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Dans les démocraties occidentales, les institutions policières maintiennent typiquement une certaine opacité autour de leurs actions (Westley, 1956 ; Brodeur, 1984 ; Monjardet, 2005). La France ne fait pas exception. Très peu de données sont rendues publiques sur l’action policière (par exemple, sur les contrôles d’identité ou l’usage de la force), et l’institution est résistante aux regards extérieurs. S’il existe des enquêtes sur la police française, celles-ci requièrent l’autorisation de l’administration centrale et il est donc difficile d’enquêter sur certains sujets « sensibles » comme les modalités de l’usage de la force policière (Monjardet, 2005 et 1997 ; Jobard, 2002a ; Fassin, 2015 ; Brodeur, 1984). La résistance de la police et de la gendarmerie aux regards extérieurs est également dénoncée par les instances gouvernementales de contrôle de la déontologie (Défenseur des droits, 2017a).

Cette tendance à l’opacité policière entre en contradiction avec l’exigence démocratique de transparence des institutions publiques. La démocratie repose sur la participation des citoyens à l’élaboration des politiques publiques, ce qui nécessite le maintien des institutions publiques sous le regard et le débat publics (Jobard, 2001). Sans transparence, la société civile se retrouve face à une difficulté majeure pour évaluer l’action policière. Ainsi, les acteurs souhaitant dénoncer des pratiques policières manquent de données pour légitimer leurs revendications.

Sur la base d’une enquête portant sur trois mobilisations contemporaines en France, cet article examine l’impact de l’opacité policière sur les mobilisations émergentes et la manière dont les mobilisations produisent des connaissances pour rendre visibles les pratiques policières qu’elles dénoncent.

L’analyse s’inscrit dans la lignée de travaux qui démontrent que des organisations militantes peuvent contribuer à la production de connaissances, par exemple en se basant sur les expériences des victimes des pratiques dénoncées (Epstein, 1998 ; Choudry, 2015 ; Rabeharisoa, Moreira et Akrich, 2014 ; Conway, 2010). Si les auteurs s’accordent pour dire que la production de connaissances au sein des mobilisations influence la définition des causes militantes (Rabeharisoa, Moreira et Akrich, 2014 ; Epstein, 1998), peu de travaux ont comparé différents modes de production des connaissances et analysé leur influence propre sur le processus de cadrage d’une cause (framing process) (Snow et al., 1986 ; 2014).

On le sait, le cadrage que font les groupes militants d’un problème est souvent l’objet de désaccords et de négociations au sein du mouvement (Snow et al., 1986 ; Benford, 1997 ; Croteau et Hicks, 2003). Ces négociations portent sur les aspects du problème qui devraient être au centre du cadre, et ceux qui, au contraire, devraient rester périphériques, voire hors cadre. En ce qui concerne les mobilisations autour des pratiques policières, ces négociations soulèvent diverses questions. Par exemple, devrait-on définir le problème comme un problème d’individus (policières et policiers racistes ou violents) ou de discrimination systémique et de violence structurelle ? Devrait-on focaliser la lutte sur la police, ou l’étendre à une analyse du rôle d’autres institutions (la justice, les autorités municipales, etc.) ? Selon les réponses à ces questions, le problème public dénoncé est défini différemment, et les solutions proposées varient.

D’après la littérature sur les mouvements sociaux, les résultats des processus de cadrage sont déterminés par le contexte politique et culturel (plus un cadre résonne avec son contexte, plus il a de chances de devenir dominant), et par les ressources des acteurs impliqués (les acteurs aux ressources les plus importantes ont plus de chances d’imposer leurs préférences) (Snow et Benford, 1988 ; Croteau et Hicks, 2003 ; Trumpy, 2014). Mon étude comparée de trois mobilisations permet de démontrer que le mode de production de connaissances qu’adoptent ces dernières est également un facteur qui influence les processus de cadrage.

L’analyse emprunte le cadre théorique proposé par Charles Camic et ses collègues (Camic, Gross et Lamont, 2011), qui étudient la production des connaissances sociales en examinant (i) les ressources et caractéristiques sociales des acteurs impliqués dans la production des connaissances ; (ii) les matériaux empiriques sur lesquels les projets de production de connaissances reposent ; et (iii) les outils méthodologiques et prismes analytiques utilisés pour interpréter le matériau empirique.

Encadré méthodologique

La présente analyse se base sur une enquête qualitative, réalisée de 2016 à 2018, de trois mobilisations contemporaines en France : la campagne nationale, menée par des ONG, des militants et des avocats, contre le « contrôle au faciès » ; la mobilisation des familles de personnes tuées par la police pour demander « justice et vérité » ; et la mobilisation d’adolescents du 12e arrondissement de Paris dénonçant le harcèlement d’une brigade de quartier. Durant deux années de terrain, j’ai effectué plus de 90 entretiens avec des militants, des avocats, des victimes, des représentants d’associations et des chercheurs ; j’ai observé les manifestations et événements publics, assisté à des réunions militantes de manière hebdomadaire ; suivi trois procès où des policiers étaient mis en cause ; examiné les dossiers judiciaires de cinq affaires ; et analysé les débats médiatiques et parlementaires sur la question des violences policières et du contrôle au faciès.

L’enquête portant sur les mobilisations et leurs stratégies d’action, les données collectées proviennent principalement de militants et n’incluent pas d’entretiens avec les forces de l’ordre (mes demandes d’entretiens avec l’Inspection générale de la Police nationale [IGPN] ou avec des représentants syndicaux étant restées sans réponse). Par conséquent, l’article traite de la manière dont l’opacité policière est perçue par les militants, mais pas par la police.

La première partie de cet article étudie l’impact de l’opacité policière sur les mobilisations émergentes en France. L’analyse montre que les militants, victimes et avocats perçoivent l’opacité de l’action policière comme un obstacle à l’élaboration de mobilisations, et ce, pour trois raisons : elle rend difficile l’émergence d’un débat public sur la question ; elle représente un obstacle à la contestation judiciaire des pratiques policières ; et elle contribue à l’isolement des victimes et complique la construction de solidarités militantes.

L’obstacle que représente l’opacité policière n’est cependant pas insurmontable. La deuxième partie de l’article examine comment trois mobilisations contemporaines ont produit des connaissances sur des pratiques policières qu’elles dénoncent, soit le « contrôle au faciès », les « violences policières » et « l’impunité policière ». L’analyse démontre que différents modes de production des connaissances — selon la méthodologie de collecte des données, le matériau empirique et le prisme d’analyse adopté — mettent en évidence différents aspects des pratiques policières, et contribuent ainsi à consolider certains cadrages du problème au détriment d’autres.

1. L’opacité de l’action policière en France : un défi pour les mobilisations

La production de connaissances est une étape importante de la construction des problèmes publics (Gusfield, 1994 ; Epstein, 1998). A contrario, le manque de connaissances ou leurs limites représentent un défi pour les acteurs qui cherchent à rendre visible un phénomène afin qu’il soit reconnu comme un problème devant être pris en charge (Hess, 2009). Cette partie analyse l’impact qu’a eu l’opacité entourant l’action policière sur les mobilisations émergentes en France, et montre que le manque de données sur les contrôles d’identité (partie 1.1) et sur l’usage de la force policière (partie 1.2) a été perçu par les militants comme un obstacle majeur à l’élaboration de mobilisations dénonçant les pratiques policières.

1.1 Opacité autour des contrôles d’identité

Le contrôle d’identité, un outil central des pratiques policières françaises (Jobard, 2002a ; Gauthier, 2015), ne fait l’objet d’aucun enregistrement systématique. On ignore donc le nombre de contrôles effectués par an[1], les motifs des contrôles, les caractéristiques socioéconomiques ou ethnoraciales des personnes contrôlées, ou encore la proportion de contrôles d’identité ayant permis de prévenir un délit ou de trouver un suspect recherché. Pour les acteurs cherchant à contester la pratique des contrôles d’identité ou son usage discriminatoire, cette absence de traçabilité représente un obstacle important.

Depuis l’apparition des premières lois encadrant les contrôles d’identité au début des années 1980, députés de gauche, organisations antiracistes et autorités administratives indépendantes dénoncent périodiquement la récurrence des plaintes pour contrôles abusifs ou discriminatoires. Cependant, en l’absence de données venant corroborer ces dénonciations, les contrôles dits « au faciès » sont demeurés un sujet marginal du débat public et politique jusqu’à la fin des années 2000, moment où des groupes militants ont publié des enquêtes démontrant que la police cible de manière disproportionnée les jeunes hommes noirs et arabes habillés « jeune » (cf. partie 2.1). Si le sujet était parfois abordé à l’occasion de débats parlementaires, il n’était pas traité lors des campagnes électorales et était rarement couvert par les médias de masse.

Pour les personnes contrôlées, la relative absence de débat médiatique et politique sur la question faisait de ce phénomène un « non-sujet », ce qui rendait leur mobilisation difficile. D’après un militant qui a cherché à mobiliser des rappeurs noirs et arabes sur la question, « pour eux, un contrôle d’identité, c’était comme rater son train : c’est un non-sujet. C’est tellement banal qu’on n’en parle pas[2] ». De même, lorsque des militants ont tenté de mobiliser des victimes de contrôles au faciès, ils et elles ont fait face à une banalisation des contrôles abusifs et discriminatoires. Certains expliquaient qu’ils « trouvaient ça un peu normal[3] », preuve que « ces violences et ces pratiques policières abusives sont intériorisées, banalisées[4] » selon un militant interrogé. D’autres, conscients de l’illégalité de ces pratiques, se sentaient néanmoins impuissants face à la police : « On trouve pas ça normal, mais c’est une habitude[5]. »

Par ailleurs, l’absence de données concrètes sur le sujet rendait le lancement de campagnes sur cette question difficile. Par exemple, pour l’Open Society Justice Initiative (OSJI), une organisation internationale de défense des droits humains qui a lancé un projet contre le « profilage ethnique » en Europe dans les années 2000, l’absence de données en France représentait un obstacle à l’élaboration d’une campagne nationale. Comme l’a expliqué une militante de l’organisation, « compte tenu du déni qui entoure la question, et du refus de discuter de la question de la race et de son rôle dans les pratiques policières, on avait l’impression qu’il était impossible de lancer une conversation sans avoir une base factuelle en France[6] ».

L’opacité entourant les contrôles d’identité a également constitué un obstacle pour ceux qui ont voulu porter une action en justice contre les contrôles discriminatoires ou abusifs. Selon l’avocat Slim Ben Achour, une véritable « opacité organisée » règne autour des contrôles d’identité, qui sont « le seul maillon de la chaîne pénale où il n’y a pas de trace ». Par conséquent, l’avocat estime que « la France ne […] donne aucun moyen [à un individu] de dire : j’ai été discriminé au contrôle[7] ». Même écho pour l’avocat Félix de Belloy, qui soutient lui aussi qu’« il est extrêmement difficile, voire impossible, de porter en justice un cas de contrôle d’identité abusif, pour une raison essentielle : il n’y a pas de trace officielle du contrôle, sauf dans les rares cas où le contrôle est suivi d’une procédure pénale[8] ».

Même une fois une action en justice lancée, il est difficile d’obtenir des informations sur le déroulement du contrôle, et donc difficile pour le plaignant de démontrer l’illégalité de celui-ci. Dans ce contexte, le Défenseur des droits a récemment noté qu’il rencontre lui-même « des difficultés à établir a posteriori le déroulement des contrôles du fait de l’absence d’éléments documentant le processus », ajoutant qu’exiger du simple citoyen qu’il établisse ces faits pour faire valoir ses droits « reviendrait à nier l’effectivité du recours » (Défenseur des droits, 2018 : 10).

1.2 Opacité autour de l’usage de la force policière

Les forces de l’ordre françaises se sont abstenues, jusqu’en 2017, de publier les chiffres concernant leur usage des armes, ou le nombre de personnes tuées et blessées lors d’interventions policières, comme cela est d’usage dans certains pays[9]. De plus, jusqu’en 2018, la police et la gendarmerie ne rendaient publics ni le nombre ni la nature des sanctions internes prises à l’encontre d’agents accusés d’avoir fait un usage illégitime de la force (Défenseur des droits, 2017b), et peu de données sont disponibles sur les sanctions judiciaires prononcées contre des policiers ou des gendarmes pour violences illégitimes (ACAT, 2016).

Cette opacité entourant les pratiques générales de l’usage de la force est accompagnée d’une opacité pour les cas particuliers où l’usage de la force mène à la mort ou à des blessures graves. Ainsi, dans son rapport annuel de 2010, la Commission nationale de déontologie de la sécurité constatait « avec inquiétude la persistance et la récurrence de pratiques visant à limiter ou à entraver les investigations ou les contrôles portant sur l’activité » des forces de l’ordre, notant une « tentation de régler exclusivement tous les problèmes en interne » (Commission nationale de déontologie de la sécurité, 2011 : 27). Elle relevait notamment, « pour la dixième année consécutive, des refus d’enregistrer des plaintes de la part de fonctionnaires de police ou de militaires de la gendarmerie contre des membres des corps auxquels ils appartiennent », l’omission de noter les allégations de violences policières dans les procès-verbaux, la disparition d’éléments probants (enregistrements vidéo), ou la non-présentation de personnes blessées lors de leur interpellation à un médecin pour établir un certificat médical descriptif des blessures (Commission nationale de déontologie de la sécurité, 2011).

Cette opacité autour de l’usage de la force représente un frein important à la création des solidarités nécessaires à la constitution de mobilisations et renforce l’isolement des victimes. En effet, en l’absence de données sur l’usage de la force par la police, seule une minorité d’incidents — les violences qui mènent à la mort ou les interactions filmées — deviennent suffisamment connus pour que naissent des mobilisations. Ainsi, même des violences graves peuvent rester dans l’ombre pendant des années. Par exemple, lorsque des adolescents du 12e arrondissement de Paris ont commencé à témoigner des attouchements sexuels qu’ils subissaient lors des contrôles policiers, leurs éducateurs se sont rendu compte que plusieurs générations de jeunes hommes avaient subi le même sort sans que ces abus ne soient jamais révélés[10]. Ce n’est qu’à la suite de la médiatisation du dépôt d’une plainte par les adolescents contre une brigade du quartier que des militants locaux, actifs dans des organisations et syndicats de gauche, ont pris connaissance des faits et se sont solidarisés avec les jeunes en constituant un collectif de soutien.

Par ailleurs, la faible médiatisation des cas de décès lors d’interventions policières renforce l’isolement des proches des victimes. Certaines familles de victimes expliquent qu’elles ignorent si elles peuvent porter plainte contre des policiers ou des gendarmes, et beaucoup ne savent pas quelles démarches entreprendre pour ce faire. « On ne savait pas qui contacter, on n’avait pas forcément de réponses, je ne savais pas vers qui me tourner », raconte par exemple une amie de Babacar Gueye, tué par la police à Rennes en 2015[11]. La faible médiatisation de la plupart des affaires de mort des suites d’une intervention de la police contribue à isoler les familles de victimes et à rendre plus difficile la construction de solidarités militantes.

En somme, l’opacité policière constitue un frein aux mobilisations pour trois raisons. Premièrement, l’absence de données — ou l’existence de données limitées seulement — sur les pratiques policières contestées rend difficile l’émergence d’un débat public sur la question. Les militants souhaitant dénoncer certaines pratiques font souvent face à un déni de la part des autorités, déni contre lequel ils peinent à lutter en l’absence de « preuves » venant corroborer leurs dénonciations. Deuxièmement, la contestation judiciaire des pratiques policières devient presque impossible, puisque l’opacité qui entoure ces dernières retire aux personnes dénonçant une intervention policière la possibilité de s’appuyer sur des éléments concrets pouvant prouver un abus ou une discrimination illégale. Troisièmement, l’opacité qui règne autour de l’action policière renforce l’isolement des victimes et rend difficile la constitution de solidarités militantes.

2. Production de connaissances au sein des mobilisations : l’impact du mode de production des connaissances sur la définition des causes militantes

Face à l’opacité qui caractérise l’action policière, il devient essentiel pour les acteurs souhaitant dénoncer les pratiques des forces de l’ordre d’investir dans la production de connaissances. Cette partie compare trois mobilisations contemporaines et analyse, pour chacune, le mode de production des connaissances, le type de données produites, et leur influence sur le cadrage du problème des pratiques policières en France.

2.1 Mobiliser la recherche scientifique pour quantifier les discriminations policières : dénoncer les « contrôles au faciès »

Depuis 2005, l’Open Society Justice Initiative, organisation internationale de juristes financée par la fondation Open Society du milliardaire George Soros, entreprend des actions de recherche, de plaidoyer politique et de contentieux sur les contrôles d’identité discriminatoires en France. Pour lancer sa campagne, l’OSJI a d’abord utilisé ses ressources financières pour investir dans une enquête afin d’établir l’existence de discriminations ethnoraciales dans des contrôles d’identité. La mobilisation étant menée par une organisation de juristes, son prisme d’analyse est légal, notamment focalisé sur le concept de discrimination. Par conséquent, le projet de recherche financé par l’OSJI visait à produire des données comparatives qui puissent démontrer une différence de traitement sur la base de la race ou de l’ethnicité.

Mode de production des données : prisme d’analyse légal, données comparatives

À partir de 2007, l’OSJI a sollicité la collaboration de deux chercheurs du CNRS, Fabien Jobard et René Lévy, pour mener une enquête sur les discriminations lors des contrôles d’identité. Cette enquête s’est basée sur une méthodologie développée par le chercheur états-unien John Lamberth, qui consiste à observer les contrôles policiers dans des espaces publics, et à comparer les caractéristiques des personnes présentes dans cet espace avec celles des personnes ciblées par les contrôles.

Cette méthodologie d’observation permettait de quantifier, pour la première fois en France, le ciblage de différents groupes lors des contrôles policiers. Cependant, elle présentait certaines contraintes : les observations devaient se faire dans des lieux assez vastes pour que les observateurs ne soient pas repérés par les policiers, assez fréquentés pour que les contrôles d’identité y soient réguliers, et assez mixtes racialement pour qu’il y ait matière à comparer. Après avoir testé plusieurs lieux à forte fréquentation, à Paris et en banlieue francilienne, les chercheurs ont choisi cinq sites parisiens près de la gare du Nord et de Châtelet-Les Halles, car ceux-ci « avaient une fréquence de contrôle significativement plus élevée qu’ailleurs[12] ». Par conséquent, les contrôles d’identité dans les quartiers populaires de banlieue n’ont pas pu être inclus.

De plus, l’enquête reposant sur le travail d’observateurs, les catégories ethnoraciales relevées ont été limitées aux « minorités visibles ». Après une phase pilote de l’enquête, les chercheurs ont ainsi retenu cinq catégories ethnoraciales, soit celles formées par les Blancs, les Noirs, les Arabes, les Asiatiques et les Indo-Pakistanais. Les Rroms et les voyageurs ont été exclus car, « à cette époque, il n’y en avait pas suffisamment » dans les espaces choisis. Par ailleurs, aucune distinction n’était faite entre Blancs d’Europe de l’Ouest et Blancs d’Europe de l’Est, bien que les chercheurs estiment que « les policiers sont capables de les distinguer, mais, pour l’enquête, on est obligés d’avoir des rubriques rudimentaires, on ne peut pas faire des rubriques fines[13] ».

Si l’enquête de l’OSJI était focalisée principalement sur la production de données comparées sur la race et l’ethnicité des personnes contrôlées, les chercheurs français ont ajouté une mesure du style vestimentaire, pour pouvoir tester si les personnes sont contrôlées principalement du fait de leur couleur de peau, ou plutôt en fonction de leur apparence sociale.

Le rapport de l’enquête publié en 2009 démontre que les Noirs ont entre 3,3 et 11,5 fois plus de chances d’être contrôlés que les Blancs, et les Arabes entre 1,8 et 14,8 fois plus. L’enquête montre également que les personnes habillées « jeune » sont surcontrôlées, et que l’apparence vestimentaire est aussi prédictive du contrôle que l’apparence raciale (Open Society Justice Initiative, 2009).

Ainsi, pour la première fois en France, cette enquête a permis de quantifier le phénomène des contrôles au faciès, jusque-là dénoncé sur la base de ressentis ou d’enquêtes qualitatives. Il est à noter que, si l’OSJI cherchait principalement à prouver l’existence des discriminations ethnoraciales, la méthodologie adoptée par Jobard et Lévy a permis de mettre en évidence une double discrimination, à la fois ethnoraciale et sociale. Les données produites n’ont cependant pas permis de déterminer quel type de discrimination prime, puisque « deux tiers des personnes habillées en vêtements jeunes relèvent de minorités visibles » (Open Society Justice Initiative, 2009 : 16). Les auteurs en ont conclu que « le style de vêtements peut être décrit comme une variable racialisée » (Open Society Justice Initiative, 2009 : 16).

Production de données et cadrage du problème : les policiers ciblent les Noirs et les Arabes de manière discriminatoire

L’enquête de l’OSJI s’est basée sur l’observation de contrôles d’identité et sur une analyse de ce matériau à travers le prisme légal de la discrimination pour démontrer une différence de traitement. Ce mode de production des connaissances a permis aux militants de corroborer l’affirmation qu’il existe des contrôles « au faciès » et de définir ce phénomène comme une forme de discrimination ethnoraciale et sociale.

Cette enquête a contribué à imposer le sujet dans le débat public et politique. Au moment de sa publication, des représentants de la police et du gouvernement ont publiquement reconnu, pour la première fois, l’existence de contrôles au faciès[14]. De plus, à la suite de l’enquête et d’une campagne de plaidoyer, le sujet s’est imposé dans les programmes politiques. En 2012, le candidat à la présidence François Hollande a fait de la lutte contre le contrôle au faciès une promesse de campagne, et le sujet a été inclus dans plusieurs campagnes présidentielles en 2016. Entre 2009 et 2017, au moins huit propositions de lois ont été présentées à l’Assemblée nationale et au Sénat pour lutter contre les contrôles au faciès. Enfin, la Cour de cassation a admis les statistiques produites par l’enquête de Jobard et de Lévy comme élément de preuve pour condamner l’État, en 2016, pour trois contrôles d’identité discriminatoires.

Si le mode de production de connaissances adopté par l’OSJI a permis d’établir qu’il existe un ciblage disproportionné de certaines populations pour des contrôles d’identité, il n’a cependant pas pu déterminer si cette disproportion est le fait d’attitudes discriminatoires de la part de membres de la police (discrimination directe), ou si c’est la conséquence de politiques et de procédures institutionnelles (discrimination indirecte ou systémique). En l’absence de données sur les processus décisionnels des policiers ou sur les politiques institutionnelles, ce mode de production des connaissances ne permet pas d’établir le type de discrimination qui cause la disproportion observée. Cela a eu un impact dans le processus de cadrage militant. Pour son travail à l’échelle européenne, l’OSJI envisage le « profilage ethnique » comme pouvant relever de la discrimination directe ou indirecte, et inclut les politiques ou pratiques policières qui ne sont pas définies en référence à l’ethnicité ou à la race, mais qui ont un impact disproportionné sur certains groupes. Cependant, sa campagne française s’est centrée sur une définition du contrôle au faciès comme étant un contrôle d’identité « basé sur la couleur de peau… plutôt que sur… des indices objectifs[15] », c’est-à-dire sur les discriminations directes.

De plus, la méthodologie de l’enquête a centré l’attention sur certains aspects des pratiques policières, rendant d’autres aspects périphériques. Ainsi, l’enquête a permis de démontrer que, dans un certain type d’espace — grandes gares parisiennes et leurs environs —, certains groupes sont ciblés de manière disproportionnée, mais elle n’a pas apporté d’éléments pouvant rendre visibles les pratiques policières dans d’autres espaces, par exemple les quartiers populaires, et n’a pas pu mesurer s’il existe une discrimination envers les Rroms ou les Européens de l’Ouest.

Par ailleurs, en prenant pour point de départ le concept légal de la discrimination, la mobilisation a focalisé ses recherches sur la question du ciblage des personnes pour des contrôles d’identité, sans produire de connaissances sur le déroulement des contrôles ou sur les liens potentiels entre contrôles discriminatoires et violences policières. Les deux autres mobilisations étudiées ont contribué à combler ces lacunes.

2.2 Produire des connaissances à partir des expériences des familles de victimes : « La police assassine, la justice acquitte »

Depuis les années 1980, des mobilisations existent pour demander « vérité et justice » pour les personnes tuées dans le cadre d’opérations des forces de l’ordre. Centrées autour des familles de victimes soutenues par des militants, ces mobilisations organisent des commémorations, font pression sur l’institution judiciaire pour obtenir justice, et mettent sur pied des actions nationales par le biais de collectifs de familles de victimes.

Contrairement aux grandes organisations internationales, les familles de victimes et leurs soutiens n’ont pas accès à des ressources financières importantes et n’ont donc pas la capacité de financer d’ambitieux projets de recherche. Cependant, ils disposent de deux ressources essentielles pour la production de connaissances : les expériences vécues des familles de victimes et leur accès, en tant que parties civiles, aux dossiers des enquêtes judiciaires ayant suivi un décès entre les mains de la police. Ces éléments constituent le matériau empirique sur lequel la mobilisation se base pour éclairer les pratiques policières et judiciaires lorsque des agents des forces de l’ordre sont mis en cause. La mobilisation étant centrée sur les familles de victimes, le prisme d’analyse des pratiques policières est celui qu’adoptent les proches de victimes : le droit à la justice.

Mode de production des connaissances : mise en commun d’expériences éparses, analysées à travers le prisme de la justice

Pour contrer l’absence de données officielles sur les blessés et tués lors d’interventions policières, des militants et des journalistes tentent d’en recenser les cas. Le premier projet de recensement a été mené dès les années 1960 par Maurice Rajsfus, journaliste, historien et militant, sur la base d’articles de presse (Rajsfus, 1996). À partir des années 2010, et en suivant la même méthodologie, des collectifs de familles de victimes et des journalistes indépendants ont recensé les cas de décès lors d’interventions policières[16], dans l’objectif « de rendre visible et de mettre toutes ces affaires les unes à côté des autres » pour « montrer qu’il y a un réel problème[17] ». Le recensement le plus complet à ce jour, celui du journal Basta !, a recensé 578 morts en 40 ans, soit en moyenne 14 morts par an à la suite d’interventions policières[18]. Ces recensements sont un élément central du discours développé par la mobilisation et utilisé pour soutenir l’affirmation que les violences policières mortelles ne sont pas un phénomène marginal.

En plus de produire des données sur les interventions policières mortelles, la mobilisation des familles de victimes a investi dans la production et la diffusion de connaissances sur les pratiques judiciaires dans les affaires où la police ou la gendarmerie sont mises en cause. En utilisant leurs expériences et leur accès au dossier de l’enquête en tant que partie civile, les familles et militants ont révélé des schémas récurrents dans ces affaires.

Par exemple, la mise en commun des expériences des familles leur permet de montrer que les autorités policières tentent souvent, dès les premières heures, de diffuser une version des faits qui dédouane les agents. Les familles de victimes utilisent alors leurs connaissances sur la victime et leur accès au dossier de l’enquête pour pointer du doigt les aspects invraisemblables, incohérents ou contradictoires de la version officielle, afin d’ouvrir un espace d’incertitude permettant de remettre en question la version policière (Jobard, 2002b). Par exemple, face à la version de la gendarmerie et du procureur selon laquelle Adama Traoré serait mort d’une infection et d’une faiblesse cardiaque, la famille et ses soutiens ont mobilisé leurs connaissances personnelles sur Adama (le fait qu’il était sportif et en bonne santé), leurs demandes d’expertises médicales (qui ont prouvé qu’Adama ne souffrait pas d’infection ou de maladie cardiaque), et leur accès au dossier de l’enquête (comprenant le témoignage d’un pompier qui dénonçait la négligence des gendarmes à apporter les premiers secours à Adama après qu’il a perdu connaissance), pour semer le doute sur la version officielle.

Par ailleurs, les expériences des familles mises bout à bout soulignent la longueur des procédures judiciaires dans les cas d’interventions policières mortelles. L’instruction prend typiquement des années, les juges d’instruction refusent souvent d’autoriser des actes d’enquête (reconstitution, audition des mis en cause) ou tardent à le faire, et les demandes d’actes des parties civiles demeurent fréquemment sans réponse (Amnesty International, 2009 ; ACAT, 2016).

Dans les rares cas où une enquête poussée a lieu, le dossier de l’enquête devient une source de données importante et permet de rendre visibles des pratiques institutionnelles qui participent à la fabrique de l’impunité. Par exemple, le procès du policier Damien Saboundjian, condamné pour avoir tué par balle Amine Bentounsi en 2012, a révélé de nombreux éléments montrant comment l’institution policière tente de protéger les agents mis en cause (cf. l’article d’Anthony Pregnolato dans ce dossier). Notamment, les éléments de l’enquête suggèrent que les policiers ont « arrangé » la scène du tir, que le principal témoin à décharge a menti pour couvrir son collègue mis en cause, que les syndicats policiers ont cherché à entraver l’enquête, et que la hiérarchie a maintenu le salaire du policier malgré la procédure pénale en cours[19].

Ainsi, la mise en commun des expériences de diverses familles et de différents comités mobilisés, de même que l’accès aux dossiers judiciaires, permettent de révéler les points de jonction et les schémas qui se répètent, de manière à mettre en évidence ce que les militants appellent « la fabrique de l’impunité policière ».

Production de connaissances et cadrage du problème : « La police assassine, la justice acquitte »

Dans cette mobilisation, la production de connaissances s’appuie sur les expériences vécues des familles de victimes et sur les informations contenues dans les dossiers judiciaires, et ce matériau est analysé à travers le prisme du droit à la justice pour les victimes. Ce mode de production des connaissances a permis à la mobilisation de corroborer deux injustices dénoncées, résumées dans le slogan « La police assassine, la justice acquitte ». En effet, la mise en commun des connaissances et des expériences de chaque famille mobilisée a permis de révéler l’ampleur des violences policières mortelles et les mécanismes judiciaires qui renforcent l’impunité des agents des forces de l’ordre.

Ces connaissances ont servi de base à plusieurs rapports d’ONG dénonçant les « violences policières » et « une impunité de fait » des agents des forces de l’ordre (Amnesty International, 2009 ; ACAT, 2016). Elles ont également permis de faire pression sur la France par le biais des instances internationales. En 2017, six experts mandatés par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme ont interpellé la France au sujet de « l’usage excessif de la force par la police concernant trois personnes d’origine africaine », ajoutant que ces affaires ne sont pas des actes isolés et exprimant leur « préoccupation sur la question de l’impunité[20] ».

Comme pour la mobilisation contre les contrôles au faciès, le mode de production des connaissances de cette mobilisation a des limites. Tout d’abord, si la mobilisation a réussi à mettre en lumière des éléments récurrents contribuant au maintien d’une impunité policière, les données des militants sur les suites judiciaires sont limitées puisque seule une minorité des familles se mobilise, et les données issues de la presse sont incomplètes. Par conséquent, l’affirmation qu’il existe une impunité spécifique aux forces de l’ordre demeure fortement contestée.

Par ailleurs, les connaissances produites ont permis de centrer l’attention sur certains aspects des violences policières, au détriment d’autres. En effet, si la mobilisation a réussi à produire des données sur l’ampleur des violences policières mortelles, du fait des ressources dont elle dispose, elle n’a cependant pas pu produire de connaissances sur l’éventail des violences policières dans leur ensemble, y compris les violences policières moins graves, mais plus fréquentes, telles que les violences verbales, les violences physiques non létales, ou encore les détentions ou arrestations arbitraires. La troisième mobilisation étudiée a contribué à combler cette lacune.

2.3 Produire des connaissances à partir d’une expérience collective locale : violences policières illégales et exclusion sociale

À partir de 2013, une mobilisation s’est mise en place dans le quartier parisien de Reuilly-Montgallet (12e arrondissement) pour soutenir des adolescents qui subissaient des contrôles répétés et violents de la part d’une brigade de quartier. Une vingtaine d’adolescents habitant le quartier — pour la plupart des garçons issus de l’immigration et de classes populaires — ont dénoncé des contrôles répétés qu’ils subissaient de la part de la Brigade de Soutien de Quartier, contrôles accompagnés d’insultes racistes et sexistes, de violences physiques et sexuelles, et de détentions hors cadre légal. Après avoir alerté le commissariat et la mairie sans que des réponses ne leur soient apportées, les éducateurs spécialisés du quartier ont fait appel à des ONG et à des avocats pour contester en justice les pratiques de cette brigade.

La mobilisation a donc été le fruit d’un travail collaboratif entre, d’un côté, les adolescents et leurs éducateurs, et, de l’autre, des ONG et des avocats venus de l’extérieur pour leur apporter une expertise juridique. Si les avocats ont contribué à analyser les pratiques policières à travers le prisme légal, les éducateurs ont quant à eux permis une analyse sociale de la question, qui prend en compte les pratiques policières dans le contexte plus large des dynamiques locales et des conditions de vie des adolescents.

Mode de production de connaissances : documenter une expérience collective locale à travers un prisme légal et social

Pour produire des données prouvant les pratiques policières dénoncées par les adolescents, les avocats ont entrepris une documentation minutieuse des interactions policières avec les jeunes, en collectant des informations sur chaque incident rapporté, y compris les témoignages de victimes et de témoins, les photos ou vidéos éventuelles de l’interaction, et les certificats médicaux attestant les blessures. Ce travail de documentation a donné lieu à une plainte pénale collective de la part de 18 adolescents, détaillant 44 différents faits qualifiés de violences volontaires, d’agressions sexuelles et de discriminations, répandus sur deux ans, et mettant en cause onze policiers[21]. La plainte soulignait que les faits « sont tellement nombreux et répétés » que la plainte collective vise à « en dénoncer le caractère systématique et la profonde gravité[22] ». Ainsi, ce travail de documentation a mis en lumière l’ampleur et la nature des pratiques de cette brigade, et la stratégie de la plainte collective a permis d’analyser ces interactions comme autant d’illustrations d’une pratique systémique.

La mobilisation a également utilisé une autre source de données : l’accès des plaignants à l’enquête pénale qui a suivi la plainte. Cette enquête menée par l’IGPN constitue une source d’informations rare sur les pratiques policières quotidiennes d’une brigade de quartier. Elle contient les auditions des plaignants, des témoins, des policiers mis en cause, d’autres policiers du commissariat, de commerçants et de professionnels de la jeunesse. De plus, elle inclut toutes les mains courantes informatisées créées par les brigades de proximité concernant leurs activités pendant trois ans, les rapports annuels du commissariat, les courriers de plainte de certains habitants, et les courriers de réponse envoyés par le commissariat. Ces documents mettent au jour les agissements de certains policiers, mais également les consignes de la hiérarchie qui encourageaient ces pratiques. En effet, l’enquête révèle que cette brigade effectuait, suivant en cela les ordres de sa hiérarchie, des « contrôles-évictions », une pratique illégale visant à « évincer » certaines personnes de l’espace public, même lorsque celles-ci ne commettent aucune infraction (Boutros, 2018). Pour désigner les personnes à évincer, l’enquête a révélé que la police utilise la catégorie « indésirables », et que cette catégorie est incluse dans le logiciel des mains courantes informatisées utilisé dans tous les commissariats de France.

De plus, le dossier de l’enquête contenait des vidéos issues d’une caméra-piéton portée par une policière de la brigade, et que le procureur a incluses au dossier de l’instruction. Ces vidéos, diffusées par la presse, offrent un accès inédit au déroulement des contrôles d’identité répétés envers les mêmes personnes[23]. On y voit les policiers contrôlant des adolescents qu’ils connaissent bien, comme en témoigne le fait qu’ils les appellent par leurs noms. Les policiers les somment de se positionner les mains contre le mur et les jambes écartées ; ils les palpent et fouillent leurs sacs et leurs poches systématiquement ; et ils refusent souvent de leur donner le motif du contrôle. Les vidéos montrent également des policiers de la brigade mise en cause dans la plainte mentionner explicitement cette dernière et menacer certains plaignants de les emmener au poste, de les accuser d’outrage, ou de leur coller des amendes[24].

Grâce aux éléments de preuve collectés, trois des policiers ont été condamnés pour violences volontaires aggravées par le tribunal correctionnel en 2018[25]. Ainsi, le travail de documentation et l’accès au dossier d’instruction ont permis à la mobilisation de révéler les pratiques illégales de cette brigade.

Par ailleurs, l’implication d’éducateurs spécialisés et de militants locaux a apporté une connaissance approfondie de ce quartier largement embourgeoisé, et a permis de rendre visibles les tensions sociales et raciales qui renforcent et légitiment ces pratiques policières. Comme l’explique un éducateur du quartier, les jeunes ciblés par les contrôles répétés « sont dans des situations précaires, ont des problèmes à l’école… ont peu de moyens économiquement ». Comme ils habitent « un quartier plutôt sympa, plutôt bobo, où il y a de l’argent », ils sont mal vus de certains habitants, souvent « blancs, âgés, et propriétaires, qui appellent le commissariat pour se plaindre. Ce qui fait qu’à un moment donné, la police, elle répond aussi à cette demande-là. Sauf qu’elle se sent peut-être en toute-puissance, parce qu’elle est validée par les habitants qui envoient des pétitions[26] ».

Cette analyse a été corroborée par le dossier d’instruction, qui a révélé de nombreuses plaintes envoyées par certains habitants du quartier demandant à la police d’intervenir contre les « regroupements de jeunes », ainsi que des demandes répétées de la part de la municipalité afin que soient faits des « passages et contrôles plus fréquents » dans les lieux où les adolescents se retrouvaient[27]. Le rôle de l’embourgeoisement dans ce quartier a également été souligné lors d’une agora publique organisée autour de la question des jeunes dans l’espace public, au cours de laquelle certains habitants ont expliqué que les regroupements de jeunes « dévalorisent, sur le plan patrimonial, le quartier[28] ». Ainsi, l’ancrage local de la mobilisation, de même que la participation d’éducateurs et de militants du quartier, ont permis de collecter des données sur les dynamiques locales qui rendent évidents les liens entre les dynamiques d’embourgeoisement et les pratiques de « contrôles-évictions » de certaines populations.

Production de connaissances et cadrage du problème : des pratiques policières illégales qui participent à l’exclusion sociale

En partant d’une situation localement définie, à savoir les interactions entre un groupe d’adolescents et une brigade du quartier, et en cherchant à la documenter, cette mobilisation a produit des données sur les violences policières quotidiennes ciblant de jeunes hommes issus de l’immigration et des classes populaires dans un quartier embourgeoisé. Ces données révèlent certaines procédures et politiques policières jusque-là dissimulées au public, telles que les « contrôles-évictions ».

L’identité des acteurs impliqués dans cette mobilisation, et en particulier la coprésence d’avocats et d’éducateurs implantés dans le quartier, a rendu possible une double analyse de ces données, étudiées à la fois à travers le prisme légal et le prisme social. En plus d’établir l’illégalité de certaines pratiques policières, cette mobilisation a permis de démontrer que ces illégalités s’inscrivent dans une dynamique locale plus large qui implique non seulement la police et les adolescents, mais également la municipalité et certains résidents. Ainsi, le mode de production des connaissances a mis en lumière la manière dont certaines pratiques policières participent au maintien de l’exclusion sociale des jeunes hommes issus de l’immigration et des classes populaires, et a fait le lien entre les pratiques policières et d’autres facteurs d’exclusion sociale, comme l’embourgeoisement.

Conclusion

Les résultats de la présente enquête montrent que l’opacité entourant l’action policière constitue un obstacle aux mobilisations qui dénoncent les pratiques policières, car elle rend difficile l’inclusion du sujet dans le débat public et politique, la contestation des actions policières en justice, de même que la création de solidarités militantes. Il devient donc essentiel, pour les victimes et les militants, de produire des connaissances à même de corroborer leurs dénonciations.

S’appuyant sur un cadre analytique emprunté à la sociologie des connaissances (Camic, Gross et Lamont, 2011), l’enquête compare trois mobilisations contemporaines françaises pour examiner la manière dont la production de connaissances façonne la définition des causes militantes (Snow et Benford, 1988 ; Rabeharisoa, Moreira et Akrich, 2014). Les résultats montrent que, selon les données empiriques collectées, la méthodologie d’enquête et le prisme d’analyse adopté, les militants produisent différents types de connaissances, lesquels soulignent certains aspects des pratiques policières au détriment d’autres. Corollairement, dans les mouvements où des désaccords existent sur la définition de la cause, cela mène à renforcer certains cadrages du problème — ceux qui s’alignent avec les connaissances produites — aux dépens d’autres.