Corps de l’article

Introduction

En Suède, la famille a été soumise à une réglementation politique pendant la majeure partie du XXe siècle, et elle l’est toujours aujourd’hui. Soutenues par une aspiration à l’égalité des genres depuis les années 1960, des réformes ont été entreprises pour modifier les rapports entre les familles et entre les genres, principalement par le biais d’allocations familiales universelles, d’un congé parental souple et généreux, et d’une imposition individuelle combinée à des services de garde d’enfants financés par l’État. L’objectif principal de ces politiques était de niveler les conditions économiques entre les ménages avec et sans enfants, et de contribuer à l’égalité des genres entre les parents (Duvander, Ferrarini et Johansson, 2015 ; Leira, 2002 ; Lundqvist, 2011). En plus de ces politiques, différents services centrés sur l’enfant et la famille sont apparus. Ils sont aujourd’hui présentés dans les débats politiques comme un soutien aux parents — « un terme qui exprime le désir de l’État de travailler "en partenariat" avec les parents » (Lewis, 2011 : 107).

Les activités de soutien parental en Suède sont définies par le gouvernement comme « des activités qui donnent aux parents des connaissances sur la santé des enfants, leur développement émotionnel, cognitif et social et/ou qui renforcent le réseau social des parents[1] » (Gouvernement suédois, 2010 : 2). Ces activités sont principalement offertes dans le cadre des services universels, mais elles englobent également des mesures ciblées, organisées et financées par les conseils de comté, les régions ou les municipalités, y compris des activités organisées en collaboration avec des organisations de la société civile. C’est pourquoi un certain nombre de prestataires de services sociaux sont engagés dans des services de soutien parental, par exemple les médecins, les infirmières, les sages-femmes, les enseignants de maternelle (préscolaire), les conseillers familiaux et les travailleurs sociaux. Leur point commun est qu’ils ont tous un rôle d’expert à jouer afin d’améliorer les aptitudes et les compétences des parents. En fait, dans les principaux documents relatifs au soutien parental en Suède, l’accent est mis sur les connaissances, les preuves et l’expertise nécessaires à la réussite des activités de soutien parental. Cependant, en même temps, les parents sont aussi présentés comme des experts. Dans l’influent rapport de la Commission, intitulé Parenting Support – a win-win for all et publié en 2008, il est dit que « chaque parent est un expert de son propre enfant » (SOU, 2008 : 13). Cet intrigant paradoxe, dans lequel les parents sont perçus comme des experts tout en ayant besoin de soutien parental, est le sujet de cet article.

En particulier, l’article vise à analyser comment les acteurs du soutien parental gèrent leur rôle d’experts vis-à-vis des parents. L’article cherche également à examiner les expériences de ces acteurs quant à la résistance ou l’adhésion des parents aux connaissances des experts. L’objectif général de l’étude est d’approfondir la compréhension de la réglementation politique de la parentalité et de la vie familiale dans l’État-providence suédois, telle qu’elle se manifeste dans la politique et la pratique du soutien parental.

L’article est organisé comme suit : après une discussion des concepts de référence, les méthodes et les données sont présentées. Les constatations empiriques s’articulent autour de trois thèmes principaux : l’expert réticent, l’incitation à l’épanouissement du parent compétent et les complexités de la résistance. L’article se conclut avec une discussion finale, laquelle fait valoir que le soutien parental représente un changement dû au néolibéralisme. Ce changement est caractérisé par la responsabilisation des parents, une individualisation de l’identification des problèmes sociaux et de leurs solutions, et le passage d’un contrôle direct des pratiques parentales à un contrôle indirect.

Perspectives historiques et conceptuelles du lien État-famille-experts

Une interaction étroite entre l’expertise en sciences sociales et les ambitions politiques visant à faciliter l’égalité sociale et entre les genres caractérise la manière dont la vie familiale est structurée dans l’État-providence suédois, notamment en aidant les femmes à combiner un emploi rémunéré et les responsabilités familiales (Lundqvist, 2011). Les premières politiques familiales étaient marquées par une forte confiance dans la planification sociale, où le changement social pouvait être obtenu par une combinaison de rationalisme et de légitimité démocratique (Rothstein et Vahlne Westerhäll, 2005 : 5). Les premières formes de soutien aux familles, comme les programmes d’éducation parentale ou les services de conseil, étaient également fondées sur des perspectives à la fois paternalistes et modernisatrices. Elles ont été établies dans le cadre des réformes générales de la politique sociale et familiale adoptées à l’époque, axées sur l’égalité sociale et, finalement, sur l’égalité des genres (Bremberg, 2004 ; Gleichmann, 2004).

Cette culture politique spécifique se manifeste par un trait dominant du modèle suédois, à savoir la relation étroite entre la science et la politique. L’idée sous-jacente est que toutes les réformes politiques devraient être fondées sur des données scientifiques solides (Rothstein et Vahlne Westerhäll, 2005). Cette idée est aujourd’hui considérée comme une politique fondée sur des données probantes (evidence-based politics) ; l’influence antérieure de l’expertise en sciences sociales a changé et s’est aussi atténuée, dans une certaine mesure, principalement en raison des changements structurels de l’État-providence. Aujourd’hui, le rôle de l’expert est négocié. Il s’inscrit dans des contextes sociétaux mieux informés et le citoyen tente parfois de surpasser l’expert. Le rôle d’expert est ainsi devenu conditionnel (Lundqvist et Petersen, 2011).

Le lien État-famille-experts au sein duquel se situe le domaine en pleine expansion des services d’aide à la parentalité est marqué par deux développements qui se chevauchent et se contredisent en partie. Le premier développement porte sur le changement structurel. L’émergence d’un « nouvel État-providence » (Esping-Andersen, 2002) et de « nouveaux risques sociaux » (Daly, 2013a et 2013b ; Lewis, 2011 ; Molinuevo, 2013) n’est pas seulement liée au chômage et à la pauvreté croissante des familles, mais aussi à l’hypothèse selon laquelle la parentalité est devenue plus difficile en raison des nouvelles formes de famille, ainsi que de la présence des femmes sur le marché du travail (notamment les mères monoparentales) (Macvarish, 2014). Par conséquent, on présume que les parents ont besoin d’aide pour élever leurs enfants (Gillies, 2005 ; 2012).

Le deuxième développement concerne le déclin d’un État fort et l’émergence de processus d’individualisation (Daly, 2013b ; Eriksson et Bremberg, 2008 ; Littmarck, 2017). En règle générale, les parents sont de plus en plus pensés comme des individus, des acteurs autonomes, compétents et qualifiés dans l’éducation des enfants, ce qui reflète un « tournant vers la parentalité » depuis le milieu des années 1990. Durant la période de l’accouchement, puis au cours de la petite enfance, les services de soutien à la parentalité ont évolué de l’information vers le conseil pour affecter et influencer plus directement les pratiques parentales, en particulier les relations parents-enfants (Daly, 2013a ; Hopman et Knijn, 2015). Cette évolution se comprend par la relation de cause à effet faite entre la parentalité, le développement de l’enfant et l’avenir prospère du pays (Dermott, 2012). Par conséquent, les parents sont considérés comme « déterminant totalement le développement et l’avenir d’un enfant » (Faircloth, 2014 : 26) par les décideurs politiques, les experts en parentalité et les parents eux-mêmes : c’est ce que l’on appelle le « déterminisme parental » (Macvarish, 2014 ; Widding, 2018). Les nouvelles formes de soutien parental peuvent ainsi être considérées comme une mesure de gestion des risques, dont une partie est l’inquiétude croissante suscitée par la maltraitance des enfants, ce qui façonne en retour la manière d’appréhender la famille. Par conséquent, l’éducation des enfants a été redéfinie comme une tâche qui requiert une expertise et une aptitude particulières, ou une « parentalité scientifique », où les parents — principalement les mères — investissent du temps et de l’argent dans l’apprentissage de méthodes scientifiques d’éducation et de formation de leurs enfants par le biais de lectures spécialisées, de conférences et de cours. Plusieurs études soulignent l’intérêt grandissant des parents pour une recherche d’informations plus nombreuses et de meilleure qualité afin d’améliorer leurs compétences parentales (Molinuevo, 2013). Cela dit, il n’est pas toujours évident de savoir qui est un expert dans les services d’aide aux parents, car l’expertise dans la modernité récente a connu des changements caractérisés par le multiprofessionnalisme, « l’érosion de l’expertise, [et] l’expertise acquise par l’expérience [...] qui [redéfinissent] les relations entre les clients ou entre les clients et les experts » (Sihvonen, 2020 : 51-52). En effet, on a récemment assisté à la réémergence de « toute une nouvelle industrie et de la main-d’oeuvre correspondante dans le but de promouvoir la "bonne parentalité" », alors qu’en même temps, « l’idée qu’il pourrait et devrait y avoir un consensus sur ce qui constitue une bonne éducation est régulièrement étayée par des preuves scientifiques » (Gillies, 2012 : 18).

Malgré les changements discursifs, l’État continue d’honorer ses obligations antérieures ; il reste le principal fournisseur de services de soutien parental, mais adopte désormais l’approche du parent individualisé et « autonome », responsable de la meilleure façon d’élever ses enfants (Gleichmann, 2004 ; Lundqvist, 2015 ; Wissö, 2012). L’État joue donc toujours un rôle dominant dans l’organisation des services d’aide à la parentalité : « Ce qui caractérise les développements en cours en Europe aujourd’hui, c’est une mobilisation autour de la compétence et du comportement des parents et, en particulier, le déploiement de la parentalité en tant que moyen d’instruction et de contrôle organisé et facilité par l’État. » (Daly, 2013a : 224-225)

Selon Fretwell, Osgood, O’Toole et Tsouroufli (2018), le fait que la parentalité soit devenue si importante pour les décideurs politiques reflète l’influence des idées néolibérales sur la politique familiale et sociale, et le postulat central selon lequel l’avenir de l’enfant dépend des choix et des comportements des parents, comme nous l’avons mentionné précédemment. L’idée néolibérale de l’individu libre, capable de faire les bons choix, a donné naissance à une forme de « nudging » (ou « mise en oeuvre d’indications douces »), qui consiste à pousser les citoyens à adopter le bon type de comportements et à prendre le bon type de décisions. Utiliser des « suggestions non coercitives » et des « incitations non coercitives » dans le but de transformer les parents en sujets néolibéraux responsables, autonomes et autodisciplinés sert à responsabiliser les parents, comme le soutiennent Baez et Talburt (2008). S’appuyant sur la notion de gouvernementalité de Foucault, et sur sa thèse affirmant que les familles sont un « instrument privilégié » de gouvernance des populations, Rose (1999) suggère que la gouvernance néolibérale permet aux États de gouverner indirectement grâce au fonctionnement des familles. En effet, le tournant vers la parentalité et l’idée de la « famille autonome responsable » (Rose, 1999) reflètent à la fois la croyance et l’ambition de l’État de ne pas être paternaliste.

Un tel argument offre un cadre au sein duquel les acteurs du soutien parental ne sont pas seulement considérés comme des fournisseurs de services, mais aussi comme des acteurs engagés dans les microtechnologies des parents gouvernants. Cette perspective offre une nouvelle approche théorique pour comprendre la régulation des parents, et offre la possibilité de résoudre le paradoxe des parents qui sont des experts tout en ayant besoin de soutien. L’objectif empirique de cet article est de montrer comment ce paradoxe se joue dans la pratique.

Tableau 1

Caractéristiques des municipalités où les personnes interrogées travaillaient

Caractéristiques des municipalités où les personnes interrogées travaillaient

* Petite = < 15 000, Moyenne = 16 000-39 000, Nombreuse = > 40 000

** Revenu faible = <220 000 SEK, Revenu moyen = 221-284 000 SEK, Revenu élevé = >285 000 SEK

*** Proportion détenant un diplôme d’enseignement supérieur : Faible = <24, Moyenne = 25-44, Élevée = >45

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Les personnes interrogées ont été sélectionnées de façon à couvrir un large éventail de types d’activités et d’expériences de soutien parental. Il y a notamment des fonctionnaires travaillant avec des groupes de parents et des conseillers familiaux ou pour des programmes structurés de soutien parental et de thérapie familiale. Ainsi, les personnes interrogées ont occupé différents postes, tels que coordinateur des services de soutien à la parentalité, conseiller familial, responsable des services sociaux, animateur de programmes de parentalité, etc. En outre, deux représentants d’un conseil de comté[2] du sud de la Suède et un représentant du droit de la famille et du soutien parental de Stockholm ont été interrogés. Les entretiens ont été réalisés entre 2015 et 2016. Lors des entretiens, nous avons posé des questions sur le contenu et sur le développement des services et programmes de soutien parental offerts, ainsi que sur le type d’activités dans lesquelles sont impliquées les acteurs, et sur la manière dont ces derniers coopèrent et se coordonnent entre eux. En outre, des questions ont été posées sur la « bonne parentalité », « l’égalité des genres dans la parentalité » et les services offerts pour cibler les mères et les pères de différentes classes sociales. Afin de respecter l’anonymat, ni le nom des municipalités ni le poste des personnes interrogées ne sont précisés dans l’analyse ci-dessous.

Les entretiens ont été enregistrés sur support audio, puis transcrits et codés à l’aide du logiciel d’analyse qualitative de données NVivo. Dans l’analyse des données, nous avons déployé une stratégie d’analyse thématique (Bryman, 2012), où les transcriptions ont été codées et recodées, et où les codes individuels ont été réunis sous des codes parents qui ont finalement été regroupés sous divers thèmes. Pour renforcer la crédibilité des résultats, les deux auteures ont codé les transcriptions séparément. La manière de concilier le rôle d’expert et la notion de parents-experts, l’expertise et les preuves, ainsi que les réactions des parents s’est imposée naturellement sans que nous nous y attardions explicitement. Afin d’améliorer davantage la fiabilité des résultats, les conclusions préliminaires ont été présentées lors d’un atelier organisé par un conseil de comté du sud de la Suède en 2017, où douze acteurs du milieu du soutien parental de diverses municipalités du sud de la Suède ont eu l’occasion de commenter nos conclusions, qui ont été confirmées dans l’ensemble. Ces résultats sont présentés ci-après.

L’expert réticent

Une caractéristique des sociétés occidentales contemporaines est la diversification des conseils parentaux, avec une tendance à donner des conseils sur ce que les parents « devraient » faire (Lee, 2014). Aujourd’hui, les « experts » ne sont pas seulement ceux qui ont une formation universitaire et des compétences professionnelles. Il existe un large éventail d’acteurs sur le marché, comme les « experts en parentalité », qui donnent des conseils basés sur leur propre expérience parentale. Parmi les acteurs du soutien parental interrogés, le sentiment général est le même, à savoir qu’il y a eu une prolifération des connaissances sur les styles et les méthodes de parentalité ces dernières années, ce qui laisse penser que le rôle d’expert a été élargi et n’est plus réservé aux seuls professionnels. Bien que les acteurs du soutien parental interrogés reconnaissent qu’ils possèdent une expertise importante, ils sont généralement réticents à assumer explicitement un rôle d’expert. Cela tient au respect de l’autonomie parentale et de la fluidité des connaissances, et à la nécessité de ne pas paraître paternaliste.

Même s’ils étaient convaincus que les parents ont besoin de soutien, les acteurs du soutien parental de cette étude chérissaient la figure du parent autonome. Par conséquent, ils ont choisi d’assumer le rôle de pair et de se considérer comme des « entraîneurs », des « guides » et des « modérateurs », plutôt que comme des experts. Le respect de l’intégrité et de l’autonomie du parent peut être considéré comme un idéal néolibéral, dans lequel l’individu est perçu comme un agent indépendant et libre, capable de faire les bons choix et d’adopter le comportement souhaité (Fretwell et al., 2018 ; Baez et Talburt, 2008). C’est ce que reflète une citation d’un acteur du soutien parental travaillant dans une petite municipalité où le revenu et le degré d’éducation sont de niveau moyen :

Nous ne sommes pas des experts qui regardent les gens de haut et leur disent ce qu’ils doivent faire. Nous proposons plutôt un lieu de rencontre où vous pouvez obtenir la confirmation de ne pas être le seul à avoir tel ou tel problème, et que tout est bien ainsi. Personne n’est parfait. […] Nous ne nous asseyons pas ici avec des indications spécifiques ni ne leur disons ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Nous ne leur disons pas « ce n’est pas de cela qu’il s’agit ». Nous sommes plutôt assis ici pour les aider à faire émerger des idées et à réfléchir.

Municipalité 5

En outre, comme l’indique la citation ci-dessus, la réticence à agir en tant qu’expert est également liée à la conviction qu’il est important de faire réfléchir les parents sur leur style d’éducation et de promouvoir efficacement la « parentalité réflexive » (Jensen, 2010b). En fait, il existe une croyance générale selon laquelle les parents ont une capacité innée à savoir ce qui est bon et juste, et que personne ne peut changer une autre personne — seulement la personne elle-même peut se changer, par l’autorégulation : « Il n’existe pas de formule toute faite à laquelle on puisse faire adhérer les gens. Notre point de départ est que la seule personne que vous pouvez changer est vous-même. » (Municipalité 7, taille moyenne, revenus faibles, niveau d’éducation moyen)

Le souci de respecter le parent autonome signifie également que les acteurs du soutien parental veillent à ne pas agir de manière paternaliste. Ce phénomène s’est clairement manifesté lorsqu’est venu le temps de recruter des parents. Il y avait une ambivalence quant au fait d’inciter les parents à participer aux activités de soutien parental et, notamment, d’encourager les pères à participer. Cette ambivalence a été mise en évidence par le dialogue suivant entre deux acteurs du milieu du soutien parental qui travaillaient au niveau des comtés, coordonnant le soutien apporté aux acteurs du soutien parental des municipalités. Le problème a été abordé avec humour et autodérision :

Acteur du soutien parental 1 : Peut-être qu’ils [les pères] ne sentent pas qu’ils ont besoin de soutien parental. Peut-être qu’il n’y a pas de demandes de leur part pour ça. Peut-être qu’ils ne veulent pas de soutien. C’est peut-être ça le problème, je ne sais pas !

Acteur du soutien parental 2 : Ou peut-être qu’ils en ont besoin, mais ne veulent pas le montrer.

Acteur du soutien parental 1 : Ou peut-être qu’ils ne savent même pas qu’ils en ont besoin ! Comment allons-nous travailler avec eux alors ? [rires]

Acteur du soutien parental 1 : Sommes-nous les bonnes personnes pour dire « vous avez besoin de soutien, mais vous ne le savez pas » ? [rires] Ça ne se ferait pas [... de dire] « vous n’avez aucune idée de ce dont vous avez besoin, mais moi oui ! ».

Conseil du comté

Comme l’indique le dialogue ci-dessus, les acteurs du soutien parental doivent faire face à un dilemme : ils considèrent « savoir » qui a besoin de soutien parental, mais n’ont aucun moyen de faire participer les parents aux activités de soutien parental.

La réticence à assumer un rôle d’expert a également été alimentée par la fluidité des connaissances. L’impératif d’offrir des activités de soutien parental fondées sur les preuves ne peut pas toujours être satisfait, comme l’a expliqué l’un des acteurs du soutien parental au conseil du comté :

Quand nous avons commencé à offrir du soutien parental, nous rendions souvent visite aux acteurs locaux et nous nous intéressions beaucoup aux différentes méthodes de soutien parental. Nous avions telle ou telle [méthode] et elles étaient différentes de telle ou telle manière. Il s’agissait de méthodes dites fondées sur des preuves. Mais il y a eu tout à coup beaucoup de critiques contre ces méthodes. Cela a même été présenté à la télévision... comme [le « mauvais type d’éducation » consistant à] placer un enfant dans un coin pour lui faire ressentir de la honte. Puis tout s’est écroulé. Nous n’avons plus du tout osé parler de méthodes. Nous avons tout simplement arrêté, ne mentionnant plus aucune méthode, parce que c’était impossible. Il y avait toujours quelque chose qui était inacceptable pour quelqu’un. Nous ne pouvions alors plus utiliser quoi que ce soit.

Conseil de comté, acteur 1

La réticence à exercer un rôle d’expert s’explique également par le fait que les données changent rapidement (Nilsen, 2014) et que de nouveaux résultats sont constamment publiés, comme l’explique également l’un des acteurs du soutien parental du conseil du comté : « Il n’est pas facile de parler de méthodes et de preuves. J’ai un peu peur, parce que je ne sais pas... ce que je suis vraiment en train de dire... est-ce que c’est ce qu’il y a de plus récent ? Les choses changent si vite. » (Conseil de comté, acteur 2)

Une autre raison pour laquelle les acteurs du soutien parental hésitaient à endosser leur rôle d’expert était liée au manque de connaissances. Ce phénomène était particulièrement évident en ce qui concerne l’égalité des genres dans la parentalité, une pierre angulaire de la politique suédoise de soutien à la parentalité (Eklund et Lundqvist, 2018). Bien que, d’un point de vue politique, l’égalité des genres dans la parentalité soit à la base d’une bonne éducation des enfants, elle reste difficile à mettre en oeuvre pour les experts. Le manque de connaissances est, de fait, la principale raison pour laquelle il est difficile de travailler systématiquement en ce sens dans les services et programmes de soutien parental, comme l’a exprimé un intervenant en soutien parental travaillant dans une grande municipalité avec un revenu moyen faible, mais un degré d’éducation de niveau moyen :

J’ai le sentiment d’avoir trop peu de connaissances pour travailler sur l’égalité des genres dans l’éducation des enfants. Devrions-nous l’intégrer dans les programmes structurés de parentalité, dans les services de santé infantile ? Comment devrions-nous en parler ? Quelles sont les questions à aborder ? S’agit-il de la question de la répartition du congé parental ? On peut avoir une relation d’égalité entre les genres même si on ne partage pas de façon égale le congé parental. Mais c’est une question intéressante à soulever avec les parents. Qu’est-ce que l’égalité des genres en matière de parentalité ?

Municipalité 1

Comme l’indique la citation, les discussions sur l’égalité des genres dans la parentalité ont eu lieu entre les parents sans que l’animateur du groupe prenne la responsabilité explicite de les diriger ; il avait plutôt un rôle de modérateur. En d’autres termes, l’animateur du groupe n’a pas eu à assumer le rôle d’expert ni à se soucier de tracer les frontières entre la parentalité égalitaire et la parentalité non égalitaire. De même, dans l’approche « par les pairs », définir la bonne parentalité est une chose que les acteurs du soutien parental hésitent à faire, comme le décrit un acteur du soutien parental travaillant dans une municipalité de taille moyenne, riche et bien éduquée :

Nous n’avons pas de véritable définition. Nous n’aimons pas ça [la bonne parentalité]. Bien sûr, nous en parlons, mais pas de manière claire. Notre devise est plutôt : « Tout le monde peut faire certaines choses, personne ne peut tout faire ». Tout le monde fait de son mieux. Nous sommes très humbles relativement au fait que les gens sont fatigués et crient parfois, mais que tous font de leur mieux.

Municipalité 4

Lorsque l’acteur du soutien parental permet aux parents de discuter et de s’entendre sur ce qu’est une bonne (ou une assez bonne) éducation, un schéma similaire apparaît : c’est aux parents de fixer les limites de la bonne et de la mauvaise éducation. Une telle approche est intéressante sur le plan des politiques : Fretwell et al. (2018) notent que la gouvernance par la confiance — qui est comparable à la gouvernance en tant que pairs — a un prix : celui de ne pas pouvoir obtenir les résultats souhaités.

Favoriser l’épanouissement du parent compétent

Bien que les acteurs du soutien parental soient réticents à assumer le rôle d’expert, ils ne croient pas nécessairement qu’ils sont sans expertise. Les experts ont un rôle important à jouer en aidant les parents à faire le tri parmi la profusion de connaissances, et les acteurs de cette étude ont fait valoir leur capacité à reconnaître les parents qui avaient besoin de soutien parental, sans avoir les moyens de le leur faire accepter. La suppression du rôle d’expert au profit du rôle de pair n’était toutefois pas seulement motivée par le respect du parent autonome, comme expliqué ci-dessus ; c’était également une tactique utilisée pour permettre au parent compétent de se réaliser et pour attirer les parents aux activités de soutien parental. Ces stratégies peuvent être comprises comme faisant partie d’une gouvernance horizontale.

Le fait que les acteurs du soutien parental font de leur mieux pour dissimuler leur rôle d’expert a été mis en évidence par la citation suivante, recueillie au moment d’une discussion concernant « les coussins de la honte » (shame cushions) :

En tant que responsable de groupe, il faut parfois se mordre la langue et demander : « Oh vraiment, c’est comme ça que ça marche ? », « Est-ce que vous réussissez ? ». Je ne peux pas dire ce qui est bon et ce qui est mauvais... [Puis les parents avouent que] : « Non, ils se lèvent et s’enfuient ». [Et je demande] : « Pensez-vous qu’un enfant de deux ans puisse réfléchir à ce qu’il a fait ? Est-ce qu’il comprend ?». [Et les parents disent] : « Non, il fait la même chose encore et encore ». Finalement, les parents finissent par se rendre compte d’eux-mêmes, même s’ils mettent beaucoup de temps pour y arriver. Et je me dis : « Êtes-vous fous ? Vous ne pouvez pas laisser l’enfant dans un coin en punition ».

Municipalité 1, grande taille, faibles revenus, degré d’éducation de niveau moyen

Le groupe sert également de lieu d’autosurveillance ou d’autodiscipline, où l’expert n’a pas besoin d’intervenir, comme l’a montré l’expérience dans une municipalité de taille moyenne, où les parents avaient à la fois des revenus élevés et un niveau d’éducation élevé :

Ils s’en sortent bien tout seuls, c’est ce qui est si agréable avec un groupe. Quelqu’un dit quelque chose et, ensuite, en tant que responsable du groupe, je peux penser : « c’est complètement absurde », mais c’est très difficile à dire en tant que responsable de groupe. Mais il y a toujours quelqu’un dans le groupe pour dire « voyons, ressaisis-toi ». Beaucoup de choses se règlent naturellement grâce au processus de groupe. Ça se produit tout seul. En tant que responsable du cours, vous pouvez être plutôt décontracté, il suffit de diriger un peu. Ils y arriveront sans que vous le leur disiez.

Municipalité 2

Le fait que les experts doivent restreindre l’exercice de leur rôle d’expert n’est cependant pas toujours bien accueilli par les parents, qui veulent des connaissances spécialisées, comme c’est le cas dans une grande municipalité où les revenus et le niveau d’éducation sont moyens :

Nous ne sommes pas censés nous tenir là et éduquer, le groupe doit plutôt avancer grâce à des idées et des conseils. Nous ne devrions pas être des experts. Mais les parents veulent souvent une réponse sur ce qu’ils doivent faire [rires]. Ensuite, nous essayons de renvoyer la question au groupe : « Que pensent les autres, qu’auriez-vous fait dans cette situation ? » Et puis, bien sûr, parfois, on ne peut pas se retenir [rires]. On peut aussi dire « c’est une façon de faire » ou « j’ai entendu un parent décrire cette façon de faire ». Mais nous essayons toujours de ne pas être des experts, nous voulons plus de dialogue.

Municipalité 8

En d’autres termes, promouvoir l’autosurveillance et l’autodiscipline des parents en se positionnant comme des pairs semble être une tactique implicite que les acteurs du soutien parental adoptent pour permettre l’épanouissement du parent compétent. Ce processus peut être compris comme une forme d’invitation au façonnement de soi, où les parents adoptent une personnalité (semi-)publique en fonction de ce qui semble être socialement acceptable dans le groupe. La croyance inhérente au façonnement de soi est que les parents sont compétents et ont des capacités innées que les acteurs du soutien parental doivent « activer », comme le note également Sihvonen (2020) dans le contexte finlandais.

La volonté de favoriser l’épanouissement du parent compétent se manifeste également dans les stratégies de recrutement. Le fait que le soutien parental soit institué en tant que politique publique et que l’État offre une myriade de services aux parents pour les soutenir suggère l’existence d’une hypothèse sous-jacente selon laquelle il y a de bonnes et de mauvaises pratiques parentales (Gillies, 2012), et que certains parents peuvent avoir besoin de soutien parental plus que d’autres. Cependant, en même temps, on suppose que les parents ont un grand besoin d’intégrité, ce qui fait écho à la position selon laquelle les parents sont des agents autonomes. Cette position était présente, quelle que soit la situation socioéconomique de la municipalité.

Toutefois, étant donné que les activités de soutien parental sont principalement proposées en tant que services, la participation se fait sur une base volontaire. Ainsi, même si l’on a le sentiment que « les parents ne savent pas vraiment ce dont ils ont besoin », il peut être difficile de recruter des parents pour participer à des activités de soutien parental : « On a l’impression que tout le monde est satisfait après avoir participé à une consultation individuelle ou à un groupe de soutien parental. Mais c’est un défi de faire connaître ces services aux parents. » (Municipalité 2, taille moyenne, revenus élevés, degré d’éducation élevé) Dans le guide Parents matter (Statens Folkhälsoinstitut, 2013), le besoin d’intégrité des parents a également été mentionné comme l’un des principaux défis à relever pour amener les parents à participer aux activités de soutien parental. Cependant, une fois que les parents se seront rendu compte qu’ils ont besoin de plus de connaissances, ils participeront à des activités de soutien parental. Une autre stratégie pour favoriser l’épanouissement du parent compétent consiste à adapter le contenu aux besoins des parents : « Nous devons nous mobiliser par rapport à des choses qui intéressent les parents. Cela signifie que les groupes de parents peuvent être très différents, simplement en fonction du type de besoins des parents. » (Municipalité 1, grande taille, revenus faibles, niveau d’éducation moyen) En d’autres termes, l’idée a été émise que les acteurs du soutien parental devraient s’adapter aux besoins et aux souhaits des parents : « Notre position est que nous ne devrions pas faire [les activités de soutien parental] de la manière traditionnelle, en demandant aux gens de s’adapter à notre modèle. C’est plutôt le contraire, nous devrions créer notre activité en fonction des besoins des parents ou de l’enfant. » (Municipalité 8)

La sensibilité aux besoins et aux désirs des parents impliquait également que certains acteurs du soutien parental fassent un effort pour déterminer à quoi les pères et les mères sont « prêts ». Cela signifierait que certains sujets, même s’ils sont essentiels à l’amélioration des compétences des parents et à l’approfondissement de leurs connaissances, seraient omis de la discussion. Cela implique à nouveau une grande confiance dans les compétences et les capacités des parents (Sihvonen, 2020).

Les complexités de la résistance

Comme on l’a vu plus haut, les acteurs du soutien parental estiment qu’il existe une demande pour des connaissances spécialisées, surtout au regard de la prolifération du savoir et de la nécessité de faire le tri parmi les connaissances et méthodes parentales concurrentes. Pourtant, comme indiqué ci-dessus, les acteurs du soutien parental sont également très réticents à assumer le rôle d’expert, même si les parents l’exigent parfois d’eux. Selon l’expérience des acteurs du soutien parental, les parents ont également des attitudes différentes à l’égard de l’expertise et du rôle d’expert des acteurs du soutien parental. Si certains y résistent, d’autres y adhèrent. De plus, le fait qu’un acteur du soutien parental soit considéré comme expert ou non diffère selon le contexte et, à cet égard, la classe sociale des parents semble avoir de l’importance. Cela a des implications sur les types d’activités que les acteurs du soutien parental peuvent planifier, sur les individus qui peuvent être qualifiés d’experts et sur la portée de l’action auprès des différents groupes socioéconomiques. Le fait de ne pas atteindre tous les milieux socioéconomiques est un problème que l’expert en soutien parental au niveau national interrogé dans le cadre de cette étude a identifié : « Il semble qu’il y ait de nombreux groupes que nous ne parvenons pas à atteindre. Il semble que ce sont surtout les mères blanches de classe moyenne que nous atteignons, et qui sont intéressées. » (Entretien, niveau national)

Les entretiens ont révélé que les parents en position socioéconomique plus défavorable étaient difficiles à atteindre parce qu’ils ne recevaient pas l’information, n’étaient pas disponibles pour participer aux activités de soutien parental en raison de tâches et de demandes concurrentes, ou parce qu’ils craignaient que le fait d’entrer en contact avec les acteurs du soutien parental augmente le risque que les services sociaux leur enlèvent leur enfant.

Cependant, les parents moins privilégiés n’ont pas refusé le soutien parental en raison d’un manque de confiance dans le rôle d’expert des acteurs du soutien parental. Ce problème concerne plutôt les familles aisées, qui sont également difficiles à atteindre. Il s’est surtout manifesté dans les municipalités où une grande partie des parents à revenus élevés ont un niveau d’éducation élevé. En particulier, dans les municipalités les plus privilégiées, les parents étaient réticents à collaborer avec les acteurs du soutien parental, comme le montre ici un exemple concernant l’alcool et les drogues :

Nous sommes bien conscients du fait que les parents ne veulent pas exposer leurs problèmes, surtout lorsqu’il s’agit d’alcool et de drogue. C’est une municipalité plutôt libérale en matière de drogue, et lorsque nous discutons avec les parents, il devient parfois évident qu’ils se disent « nous nous occupons de ça nous-mêmes, ce n’est pas à vous d’intervenir ». La tendance est claire : les parents savent presque tous ce que boivent les jeunes et ce sont surtout eux qui leur procurent de l’alcool. Et lorsque nous soulevons ces questions, nous constatons qu’ils ne sont pas très disposés à y voir un problème. C’est plutôt comme s’ils se disaient « nous nous occupons de ça nous-mêmes ».

Acteur 1, municipalité 6

Le fait que les familles aisées sont difficiles à atteindre est également devenu évident lorsque les acteurs du soutien parental ont réfléchi à leur expérience antérieure de travail dans un milieu où les revenus étaient faibles :

Lorsque je travaillais dans [un quartier défavorisé d’une plus grande ville] avec des familles qui avaient des enfants dans la criminalité ou en voie d’être dans la criminalité, les parents étaient beaucoup plus disposés à recevoir de l’aide. Ils cherchaient activement de l’aide, ils disaient : « Venez m’aider, je ne peux plus gérer ça ». Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne ici. Ici, il faut aborder le problème de différentes manières afin de pouvoir accéder à la famille. Il faut donc plus de temps avant de réaliser qu’il y a un problème dans la famille par rapport à d’autres endroits [moins privilégiés]. Ici, les gens protègent leurs familles. Ils se protègent eux-mêmes afin que les autres ne puissent pas voir leurs problèmes.

Acteur 2, municipalité 6

La résistance de la part des familles aisées à faire appel à l’expertise des acteurs du soutien parental a également des implications sur la manière dont les activités de soutien parental sont conçues. Par exemple, dans la municipalité à revenus élevés et à niveau d’éducation élevé évoquée plus haut, peu de parents étaient intéressés par des programmes structurés de soutien aux parents. Par conséquent, cette municipalité n’a pas organisé de tels programmes depuis des années. Les parents désiraient plutôt l’expertise de conférenciers externes, et la municipalité a décidé de proposer des conférences publiques à la place. Le manque de confiance dans le rôle d’expert de l’acteur du soutien parental est également apparu clairement par la manière dont les parents ont soulevé des questions sur la fiabilité des preuves. Dans une autre municipalité privilégiée, les parents demandaient généralement « quelles sont les preuves permettant d’établir ce fait ? » ou « quelles sont les dernières recherches sur ce sujet ? » (Municipalité 4). Ainsi, bien que les parents aient mis en doute le rôle d’expert de l’acteur du soutien parental, ils étaient désireux d’acquérir des connaissances et une expertise scientifique.

Les acteurs du soutien parental rattachés aux services sociaux ont également eu plus de difficultés à exercer leur rôle d’expert. Cela n’était pas seulement dû au fait que les parents de statut socioéconomique précaire évitaient d’être aidés par crainte de perdre la garde de leurs enfants. Il y avait aussi une stigmatisation associée au fait de recevoir un soutien parental de la part des services sociaux, notamment chez les familles les plus aisées. Il a été admis que les parents disposant d’une abondance de ressources, ce qui est une façon courante de décrire les parents de la classe moyenne supérieure, ont tendance à éviter de contacter les autorités locales lorsqu’il y a un problème dans leur relation avec leur enfant. C’était une expérience commune non seulement dans les municipalités les plus riches, mais aussi dans les moins privilégiées :

Les services sociaux ne sont peut-être pas les premiers auxquels vous vous adressez en tant que famille ou personne disposant d’une abondance de ressources. Vous chercherez peut-être de l’aide au sein de votre propre réseau, auprès de vos amis ou de votre famille. Ou bien vous contacterez un professionnel de la santé dans le privé, comme un conseiller familial ou un psychologue, ou vous vous adresserez aux services médicaux. Les services sociaux ne seront pas votre premier choix, je crois.

Municipalité 10, petite taille, revenus faibles, niveau d’éducation faible

L’un des moyens pour faciliter l’accès des parents de la classe moyenne supérieure aux activités et aux services de soutien parental a été de leur offrir des conseils anonymes par le biais de lignes d’assistance téléphonique[3] :

Nous savons que, dans certains quartiers, il y a de gros problèmes, et qu’il y a aussi de gros problèmes dans les secteurs les plus aisés, et que demander de l’aide n’est peut-être pas la première chose qui est faite. Dans les groupes [d’éducation parentale structurés], je ne sais pas, mais pour ce qui est des services d’appels [lignes d’assistance anonymes], nous recevons des appels de parents de quartiers aisés, de personnes à haut revenu bien placées dans la société, donc, dans un sens, nous les atteignons.

Municipalité 8, grande taille, revenus moyens, niveau d’éducation moyen

Comme l’indique la citation, les acteurs du soutien parental ont plus de chances d’exercer leur rôle d’expert dans un cadre anonyme, ce qui suggère que le rôle d’expert est effectivement soumis à condition (Lundqvist et Petersen, 2011). Afin d’améliorer leur champ d’action, plusieurs municipalités ont renforcé leurs services d’appels, en augmentant le nombre de séances de consultation téléphonique auxquelles un parent est autorisé à participer avant qu’une rencontre physique ne soit nécessaire et que d’autres méthodes d’intervention ne soient discutées. Certaines municipalités sont passées de trois à cinq appels, tandis que d’autres ont mis en place un service d’appels illimités. De plus, la plupart des municipalités ont rendu les consultations téléphoniques anonymes. Les acteurs du soutien parental ne prenaient que des notes très sommaires afin de pouvoir suivre les dossiers. Les dossiers n’ont cependant jamais été constitués, et les parents ne se retrouveront pas dans les registres des services sociaux.

Les entretiens ont également permis de faire ressortir le fait que ce ne sont pas tous les parents qui veulent du soutien. Malgré les efforts déployés par les acteurs du soutien parental pour travailler en partenariat avec les parents, atténuer leur rôle d’expert et favoriser l’autonomie et la compétence des parents, les parents ayant un bon niveau d’éducation souhaitent rarement recevoir du soutien. Afin de continuer à atteindre ce groupe de parents, l’une des municipalités privilégiées a choisi de désigner le soutien parental sous le terme de « développement de vos compétences parentales ». On présente alors les activités de soutien parental en fonction de ce qui est « dans l’intérêt supérieur de l’enfant ». Les parents sont sceptiques à l’égard des programmes structurés d’éducation parentale, car ces programmes sont développés pour un « autre » groupe de parents « différents ». Les acteurs du soutien parental travaillent plutôt avec leur matériel et leurs propres activités pédagogiques, sur la base de données uniques et de cas empiriques recueillis dans leur municipalité.

En fait, les parents ayant relativement peu de ressources socioéconomiques et un niveau d’éducation peu élevé peuvent être plus favorables à l’acquisition de connaissances spécialisées. Les municipalités les plus défavorisées disposent d’une plus grande marge de manoeuvre pour organiser des activités de soutien parental, et il y est plus facile d’endosser le rôle d’expert. Dans une petite municipalité où les revenus et le niveau d’éducation sont faibles, les acteurs du soutien parental n’ont pas eu à s’inquiéter de la remise en cause de leur expertise. Ils ont plutôt créé leurs groupes en fonction de ce qu’ils percevaient comme étant les besoins des parents.

Le contenu de ces « groupes composés » a été très axé sur les besoins des parents. Nous avons des connaissances dans de nombreux domaines, mais en choisir quelques-unes ici et là n’est peut-être pas la meilleure approche. Nous apportons un soutien et il est perçu comme bon, mais il est toujours préférable d’avoir quelque chose de solide.

Municipalité 9, petite taille, revenus et niveau d’éducation faibles

En résumé, selon les acteurs du soutien parental, ce sont surtout les parents résidant dans des municipalités au niveau socioéconomique élevé qui ont demandé des « connaissances d’experts » et, dans ces endroits, il était plus courant d’inviter des chercheurs et des consultants en soutien parental à donner des conférences ouvertes au public. Les acteurs du soutien parental étaient également tenus de fournir des « preuves » et les « recherches les plus récentes » aux parents, ce qui n’est pas ressorti des entretiens avec les acteurs du soutien parental qui travaillent dans des zones moins privilégiées. De plus, les acteurs du soutien parental n’étaient pas toujours reconnus par les parents comme possédant des connaissances spécialisées. Par conséquent, les parents s’imposaient eux aussi comme pairs des acteurs du soutien parental.

Discussion

Le but de cet article était d’explorer comment les acteurs du soutien parental assument leur rôle d’experts face aux parents, et quelles sont leurs expériences sur la manière dont les parents résistent et adhèrent aux connaissances des experts. Les résultats suggèrent que les acteurs du soutien parental ont souvent hésité à remplir le rôle d’expert. Cela était principalement dû à leur intérêt et à leur respect envers le parent réputé autonome et compétent, à la volonté de ne pas paraître paternaliste, et aux difficultés liées à la fluidité des connaissances et des preuves en constante évolution. La réticence à assumer un rôle d’expert est aussi partiellement due au fait que les parents remettent en question ce rôle. C’était particulièrement le cas pour les parents ayant une bonne éducation, ce qui suggère le fait que la classe sociale des parents doit être prise en compte pour comprendre le paradoxe des parents qui sont des experts tout en ayant besoin de soutien parental. L’« expert réticent » jouait également un rôle stratégique permettant d’attirer les parents vers les activités de soutien parental et de favoriser l’épanouissement du « parent compétent ». En évitant d’imposer un point de vue d’expert, il a contraint les parents à réfléchir activement aux moyens d’être de bons parents, à tenir des discussions sérieuses à ce sujet, et à acquérir de l’autonomie et un regard réflexif sur leur parentalité (Jensen, 2010b ; Gillies, 2005).

Il a été avancé que l’« expert réticent » et le « parent compétent » ne peuvent être compris que si les pratiques de soutien parental sont considérées comme une forme de microtechnologies destinée à gouverner les parents dans un cadre néolibéral par un contrôle indirect et horizontal de la parentalité et des familles. Nous proposons d’appeler ce concept « gouverner en tant que pairs » (governing as peers). Le cadre néolibéral a plusieurs répercussions sur la manière dont la parentalité et la vie familiale sont gérées au sein de l’État-providence suédois. Premièrement, il implique une responsabilisation des parents, car les problèmes et les solutions sont définis aux niveaux individuel et familial (Sihvonen, 2018). En fait, nos conclusions divergent de celles de Gillies, qui suggère que « ce qui est considéré comme le bon type de parentalité est régulièrement étayé par des preuves scientifiques » (Gillies, 2012 : 18). Il semble plutôt que « le bon type de parentalité » soit synonyme de « parentalité responsable ». Deuxièmement, l’impératif de favoriser l’épanouissement du parent autonome, réfléchi et responsable reflète la perception d’une relation causale entre le rôle parental et l’avenir de l’enfant, ou ce qu’on appelle le « déterminisme parental » (Faircloth, 2014 ; Widding, 2018). De même, en se focalisant sur les parents et l’éducation des enfants, l’attention est détournée des inégalités et des contraintes structurelles. Nous sommes donc d’accord avec Jensen (2010) qui suggère qu’il y a un risque à ce que des solutions culturelles soient utilisées pour résoudre les problèmes socioéconomiques. La gouvernance néolibérale peut avoir des conséquences imprévues, puisque les formes indirectes de gouvernance ne peuvent pas garantir les résultats souhaités, comme le soulignent Fretwell et al. (2018). Ces derniers soutiennent que gouverner par la confiance — qui a des points communs avec le fait de gouverner en tant que pairs — se fait au prix d’une garantie de résultats, puisque ce sont en grande partie les parents qui sont à l’origine des bonnes et mauvaises pratiques parentales, et non les acteurs du soutien parental. En particulier, le cadre de la politique familiale visant à promouvoir l’égalité des genres, caractéristique de l’État-providence suédois, contient des ambitions structurelles qui sont difficiles à réaliser lorsque les services de soutien parental sont offerts dans le cadre d’une approche de gouvernance en tant que pairs.

En conclusion, les résultats de notre étude concordent avec l’observation de Lewis (2010 et 2011) selon laquelle l’État a l’ambition de travailler en partenariat avec les parents, ce qui est ici conceptualisé comme l’approche de gouvernance en tant que pairs. Il est donc important de prendre note du fait que, même si le soutien parental reflète un « contrôle facilité par l’État » (Daly, 2013a : 224-225), nos conclusions suggèrent que le soutien parental au niveau pratique exprime une forme de contrôle indirect, typique de la gouvernance néolibérale. Nous soutenons que le fait de considérer le soutien parental comme une forme de gouvernance néolibérale des parents contribue à expliquer le paradoxe des parents qui sont des experts tout en ayant besoin d’un soutien parental.