercheure, qui s’inscrit dans la démarche anthropologique de Philippe Descola et d’Anna Tsing, souligne la nécessité de créer des formes de production de la recherche où les récits scientifiques se nourrissent des frictions avec des ressentis émotionnels et spirituels.

Trois arguments reviennent, qui sont étayés de façon particulièrement convaincante. Le premier concerne le constat que les animaux vivent dans une perception sensible de leur environnement, qui produit une éthique de la relation à la fois complexe et réflexive. Ces travaux sur la relation des animaux au monde accordent une attention centrale à la construction de la confiance au sein des (et entre les) espèces et à l’importance des accords sensibles entre les membres de chaque écosystème, incluant les humains. Le territoire n’est pas un lieu à défendre par nécessité, mais un espace de cohabitation saturé de signaux, de rythmes, de mouvements, d’intensités multiples, de mémoires, de drames, de respirations, de courage et d’ajustements avec les autres. Le second argument partagé concerne la nécessité d’opérer un changement de régime scientifique. Les trois chercheurs défendent l’idée que les contributions universitaires ne prennent toute leur portée qu’accompagnées d’une réflexion sur la dynamique biographique de ceux qui tiennent la plume. L’enjeu est moins celui d’une injonction à se connaître soi-même que d’un dévoilement sur les opérations d’extraction des données scientifiques. Baptiste Morizot et Vinciane Despret procèdent ainsi à un état de la littérature sur leur sujet de prédilection qui relie toujours les découvertes aux dispositifs d’enthousiasme propre à chaque trajectoire intellectuelle. Le troisième argument est avancé de façon masquée (contrairement à Yvan Jablonka, les auteurs n’en théorisent pas l’usage) : les deux philosophes et l’anthropologue adoptent un style d’écriture et des formes de raisonnement qui mobilisent des compétences littéraires et poétiques comparables à celles des romanciers rédigeant une aventure à la première personne. Les analyses se construisent au rythme d’une esthétique personnalisée de l’écriture.

Yvan Jablonka, Baptiste Morizot, Vinciane Despret et Nastassja Martin ont pour point commun d’être des chercheurs-écrivains : ils conçoivent leur métier en établissant sans cesse, dans la collecte des données comme dans la façon de les conceptualiser, une mise en récit qui n’oppose pas la robustesse des arguments à la narration intimiste. Pour reprendre les termes d’Yvan Jablonka, cette appréhension sensible du monde considère « l’écriture comme le déploiement de la recherche elle-même » au principe que la science est un « roman vrai ». En science politique, on retrouve cette façon de procéder par introspection littéraire dans les ouvrages de synthèse dits « de fin de carrière ». Les chercheurs prennent alors beaucoup de libertés d’écriture en entremêlant les analyses de souvenirs personnels et de considérations politiques et culturelles sur leur façon d’observer le monde. On pense alors à la formule de Claude Lévi-Strauss selon laquelle « [l]a découverte de l’autre est une découverte de soi » ou encore au théorème de W. Thomas selon lequel « [q]uand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences ». Les introspections littéraires permettent d’accéder à la fois à l’intériorité et à la temporalité des gouvernants tout en nous informant sur la propre sensibilité de l’observateur. En science politique, il existe encore peu de travaux qui prennent cette voie pour étudier les émotions des gouvernants, que ces dernières soient douloureuses (les sanglots enfantins enfouis) ou plus positives (les émois fondateurs ressentis lors de la première expérience de compétition électorale). Il me semble que l’approche par la notion d’égo-politique donne la possibilité d’expérimenter des introspections fécondes sur les fragments méconnus de cette démocratie sensible.