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1. La santé mobile en Belgique

Les politiques publiques en matière de santé connaissent une nouvelle orientation normative depuis quelques années. L’accent est à présent mis sur l’autonomisation du patient, la notion de patient partenaire ou acteur des soins (Andreassen et Trondsen, 2010 ; Flora et al., 2016). En outre, d’autres évolutions majeures amènent à remettre en question l’organisation des systèmes de santé : la chronicité des pathologies (Cronin, Murphy et Savage, 2017), l’evidence-based medicine, la volonté de mieux maîtriser les dépenses de santé (Stoesz, 2014), la consécration de la démocratie sanitaire (Dumez et Minvielle, 2017), la médecine dite des « 4P » (Bragazzi, 2013), sans oublier l’utilisation toujours plus importante des technologies de l’information et de la communication (TIC).

En Belgique, le Plan d’action e-Santé 2013-2018 consacre ces différents changements et se focalise tout particulièrement sur le déploiement des TIC (Technologies de l’information et de la communication) dans l’ensemble du système de soins avec pour objectif de replacer le patient au centre des préoccupations (Flora et al., 2016). Ce dernier doit devenir le pilote de ses soins et le médecin, un copilote qui accompagne le patient dans sa prise en charge (État belge, 2015). L’approche des soins doit être globale, multidisciplinaire (Cronin, Murphy et Savage, 2017) et doit reposer sur l’échange électronique de données entre prestataires de soins, tendant ainsi vers un système de santé paperless et rompant avec la logique de silos (Nicolas, 2012). Les enjeux ne sont donc pas tant du côté de l’accès aux soins (la Belgique ne connaît pas à proprement parler de « déserts médicaux ») que du côté de la réorganisation du système de soins pour le rendre plus efficient.

Après deux années de déploiement, le document politique a été repris et révisé en 2015. Cette démarche a permis de mettre en avant un point qui paraissait alors incontournable : la santé mobile[1]. Les autorités ont posé deux constats : les applications mobiles se développent de manière exponentielle et les professionnels de la santé ainsi que les patients intègrent de plus en plus ces technologies dans leur quotidien. De ce fait, l’État belge a souhaité amorcer une réflexion sur la manière dont leur utilisation pourrait être intégrée au système de santé. Ainsi, les objectifs de l’action « mobile health » du Plan e-Santé visent l’établissement d’un cadre juridique et financier pour l’utilisation des applications mobiles et des objets connectés. Il s’agit également de « placer l’utilisateur lui-même aux commandes des soins au moyen des applications de m-Health » (État belge, 2015 ; Andreassen et Trondsen, 2010 ; Shoor et Lorig, 2002).

Un appel à projets pilotes a été lancé en 2016 par l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (INAMI) afin de tester des solutions technologiques impliquant la santé mobile pour le suivi de différentes pathologies. L’INAMI est responsable du financement et de l’évaluation des projets pilotes retenus. L’organisme demande un compte rendu mensuel des résultats des projets et a également pris connaissance du rapport final reprenant toutes les leçons à tirer par rapport à ce nouveau type de suivi. L’attente centrale de l’INAMI tient à la démonstration par les porteurs de projets que ce type de suivi à distance est plus efficient que le suivi médical classique.

2. Le suivi à distance des patients

Le suivi à distance des patients s’inscrit dans un mouvement plus général d’autonomisation des patients (Andreassen et Trondsen, 2010). Il s’agit de relocaliser les soins, les « lieux de prise en charge » à la fois dans le temps et dans l’espace (Acker, 2005 : 165). Il s’agit aussi, comme le souligne Topol (2012, cité par Lupton, 2013 : 260), d’un mouvement de « digitalisation des corps » avec la traduction de l’état de santé du patient en chiffres ou en graphiques par le biais d’objets connectés. Cela permet également le développement d’une médecine basée sur les données où le patient est producteur de connaissances qu’il va mettre au service de l’autogestion de sa maladie respiratoire (Lupton, 2012 : 233).

Dans le contexte « de cette nouvelle médecine, computérisée, dématérialisée » (Vallancien, 2015), certains mettent en avant les dangers liés à cette surveillance permanente. Ces dispositifs de suivi peuvent devenir une source de stress et d’anxiété pour les patients parce qu’ils provoquent un rappel constant de la maladie et amènent donc à ce que Rubeis, Schochow et Steger nomment la « pathologisation » de la vie quotidienne ou encore la « médicalisation de la maison » (2017 : 5). Plusieurs points de vue nourrissent donc le débat actuel sur la mise en place d’un suivi des patients à distance grâce à l’ensemble des dispositifs que l’on peut inclure sous le vocable « télémédecine » (Pols, 2012 ; Oudshoorn, 2008 : 275).

Étant donné que la santé mobile implique l’utilisation d’objets connectés ou d’applications mobiles, elle met en présence des humains et des non-humains. Ces derniers sont le plus souvent des outils d’« automesure » ou d’autosurveillance (Morton et al., 2017 ; Lupton, 2013). Si la littérature dans son ensemble et la sociologie des sciences et des techniques en particulier se sont déjà intéressées à la question de la santé mobile, elles l’ont souvent fait dans une perspective où un actant, le plus souvent un non-humain, vient transformer la relation traditionnelle médecin-patient en redistribuant les tâches entre les membres du réseau sociotechnique (voir par exemple Oudshoorn, 2008). En outre, plusieurs études portent sur des dispositifs de téléconsultation où les patients sont amenés à rencontrer des professionnels de la santé qu’ils ne connaissent que de manière virtuelle (voir par exemple Mathieu-Fritz et Gaglio, 2018). La notion de « proximité digitale » d’Oudshoorn (2008) révèle alors tout son intérêt.

Lorsque la littérature se focalise sur le patient dans le cadre d’études concernant la santé mobile — ce qui n’est pas le cas la plupart du temps —, elle évalue souvent la satisfaction de l’utilisateur ou l’acceptabilité de la technologie (Williams, May et Esmail, 2001). Enfin, les études qui portent précisément sur la technologie mobile et sur leur lien avec les maladies respiratoires évoquent souvent des situations où le patient télécharge de sa propre initiative une application pour suivre son état de santé, ce qui exclut par conséquent la présence de professionnels de la santé (Sobnath et al., 2017).

3. Objet et objectifs de la recherche

Notre recherche s’intéresse à un dispositif de télésurveillance de patients atteints de broncho-pneumopathie chronique obstructive sévère (BPCO) (Miravitlles et al., 2016). Les patients dont il est question sont à un stade avancé de la maladie qui les empêche le plus souvent de réaliser toute une série d’activités de la vie quotidienne, malgré un suivi régulier par des professionnels de la santé et leur participation à des programmes de revalidation (Corhay et al., 2014). Le projet de télésurveillance a pour objectif de diminuer l’anxiété liée à la maladie respiratoire, de prévenir le risque d’une nouvelle hospitalisation et de contribuer à améliorer la qualité de vie des patients suivis.

Le dispositif mobile permettant la télésurveillance se compose d’une tablette sur laquelle sont installées trois applications qui sont elles-mêmes liées à quatre objets connectés (le dispositif précis sera détaillé par la suite). L’une des trois applications est centrale dans la mesure où elle concentre l’ensemble des mesures prises quotidiennement par les patients. Cette application est fournie par un opérateur privé — que nous appellerons la firme « RESPI » — actif dans le secteur de l’assistance aux personnes.

L’accent sera mis sur le réseau sociotechnique constitué de nouveaux non-humains (les éléments du dispositif mobile), mais aussi de nouveaux humains. En effet, ce projet fait intervenir l’INAMI en tant que financeur et évaluateur des projets, une équipe hospitalière qui porte et met en oeuvre le projet, des patients volontaires, les médecins généralistes de ces patients, mais aussi la firme RESPI. L’originalité de ce projet tient précisément à l’inclusion dans le réseau sociotechnique d’une firme privée, en plus du dispositif technique de télésurveillance. Comment le script prévu par les concepteurs se déploie-t-il en regard de la double médiation induite par la présence à la fois d’un dispositif technique, mais aussi d’un opérateur privé ? Cette question est au coeur de notre réflexion.

Nous montrerons que les actants (Akrich, 2006a ; Callon, 2006) dévient parfois fortement du script qui avait été envisagé. Nous verrons que la double médiation induite par l’objet technique et par la présence de l’opérateur privé brouille la communication et perturbe la redistribution des tâches de surveillance (Oudshoorn, 2008). Cela empêche in fine la normalisation du dispositif (Nicolini, 2010 ; Mathieu-Fritz et Gaglio, 2018).

Tout d’abord, nous présenterons la méthodologie développée dans le cadre de cette recherche. Ensuite, nous reviendrons plus en détail sur les objectifs du projet pilote considéré et sur les spécificités que ce projet propose par rapport au suivi médical classique. Adoptant une « perspective située » (Akrich et Méadel, 2004 : 12), nous décrirons les actants impliqués et mettrons en évidence les tensions et les conflits rencontrés lors de la mise en oeuvre du projet. Ceux-ci constituent, selon Akrich, « un outil d’analyse majeur […] livrant du même coup la composition de ce qui est engagé dans les situations pacifiées et montrant l’ampleur du travail nécessaire pour faire tenir ensemble ces éléments » (Akrich, 2006b : 194).

4. Méthodologie

La recherche a débuté au mois de mai 2017, quelques jours avant la date de démarrage officielle du projet, fixée au 1er juin. Plusieurs méthodes de récolte de données ont été combinées dans le cadre de cette démarche de recherche qualitative à visée compréhensive. Les documents politiques et organisationnels tels que le dossier de candidature et le protocole médical ont été analysés. Quatorze entretiens semi-directifs ont été menés avec des médecins généralistes au sein de leur cabinet (n = 8), avec des patients à leur domicile (n = 5) et avec des représentants de la firme privée (n = 1). Enfin, 66 heures d’observation (participante ou non) de réunions et de consultations médicales complètent le dispositif de récolte de données. Nous avons négocié une position d’observateur prenant une part active au projet en contribuant à la réalisation des rapports à destination de l’INAMI et à la passation des différents questionnaires de satisfaction auprès des patients. Cette position particulière nous a permis d’avoir accès à de nombreuses ressources, documents et discussions informelles. Cela participe, selon Arborio et Fournier (2010 : 87), à une moindre perturbation de la situation observée, même si celle-ci ne peut être tout à fait évitée.

5. Le suivi médical classique

Dans le cadre d’un suivi classique de la maladie respiratoire, les patients se rendent en consultation chez le pneumologue plusieurs fois par an et sont admis — s’ils répondent aux critères — dans un programme de revalidation pulmonaire à l’occasion duquel des physiothérapeutes leur proposent toute une série d’exercices à réaliser sur des appareils de fitness à raison de trois fois par semaine. Le suivi de l’état de santé des patients (leur capacité respiratoire notamment) est effectué ponctuellement. Des tests sont réalisés par des professionnels de la santé avant la revalidation, après trois mois et après six mois de revalidation. Cependant, en cas de dégradation rapide et importante — qui peut survenir à tout moment —, il appartient au patient de contacter un professionnel de la santé ou de se rendre aux urgences.

Si des équipes pluridisciplinaires prennent actuellement en charge la gestion des patients diagnostiqués BPCO, les cloisonnements restent tout de même importants entre la médecine de ville et la médecine hospitalière (Nicolas, 2012). Le patient entretient une relation avec son pneumologue et avec son médecin généraliste dans le cadre de colloques singuliers. Les échanges d’informations entre professionnels sont peu nombreux. Chacun dispose de son propre dossier médical et des données de suivi qu’il a lui-même encodées. Le Plan d’action e-Santé vise néanmoins à promouvoir les échanges grâce à la mise en place de dossiers résumés par exemple. Réalisés par les médecins généralistes, les dossiers sont accessibles aux médecins spécialistes par une plateforme Web. La plateforme « Ma santé » permet également aux patients d’avoir accès à leurs données de santé.

6. Le suivi grâce à la télésurveillance

Outre les activités habituelles de consultation médicale et d’organisation de programmes de revalidation pulmonaire, une équipe hospitalière composée d’un pneumologue et de trois physiothérapeutes a décidé de s’associer à la firme privée RESPI pour proposer une solution mobile qui permettrait aux patients diagnostiqués BPCO sévère de bénéficier d’un suivi quotidien de plusieurs paramètres.

En pratique, l’hôpital a acheté plusieurs tablettes. RESPI fournit à l’hôpital une application développée par un fournisseur nord-américain. Cette application centralise toutes les données qui seront encodées grâce à l’utilisation d’objets connectés (également développés par des fournisseurs externes) : un thermomètre et un spiromètre qui nécessitent chacun l’installation d’une application ad hoc pour fonctionner, un actimètre et un oxymètre de pouls. Les paramètres surveillés sont respectivement la température, le volume expiratoire maximal par seconde (VEMS), l’activité physique (grâce au nombre de pas journaliers), la saturation en oxygène et la fréquence cardiaque. Trois applications sont donc installées sur la tablette du patient, dont l’application « centrale » (RESPI-PAT) fournie par RESPI. L’équipe hospitalière et les médecins généralistes, quant à eux, disposent d’un portail Web (RESPI-WEB) qui leur permet de consulter les données encodées par les patients. Outre le matériel, la firme RESPI propose également les services d’une « cellule de surveillance » (la CS RESPI) qui assure la gestion des alertes liées aux différents paramètres comme nous le verrons par la suite.

6.1 La sélection et l’éducation des patients

L’objectif initial est d’inclure et de suivre 50 patients pendant six mois. Les patients sont sélectionnés par le pneumologue selon différents critères définis dans le protocole médical (le degré de sévérité de la maladie notamment). Une fois que le patient a exprimé son accord pour la participation au projet pilote, le pneumologue fixe un rendez-vous. Durant cette rencontre, un bilan par rapport à la maladie respiratoire est réalisé par le médecin spécialiste grâce à divers tests médicaux (les tests classiques de suivi de la pathologie respiratoire). Le patient remplit plusieurs questionnaires afin d’évaluer l’impact de la maladie sur sa qualité de vie ou encore son niveau d’anxiété/dépression. Il signe ensuite un document pour marquer son « consentement éclairé » par rapport à sa participation. À l’issue de cette rencontre, le pneumologue définit des seuils personnalisés pour chaque paramètre mesuré dans le cadre du projet. Par exemple, pour un patient donné, le pneumologue décidera que la valeur de la saturation en oxygène ne peut pas descendre en dessous de 90 %. Le dépassement de ce seuil engendrera une alerte et toute une série de réactions en chaîne dans le cadre du suivi. Nous verrons par la suite de quelle manière ces normes s’intègrent dans le processus global de télésurveillance.

Au terme de l’échange entre le pneumologue et le patient, un physiothérapeute prend le relais. Il installe les trois applications sur la tablette et apparie ensuite ensemble les objets connectés à la tablette par Bluetooth. Il montre au patient la procédure à suivre pour prendre ses paramètres et pour encoder les valeurs dans RESPI-PAT et invite ensuite le patient à tester lui-même la marche à suivre plusieurs fois. Le patient a l’occasion de poser toutes les questions qu’il souhaite. Un membre de l’entourage du patient est généralement présent lors de l’éducation. Le patient rentre ensuite au domicile équipé de sa tablette, de ses objets connectés, d’un manuel d’utilisation mis au point par la firme RESPI, et d’une explication schématique et synthétique de la prise de mesures quotidienne. In fine, 14 patients dont l’âge moyen est de 61 ans ont été suivis dans le cadre du projet.

6.2 Le script proposé dans le cadre de la télésurveillance des patients BPCO

La figure 1 présente une schématisation de la procédure de télésurveillance prescrite par le protocole médical. Il s’agit du programme d’action (Akrich, 2006a) proposé à l’ensemble des actants. Chaque matin, avant dix heures, le patient prend ses paramètres à l’aide des objets connectés. Les valeurs obtenues sont soit automatiquement transférées dans RESPI-PAT (grâce à la technologie Bluetooth), soit encodées manuellement par le patient. RESPI-PAT (voir figure 1) centralise l’ensemble des données. Les données sont automatiquement transmises à la cellule de surveillance de la firme RESPI (CS RESPI sur la figure 1). Des agents vérifient qu’il existe effectivement une valeur encodée pour chaque paramètre. La surveillance des patients à distance ne se fait donc pas uniquement par l’application qui rendrait du feedback au patient, elle se réalise également grâce à une intervention humaine et s’accompagne d’interactions téléphoniques. En effet, en cas d’absence de valeur, l’agent appelle le patient pour l’inviter à effectuer la mesure de la ou des valeurs manquantes.

Lorsqu’une valeur est présente pour chaque paramètre, elle peut être « normale » ou « hors norme » comparativement aux seuils préalablement définis par le pneumologue. Une valeur normale ne déclenche aucune réaction de la part de la CS RESPI : le suivi est considéré comme en ordre jusqu’au lendemain. A contrario, lorsqu’une mesure est « hors norme », cela provoque une alerte orange. Le patient est alors censé répondre à un questionnaire très court qui apparaît dans RESPI-PAT et qui lui permet de caractériser ses symptômes. Si le patient répond positivement à l’une des questions (par exemple, il déclare que son essoufflement s’est aggravé), l’alerte orange se transforme en alerte rouge. Cela doit alors engendrer plusieurs opérations en chaîne. La CS RESPI appelle le patient et lui demande de reprendre la ou les mesures hors normes pour confirmer qu’il s’agit bien d’une alerte rouge justifiée, et non d’un problème technique ou d’une utilisation inadéquate des objets connectés qui aurait provoqué une valeur anormale.

Si les valeurs mesurées une nouvelle fois par le patient se trouvent dans les seuils définis, le suivi est considéré comme en ordre jusqu’au lendemain. Si le patient confirme le caractère hors norme de la valeur mesurée sur demande de la CS RESPI, un agent doit contacter le médecin généraliste du patient (MG sur la figure 1) par téléphone pour faire état de la situation et lui envoie un courriel récapitulant les informations communiquées. L’agent transmet également ce récapitulatif lié à une alerte par courriel à l’équipe hospitalière (EH sur la figure 1).

Chaque professionnel de la santé — qu’il fasse partie de l’équipe hospitalière (pneumologue/physiothérapeute) ou qu’il soit médecin généraliste — a la possibilité d’accéder au portail Web lié à l’application (RESPI-WEB sur la figure 1) pour visualiser les paramètres des patients. L’équipe hospitalière a accès aux données médicales des 14 patients recrutés. Chaque médecin généraliste a accès aux données de son patient individuel. Qu’il consulte RESPI-WEB ou qu’il se base sur les informations transmises par téléphone par la CS RESPI, le médecin généraliste a l’initiative du contact avec le patient. Il doit téléphoner à son patient pour s’enquérir de son état de santé en cas d’alerte rouge. En collaboration avec le patient, le médecin juge alors de l’opportunité de programmer une consultation médicale. Un renvoi vers l’équipe hospitalière — et particulièrement vers le pneumologue — est possible. L’équipe hospitalière doit donc agir en deuxième ligne sur demande du généraliste. La figure 1 résume les différents moments clés du suivi définis dans le protocole médical, autrement dit, la manière dont chaque actant est censé se comporter pour que le suivi fonctionne, c’est-à-dire le script ou encore le « programme d’action », le « scénario » imaginé par les concepteurs (Akrich, 2006a : 184) et inscrit à la fois dans le dispositif technique, dans le protocole médical et dans le manuel d’utilisateur.

Figure 1

Le script proposé dans le cadre de la télésurveillance des patients BPCO

Le script proposé dans le cadre de la télésurveillance des patients BPCO

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7. Pourquoi le dispositif de télésurveillance ne sera-t-il pas « normalisé » ?

À travers le projet pilote de télésurveillance des patients BPCO, on assiste à une « mise en projet » de l’évolution de la prise en charge des patients grâce à la santé mobile. Ce sont les professionnels hospitaliers qui sélectionnent des patients pour les inclure dans un processus de surveillance à distance qui fait intervenir un dispositif de santé mobile, un opérateur privé, des médecins généralistes et un des acteurs principaux de la sécurité sociale (l’INAMI). Ce type d’initiative participe à un glissement progressif d’une médecine « réactive » vers une médecine « proactive » (Bragazzi, 2013).

À travers le script qui était prévu au départ, les patients étaient supposés collaborer avec la CS RESPI et tous deux devaient devenir des agents diagnostiques au sens d’Oudshoorn (2008 : 276). Mais, comme l’auteure l’a montré, ce travail de diagnostic implique aussi toute une série de tâches supplémentaires qui étaient rendues invisibles dans le script inscrit dans les objets techniques et dans le manuel d’utilisateur. Il y a un « travail d’articulation » à réaliser par le patient, à qui on confie des tâches habituellement réalisées par les professionnels de la santé. Ces tâches peuvent lui paraître très difficiles compte tenu de sa maladie (Oudshoorn, 2008).

Par rapport au travail invisible du patient, toute une série d’éléments peuvent être mis en avant. Le patient doit respecter des horaires précis pour la prise des paramètres, il doit savoir maîtriser la technologie Bluetooth et savoir utiliser une tablette. Il doit être capable de mettre à jour les applications et de résoudre les problèmes techniques qui se présentent. Il doit être rigoureux, ne pas oublier de prendre ses paramètres et doit pouvoir interagir avec les agents de la CS RESPI en comprenant que ces derniers ne disposent pas de compétences médicales. Le patient est également censé être infaillible dans la mesure où les erreurs d’encodage dans l’application ne peuvent être corrigées. Or, dans la pratique, un patient explique : « moi je ne suis pas informaticien, c’est facile quand ça fonctionne, mais dès que j’ai un message d’erreur je ne sais pas quoi faire. J’ai déjà appelé l’hôpital plusieurs fois. J’ai besoin de l’aide de ma femme parce que je ne vois pas bien… ça ne facilite pas les choses évidemment ».

Outre ce « travail du patient » (Strauss, 1992), travail invisible qui n’a pas été pris en considération dans le « programme d’action » (Akrich, 2006a : 184), on constate qu’il était difficile pour les patients de collaborer activement avec la CS RESPI. Lors de la prise des paramètres, l’application RESPI-PAT ne fournissait aucun feedback, de sorte que le patient n’était jamais sûr de l’envoi effectif de ses données. Quant aux agents qu’il avait au téléphone, ils lui demandaient de reprendre l’une ou l’autre mesure, mais ne fournissaient pas non plus de feedback qui permettait au patient d’être rassuré par rapport à la transmission des données et au bon fonctionnement du suivi.

Par ailleurs, nous constatons que les patients ainsi que l’équipe hospitalière ont petit à petit remis en question le travail des agents la CS RESPI, ayant constaté une série de manquements ou d’erreurs dans les informations fournies. Un patient relate : « Ils n’arrêtaient pas de m’appeler tous les jours parce que j’étais en dessous de 88… mais je ne savais pas vraiment quoi faire. Un jour, je me suis quand même rendu compte que c’était (sic) des gens qui n’y connaissaient rien à la médecine. Alors j’ai testé… j’ai écrit 32 dans la case température et j’ai attendu. Ils ne m’ont pas appelé… rien. Ce n’est quand même pas très sérieux. »

D’autres problèmes sont apparus, des imprévus qui n’avaient pas été envisagés par les concepteurs : des données disparaissaient subitement de l’application RESPI-PAT pour réapparaître ensuite, les objets connectés se dissociaient de la tablette et devaient être reconnectés, certains chiffres fournis par la CS RESPI concernant le suivi des patients s’avéraient erronés, le questionnaire « symptômes » n’est jamais apparu au bon endroit comme cela était attendu, et cela a généré quantité d’alertes supplémentaires et souvent inutiles ou injustifiées.

Étant donné que ni l’application ni la CS RESPI ne remplissent les rôles prévus, les professionnels hospitaliers ont repris la main et ont réorganisé le suivi grâce à un nouvel artéfact. Des fiches de suivi par patient ont été créées sur Excel pour faciliter la visualisation rapide de l’évolution de l’état de santé du patient après trois mois de suivi. En outre, l’équipe a appelé les patients régulièrement pour pallier l’inutilisation du questionnaire évaluant les symptômes. Le téléphone est venu se substituer en partie à l’application. L’hôpital s’est aussi substitué à la firme RESPI en ce qui concerne les problèmes techniques rencontrés par les patients. Ces derniers ont eu tendance à s’adresser directement à l’équipe — qu’ils connaissent et en qui ils ont confiance — en cas de problème.

Du côté des médecins généralistes, il était prévu que l’application se substitue à un certain nombre de consultations et que le suivi puisse s’effectuer au quotidien pour éviter les situations d’urgence thérapeutique. Pour rappel, les porteurs de projet doivent pouvoir démontrer à l’INAMI que le suivi grâce à la technologie mobile est plus efficient que le suivi classique. Si la surveillance est effectivement plus rapprochée, ce n’est pas grâce au portail RESPI-WEB qui est délaissé par les généralistes, mais grâce aux appels de la CS RESPI qui rapporte les alertes rouges. Cependant, nous avons mentionné les erreurs commises par la CS RESPI ainsi que les trop nombreuses alertes, ce qui amène les médecins à contacter les patients alors que cela n’est pas nécessaire. Les généralistes perdent donc confiance dans le dispositif et remettent son efficacité en question.

Finalement, au fur et à mesure du suivi, chaque actant s’est progressivement éloigné du script prévu. L’application a perdu sa fonction de concentrateur de données, puisque d’autres artéfacts sont venus s’y ajouter. Les généralistes ont douté de l’efficacité du suivi et ne se sont pas investis dans la consultation de RESPI-WEB, l’équipe hospitalière a pris un rôle davantage de « première ligne » et surtout d’aide en cas de problèmes techniques. Les patients, quant à eux, ont également déployé certaines stratégies et ont utilisé le dispositif de manière non prévue : « J’ai créé un tableau Excel où je suis plus que ce qui est indiqué dans l’application. En plus, on ne peut pas corriger... J’avais fait une erreur, je n’ai pas su la corriger et, du coup, le graphique est faux. Donc, ici dans Excel, je vois tous mes paramètres. J’écris aussi comment je me sens le matin et l’après-midi, j’écris si j’ai eu un rendez-vous médical […]. »

S’il est attendu des patients que ceux-ci effectuent désormais une partie du « vrai travail » médical (Mathieu-Fritz et Gaglio, 2018 : 40), on constate dans le même temps que le script tel qu’il était envisagé et inscrit dans le dispositif technique fait fi de toute une série de nouvelles compétences que les acteurs doivent acquérir, qu’il s’agisse des patients, des professionnels de la santé ou même des agents de la CS RESPI. Le script fait fi aussi de tout le travail invisible, indispensable travail d’articulation, que nous avons mentionné (Oudshoorn, 2008). Nous assistons donc à une redistribution du travail entre humains et non-humains (Mathieu-Fritz et Gaglio, 2018), mais pas telle qu’elle était initialement prévue par le dispositif, par le protocole médical ou encore par le manuel d’utilisateur.

Une « nouvelle distribution des compétences » (Akrich, 2006b : 193) s’opère vers l’équipe hospitalière, le téléphone et un tableau Excel qui réalisent toute une série d’actions qui devaient être effectuées par l’application RESPI-PAT, par le patient ou par la cellule de surveillance CS RESPI pour que le projet tienne la route. Si une partie du suivi et du « regard médical » devait être déléguée à l’application et aux objets connectés, c’est finalement en grande partie le téléphone et un artéfact ad hoc qui permettent le suivi. En l’état, l’application et le portail Web se trouvent contournés en partie par les utilisateurs.

8. De la télésurveillance à la surveillance généralisée

Il ne s’agit pas uniquement d’affirmer que la redistribution du travail médical a pris un tournant inattendu, mais également de caractériser les effets de ces changements sur l’ensemble des actants du réseau sociotechnique. En effet, la CS RESPI a fait l’objet d’une méfiance (Marzano, 2010) croissante de la part des utilisateurs, qu’il s’agisse de l’équipe hospitalière, des patients, des médecins généralistes et même de l’INAMI qui ne disposait pas de chiffres fiables sur lesquels se baser pour évaluer le projet.

Un point important à mettre en avant réside dans la double médiation induite par le script inscrit dans le dispositif, mais également dans le protocole médical. L’interaction médecin-malade est à la fois médiée par le dispositif technique, mais aussi par l’intervention de la CS RESPI. Dans ce projet, s’il s’agit de surveiller les patients à distance, les patients eux-mêmes ont la possibilité de porter un regard sur le travail des professionnels de la santé, mais surtout sur le travail des agents de la CS RESPI. C’est ce que Mann a nommé la « souveillance » (Mann, 2004, cité par Galič, Timan et Koops, 2017, p. 31).

Finalement, nous assistons à des mécanismes de surveillance mutuelle. D’une part, les patients encodent des informations erronées dans le système pour « tester » la fiabilité de la CS RESPI ou créent des tableaux pour suivre l’évolution de leurs paramètres en dehors de l’application. D’autre part, l’équipe hospitalière crée de nouveaux artéfacts qui permettent par la suite de se rendre compte de l’(in)exactitude des informations chiffrées transmises par la CS RESPI. C’est ainsi qu’un dispositif se voulant flexible, interactif, collaboratif a finalement contribué à figer les relations entre les actants et à accroître la méfiance dans le système.

Dans ce contexte, la CS RESPI et les patients qui devaient travailler en collaboration pour devenir de véritables « agents diagnostiques » (Oudshoorn, 2008) n’y sont pas parvenus, malgré tout le travail d’articulation réalisé par les uns et les autres. Après six mois d’utilisation, les protagonistes ont décidé de mettre un terme à leur collaboration.

À l’avenir, nous pourrions imaginer de réduire la complexité du système en nous basant uniquement sur un dispositif technique. Si cela pouvait permettre au patient d’acquérir davantage d’autonomie dans sa prise en charge et peut-être de devenir un véritable agent diagnostique, l’ensemble des questions concernant le travail invisible (Mathieu-Fritz et Gaglio, 2018 ; Oudshoorn, 2008) reste à prendre en considération. De même, comme Oudshoorn l’a montré, la relation médecin-malade reste un espace de socialisation important et le contact avec les patients, souvent très fragilisés par leur pathologie, confère à l’interaction, de visu ou par téléphone, un caractère indispensable.