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Les analyses des transformations actuelles de l’État, et particulièrement de l’État sous sa forme providentielle, sont souvent menées en fonction d’une lecture critique du néolibéralisme associée à une analyse des ravages du capitalisme financier et de la pression qu’il exerce sur la réduction des dépenses et de la dette publiques. L’intention de ce numéro est de tenter d’éviter de recourir à une telle grille d’analyse qui, certes, demeure pertinente, mais limitée en raison du primat qu’elle accorde à l’analyse économique (et particulièrement la notion de crise économique) pour comprendre ces transformations. Nous proposons plutôt de privilégier une analyse des processus d’informalisation de l’action de l’État, à l’oeuvre tant aux plans politique, juridique, social, culturel qu’économique, et de répondre à la question : Qu’entendons-nous par processus d’informalisation[1] ?
De l’informalité à l’informalisation
Les notions d’informalité, de secteur informel, de travail, d’emploi, de commerce, d’habitat informels ont été développées au cours des années 1970 sous l’impulsion des grands organismes internationaux en rapport avec l’idée de « sous-développement » des sociétés du Sud. Dans cette perspective, l’informalité était caractérisée comme une manifestation de sociétés traditionnelles qui n’avaient pas encore accédé à la modernité dans leur totalité et dont on pensait que de larges pans allaient progressivement, dans une dynamique de « développement », s’intégrer à une société moderne de consommation constituée par l’expansion d’une classe moyenne de salariés et dirigée par une technocratie éclairée.
À partir des années 1990, sous les pressions de la concurrence à l’échelle planétaire, d’une recherche sans cesse accrue de productivité et de profit à court terme, l’informalité a changé de statut : elle est devenue hypermoderne dans le sens où le recours à l’informalité apparait désormais comme la condition d’une productivité et d’une compétitivité accrues pour les entreprises et pour le commerce. De nouveaux outils apparaissent (tels la dérégulation, les partenariats public-privé, les villes créatives), autant de façons légitimes de parler de processus qui s’apparentent à ce que les économistes des années 1970 et 1980 appelaient l’informalité. L’informalité peut dès lors être analysée comme un phénomène situé au coeur et non pas à la périphérie des réalités étudiées, non pas comme une manifestation de sous-développement, un défaut de régulation ou de planification, mais bien comme une condition essentielle de la performance et de la productivité à l’échelle mondiale, transformant et renouvelant la compréhension que nous avions de l’évolution récente des sociétés. En d’autres termes, on passe d’une conception essentialiste et stable de l’informalité à une conception relative, interactive et mouvante de cette informalité. Elle ne se définit plus dans une opposition entre le formel et l’informel, elle n’est plus l’attribut de secteurs archaïques et pauvres qui échappent au « développement » et dont la survie relèverait de la « débrouille ».
Cette nouvelle informalité se trouve dès lors induite par le retrait voire la disparition de la régulation étatique, ou à tout le moins étroitement associée à ce processus d’affaiblissement généralisé qui détermine une autre stratégie d’allocation des ressources, d’accumulation et de source d’autorité, développée parfois par l’État, parfois par des intérêts organisés, grandes entreprises multinationales, réseaux financiers spéculatifs, cartels licites ou illicites, mafieux ou non. En ce sens, l’informalité loge au coeur même de l’action de l’État. Elle est partie intégrante de ses politiques et stratégies, autant que de celles des entreprises globalisées ou des trafics globalisés. Si plusieurs travaux ont montré il y a longtemps que le formel et l’informel sont interdépendants[2], ce n’est qu’avec la montée en force des perspectives postcoloniales dans la littérature anglo-saxonne que cette articulation, de même que la porosité entre le formel et l’informel ont été re-théorisées.
Cette informalité, d’abord associée aux sociétés du Sud, est à partir des années 1990 l’objet d’une « découverte » dans les pays du Nord. Ce que le regard des sciences sociales du Nord avait permis d’occulter, en imposant la représentation d’une nette distinction entre le Nord et le Sud, le traditionnel et l’archaïque, le moderne et l’innovant, s’estompe et se brouille. Dès lors, l’étude de l’informalité s’impose à partir d’une posture contestant qu’il y ait a priori un clivage Nord/Sud, comme si le postulat non discuté de la différence était justement un mécanisme qui empêchait de penser vraiment les objets d’étude. On peut ici penser à l’exemple de la discussion sur les spécificités d’une Europe du Sud par rapport au reste de l’Europe ; en somme l’existence d’un Sud du Nord. De ce point de vue, la crise financière de 2007/2008 a probablement marqué un tournant, ne serait-ce que dans l’optique de disqualifier et dénoncer les pratiques du sud de l’Europe. Rappelons-nous entre autres dans certains médias et sous la plume d’analystes de PIGS (pour Portugal, Italy, Greece et Spain). Mais à côté de ce réveil de l’opposition Nord-Sud, entre bonnes et mauvaises pratiques, d’autres y ont vu un test de la plus ou moins grande résilience des États de l’Europe, de même qu’un test pour tous les États, vu le rôle plus ou moins vertueux joué par des composantes de l’informalité. L’informalité, longtemps appréhendée comme une caractéristique des pauvres, associée à la débrouille par défaut de pouvoir accéder pleinement aux ressources, apparait aujourd’hui, certes toujours comme une informalité des pauvres, mais aussi comme une informalité des riches, source et moyen de survie pour les uns, source d’enrichissement et d’accumulation pour les autres, comme l’a révélé récemment l’affaire des Panama Papers.
Ainsi, les règlements « négociables », les comportements immoraux ou illégaux servent les intérêts des puissants. L’informalité est un attribut des structures de pouvoir, l’expression d’un rapport de pouvoir économique ou politique, privé ou étatique, la loi étant elle-même perçue comme ouverte, flexible, sujette à de multiples interprétations, inscrite dans un rapport changeant entre ce qui est légal/illégal, légitime/illégitime, autorisé/non autorisé.
Ce rapport flou et arbitraire à la loi devient un lieu de concentration de pouvoir et de violence en ce qu’il autorise une flexibilité des lois et des conditions de production des biens et des ressources ; il est au centre de l’exercice de la « violence légitime » de l’État, autant que des stratégies de concurrence de la grande entreprise multinationale, voire des trafics. Il fait appel à une mobilisation active de l’État pour promouvoir de nouveaux arrangements de régulation par le marché. Ainsi, la dérégulation, la mise en veilleuse de divers droits sociaux et normes qui en découlent, l’utilisation spéculative de l’espace, l’appropriation frauduleuse de terrains, les jeux avec la fiscalité, le recours aux paradis fiscaux, la corruption associée à la signature de contrats publics, de « partenariats public-privé », mais aussi au financement des partis politiques sont, au Sud comme au Nord, autant de manifestations du recours par les puissants à une flexibilité considérable dans l’interprétation et le respect des lois qui va de pair avec les processus de dérégulation et donc d’informalisation. La représentation d’une séparation nette entre légal et illégal qui rejetterait l’informalité dans l’illégalité ne tient pas. Le légal et la régulation sont pénétrés et imbibés d’informalité. Les frontières sont perméables, et l’informalité est corrélative de cette perméabilité des frontières, quelles qu’elles soient.
Nous nous interrogeons, dans ce numéro, tant à partir de réflexions théoriques que de matériaux empiriques, dans les sociétés du Nord autant que dans celles du Sud — puisque, dans le cadre des processus de globalisation et des migrations à grande échelle, cette distinction devient de moins en moins pertinente — sur ces processus en cours d’informalisation (voire de ré-informalisation) de l’État, sur les manifestations diverses de ces processus, sur leurs conséquences politiques, culturelles, sociales, économiques. L’éclatement des cadres nationaux sur lesquels les États ont été construits et qui ont été déterminants dans la construction des États providence, affecte les principes politiques de base sur lesquels ils se sont édifiés : les droits humains fondamentaux, la citoyenneté, la primauté de l’espace public sur l’espace privé, l’égalité des sexes, l’égalité des chances, la lutte contre les inégalités, la défense du bien commun.
Ces principes sont aujourd’hui affaiblis, sinon en voie de déconstruction/déstructuration (au nom de la dette, de l’équilibre budgétaire, de l’austérité, mais aussi de la prévention de la violence, de l’insécurité, du terrorisme et de l’état d’exception prévalant dans certains pays). Plus qu’à un processus de (néo) libéralisation de l’État qui signifierait l’instauration d’un rapport sociétal plus avantageux pour les acteurs privés et la primauté de l’individu, on assiste bien au processus de son informalisation qui a pour effet, on vient de le signaler, de réduire sa fonction régalienne et d’exercice de la violence légitime.
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Nous avons regroupé les contributions de ce numéro en trois sections qui renvoient toutes aux transformations du rôle de l’État, tant dans les sociétés du Nord que dans celles du Sud. Ce regroupement est bien sûr en partie arbitraire puisque chaque article s’appuie à la fois sur une perspective théorique et sur un terrain empirique d’étude qui vient étayer l’analyse. Pourtant, les articles de la première section intitulée : « L’État en processus d’informalisation » permettent de nourrir particulièrement la réflexion sur la pertinence de recourir à la notion d’informalisation et plus largement sur la performance de la notion d’informalité pour éclairer la compréhension des transformations en cours des sociétés globalisées. Les propositions théoriques de cette première section émergent des « Suds » afin d’aider à penser hors des schèmes et automatismes conceptuels des « Nords ». Nous verrons dans la deuxième section comment ces outils théoriques peuvent éclairer les transformations du travail dans les sociétés nordiques tout autant qu’en Argentine. Finalement, la troisième section portera sur d’autres secteurs des politiques publiques, incluant la protection juridique, l’insertion sociale, les services sociaux, et la migration.
1. L’État en processus d’informalisation
La démarche que nous poursuivons rejoint celle proposée par Saskia Sassen[3], qui inaugure dans son ouvrage une méthode propre de travail et d’analyse : « Une question parcourt ce livre », dit-elle dans son introduction, « celle de savoir si l’ensemble des cas que je discute ici, qui produisent leurs effets indépendamment des divisions familières du rural et de l’urbain, du Nord global et du Sud global, de l’Occident et de l’Orient, et d’autres encore, sont la manifestation apparente, la forme locale de dynamiques systémiques plus profondes qui articulent ce qui apparait aujourd’hui comme déconnecté. Ces dynamiques systémiques pourraient opérer à un niveau souterrain et se connecter bien mieux que nous ne pouvons l’imaginer quand nous imposons au monde nos catégories familières et discriminantes — économie capitaliste, Chine communiste, Afrique subsaharienne, environnement, monde de la finance, etc. Nous utilisons ces étiquettes pour donner des formes et des significations familières à des situations qui pourraient en fait avoir leur origine dans des tendances plus profondes et inconnues […] J’utilise cette notion de tendances souterraines pour désigner des tendances qui sont, à proprement parler, souterraines d’un point de vue conceptuel. Elles sont difficiles à voir quand nous utilisons pour penser nos repères familiers […] La spécialisation de la recherche, de la connaissance et de l’interprétation, chacune disposant de son propre corps de règles et de méthodes pour protéger ses frontières et ses contenus ne facilite pas toujours cet effort de détection des tendances souterraines […] Plutôt que donner un sens aux faits en les élaborant au sein d’une théorisation, je fais le chemin inverse en les rapportant à leurs composants essentiels dans un effort pour les dégager de toute théorisation […] À sa pointe ultime, mon hypothèse est que, sous les aspects nationaux des diverses crises globales, se manifestent des tendances systémiques émergentes, formées par une dynamique fondamentale élémentaire […] d’expulsion. » (Sassen, 2014 : 17-20). Notre intention est de procéder dans une perspective comparable à celle de Sassen pour tenter de saisir la portée heuristique de ces notions d’informalité et plus spécifiquement d’informalisation de l’État, dans la diversité des formes, des domaines et des lieux dans lesquels se manifestent ces phénomènes ou « tendances souterraines », pour reprendre les termes de Sassen.
Dans son travail, Sassen pose l’expulsion comme dynamique fondamentale et élémentaire du système mondial actuel. Elle cherche à démontrer empiriquement et théoriquement comment cette dynamique fonctionne. Sans poser directement la question normative, on comprend intuitivement que l’expulsion n’est pas « désirable » ou « juste ». De façon similaire, la question normative « l’informalisation est-elle juste ? » n’est pas abordée de front dans ce numéro. Cependant, en expliquant les processus de déstructuration de l’État-providence comme des processus d’informalisation, les auteurs de ce numéro reconnaissent que celle-ci affecte les mécanismes de distribution du « juste » tout en questionnant le concept même de justice.
Ainsi, Rebotier insiste dans son article sur les recompositions multiples de la figure de l’État en Amérique latine et dans la littérature qui les analyse. Tant au Nord qu’au Sud, signale l’auteur, les travaux de Bruno Lautier reconnaissent la dimension structurelle et structurante de l’informalité dans le fonctionnement des sociétés (Lautier et al., 1991, pour le Sud) et les sciences sociales font une place importante à l’informalité au Nord (Marcelli et al., 2010), la constituant comme une catégorie de compréhension d’un social complexe. C’est dans le contexte d’une économie politique propre à la région, poursuit Rebotier, que les processus d’informalisation des sociétés montent en puissance à partir des années 1980, mais aussi que la littérature scientifique investit cet objet disputé. D’une notion marginale dans l’action publique, l’informalité devient centrale, et parfois même l’instrument d’un agenda idéologique dominant. La figure de l’État se recompose au même rythme.
Tant dans la littérature que sur le terrain, les pistes sont vite brouillées lorsqu’on essaie de comprendre et de donner du sens aux situations ou aux dynamiques de l’informalité. L’intérêt d’un travail de sciences sociales sur l’informalité réside plus que jamais, pour l’auteur, dans la prise de distance critique entre, d’une part, la réalité décrite et son processus de production et, d’autre part, les conditionnements à travers lesquels la connaissance est produite et les notions d’informalité et d’État, considérées et interprétées.
Dans son article, McFarlane avance que la distinction « formel-informel » est un instrument conceptuel à multiples facettes pour nommer, gérer, gouverner, produire et même analyser de manière critique les villes contemporaines. Face à la complexité et à la diversité des villes, ainsi qu’à leur caractère changeant, la distinction « formel-informel » (par exemple slums/non-slums) est une notion en apparence modeste, mais puissante, qui a un effet direct sur l’imaginaire urbain et les pratiques urbaines. L’auteur propose une conceptualisation alternative de la distinction formel-informel en la pensant non pas de manière essentialiste, mais comme « formes particulières de pratiques » dans le registre de la négociation entre parties, soit ici les intérêts des habitants des slums de Mumbai, ceux des promoteurs immobiliers et ceux des administrations publiques. Ainsi, depuis l’inondation que la ville a connue en 2005, à la suite d’une mousson exceptionnelle, un débat a surgi sur les causes de l’évènement, contribuant à déplacer le terrain de la rhétorique des « responsabilités des slums » vers celles de l’État et des promoteurs privés qui opèrent informellement pour outrepasser les réglementations. Ce débat public n’a pas strictement jeté le blâme sur une informalité associée aux slums, mais bien sur une informalité saisie comme une pratique généralisée.
La question est dès lors de savoir quels rapports entretiennent entre elles les pratiques formelles et informelles, dans des contextes différents, selon qu’elles sont, par exemple, co-constitutives, qu’elles se renforcent ou s’affaiblissent mutuellement, ou qu’elles sont de plus en plus asymétriques sans être nécessairement contradictoires. À ce chapitre, Ananya Roy (2004, 2009a, 2009b, 2011) conceptualise l’informalité, selon McFarlane, comme un état de déréglementation maintenu par le fait que la valeur foncière est constamment négociable. Les élites politique, économique et légale peuvent employer ou suspendre la loi pour permettre la violation des limites imposées à la planification ou à la construction, afin de favoriser de nouveaux projets de développement, par exemple. Pour elles, « l’État peut utiliser l’informalité comme un instrument d’accumulation et d’autorité » en se plaçant lui-même hors-la-loi afin de permettre une forme particulière de développement urbain destiné à l’élite. Dans cette perspective, l’informalité devient une pièce centrale du régime de planification urbaine : « la Loi elle-même est rendue extensive et sujette à des interprétations et à des intérêts multiples, et en tant que processus social, elle est aussi arbitraire que ce qui est illégal » (Roy, 2009b : 80).
En avançant ces arguments, Roy (2011a : 233) ouvre une perspective où l’informalité apparait comme un « dispositif heuristique mettant à jour la relation urbaine constamment changeante entre le légal et l’illégal, le légitime et l’illégitime, l’autorisé et le non-autorisé… qui sert à déconstruire l’assise-même de l’autorité de l’État et de ses divers instruments : cartes, arpentages, propriété, zonage et, le plus important d’entre eux, la Loi. » L’informalité et la formalité sont aussi nomades que les villes elles-mêmes.
Recadrer l’informalité et la formalité comme pratiques implique de rejeter à la fois l’idée que l’informalité appartienne aux pauvres et la formalité aux mieux nantis, et celle voulant que l’informalité et la formalité appartiennent nécessairement à différents types d’espaces. Penser l’informalité et la formalité comme pratiques plutôt que comme espaces préexistants permet de reconceptualiser les manières dont on prend en compte les spatialités informelles et formelles : ces pratiques ne prennent pas uniquement place dans des lieux particuliers, mais elles produisent certains lieux particuliers.
Dans l’article qu’il consacre au commerce informel de carburant au Bénin, Eyebiyi propose d’étudier l’État à partir de l’informalité. Il utilise le concept d’informalité en tant que plateforme de réflexion pour analyser la coproduction du contrôle et de la surveillance dans un espace public multiacteurs où les parties prenantes négocient en permanence avec la rencontre de l’ordre et sa transgression. Dans cet environnement ambivalent, avance-t-il, des activités légalement interdites mais socialement légitimées prennent le visage de l’informalité. En réalité, l’encastrement de ces activités économiques dans le social font de l’informalité un élément central de la montée en puissance d’alternatives de survie dans les pays des Sud (et peut être ailleurs aussi). L’article questionne la coproduction de l’informalité autant par l’État que par divers acteurs : l’informalisation de l’État peut être autant l’oeuvre d’agents publics commissionnés qui ne respectent pas les règles publiques, que des « acteurs du bas », ou des acteurs périphériques dont la centralité dans le fonctionnement quotidien de l’État n’est plus à démontrer, et qui oeuvrent à compenser l’absence de l’État ou les défaillances du service public (Trefon, 2009 ; Meagher, 2007).
Dans le cas rapporté, les activités de l’économie informelle sont nombreuses et variées (Roubaud, 2014 ; Meagher, 2010), gardent leur distance par rapport au contrôle direct de l’État et sont régulées généralement à travers leurs propres normes pratiques qui servent à contourner les règlements officiels, y compris les exigences fiscales. L’économie informelle opère de plus en plus dans un continuum d’acteurs et de réseaux d’acteurs aux interactions et structures complexes. Pour les populations, elle sert à renforcer la sécurité économique, et à fournir des services et biens publics que l’État se révèle bien souvent incapable de fournir. Mieux, l’adaptabilité et la réactivité des acteurs de l’informalité nourrissent le caractère pratique de ces activités face à diverses contraintes institutionnelles et structurelles.
Cet article montre que si l’informalité est présentée comme une déviance sociale par les agents étatiques, elle est en réalité un processus au long cours de négociations au quotidien mis en oeuvre par plusieurs groupes marginalisés pour survivre dans un contexte d’incertitudes. Elle est au coeur des pratiques officielles et non officielles et des négociations entre un État régalien désireux de contrôler ses frontières pour augmenter ses recettes douanières et un État des usagers et contrebandiers déterminés à maintenir coute que coute une activité informelle structurant de manière décisive l’économie formelle. L’analyse du trafic du carburant au Bénin conforte l’idée que la construction de l’État peut se lire à travers la transgression de l’ordre public dans un contexte d’inégalités croissantes.
L’article de NDao vise à produire une analyse empirique et historique de l’informalisation de la violence physique au Sénégal. Dans l’économie du numéro que nous présentons, cet article est important car il est le seul qui aborde la question de la violence à laquelle des États de plus en plus nombreux sont confrontés, par le biais d’attaques terroristes, où la détention de la « violence légitime et exclusive » est pratiquement contestée. Pour nourrir la réflexion sur cette dimension de l’informalisation de l’État, on pourra s’inspirer, par exemple, des formules que développe Minassian[4] dans son analyse des « zones grises » : « Une zone grise [pour nous, une zone d’informalité] est un espace — avec ou sans clôture — de dérégulation sociale, de nature politique (autodétermination, séparatisme, sanctuarisation) ou socioéconomique (espaces de criminalité, espaces déshumanisés, espaces désocialisés) de taille variable, essentiellement terrestre, parfois maritime, dépendant d’un État souverain dont les institutions centrales ne parviennent pas — par impuissance ou abandon — à y pénétrer pour affirmer leur domination, laquelle est assurée par des microautorités alternatives. Ces entités rivales et non reconnues instaurent un ordre de substitution plus ou moins violent, structuré, achevé et accepté par les populations qui s’y trouvent, avec une volonté de privatiser le territoire sous contrôle, en vue de se séparer de l’État de tutelle pour en construire un autre ou de le rançonner pour jouir de ses richesses matérielles sans pour autant le désintégrer » (2011 : 11). De telles zones d’informalité peuvent être constituées par l’action de groupes terroristes ou par des réseaux mafieux de trafic de drogues, d’immigrants ou autres. Elles témoignent du processus d’informalisation fondamentale de l’État en ce que ce dernier abandonne ce qui le distingue par-dessus tout : la détention du monopole de la violence légitime.
L’objectif de NDao est de comprendre, au-delà des fausses apparences ou des idées reçues, la relation qui s’est tissée entre le pouvoir politique au Sénégal et d’autres acteurs non étatiques, les milices islamiques. La réflexion vaut également pour l’essor des entreprises privées de sécurité et les groupes paramilitaires tant au Nord qu’au Sud. La prolifération des milices islamiques, leur armement et leur propension à faire usage de la violence physique, en marge des procédures formelles, constitue l’une des manifestations de l’informalisation de la violence étatique au Sénégal.
La notion de violence informelle qualifie toute violence qui n’émane pas de l’État, qui est revendiquée et exercée par des groupes ou des acteurs non étatiques, qui ne disposent pas d’une autorisation formelle (les milices). La violence physique est exercée en marge de l’État de droit, de la police, organe destiné à assurer, conformément aux lois et procédures, par la coercition, la protection des citoyens. L’exercice de la violence physique échappe aussi au contrôle juridictionnel. Le juge n’intervient pas pour protéger les droits individuels et les libertés publiques, à l’encontre des principes de légalité et de justice.
La privatisation de la violence témoigne de l’effondrement de l’État (« collapsed state »), ce dernier devenant un enjeu de lutte de pouvoir entre des factions rebelles qui disposent chacune d’une parcelle de la souveraineté nationale. L’État noue des liens subtils avec les milices, créant ainsi une relation complexe et ambivalente avec les acteurs non étatiques, sans devenir forcément un spectateur qui subit. Il manoeuvre afin d’agir efficacement sur la conduite des milices islamiques selon ses intérêts et suivant les enjeux. On peut donc avancer que l’émergence et le maintien des milices constituent aussi une poursuite de la politique par des moyens informels. La monopolisation de la violence physique passe donc aussi par la capacité du pouvoir politique à entreprendre des actions informelles pour contrôler les milices islamiques qui sont notamment utilisées comme des auxiliaires de la sécurité publique ou encore des stratèges pour la mobilisation du soutien électoral.
2. L’État et l’informalisation du travail
Nous avons regroupé dans cette section quatre articles qui concernent plus directement la question du travail et des conditions d’emploi dans leur rapport aux politiques publiques et aux protections sociales et juridiques, confrontées aux pressions de la globalisation du travail et des processus migratoires de la main d’oeuvre, pressions qui se traduisent par une informalisation croissante des conditions de travail, tant au Sud qu’au Nord, où l’on assiste, dans les sociétés post-keynésiennes à un effritement des protections sociales de la « société salariale », sous l’égide active des États.
Nik Theodore montre qu’alors que le travail informel a longtemps été associé à une absence d’action de la part de l’État, on constate tout au contraire aux États-Unis un rôle actif de l’État dans la croissance fulgurante de ce type de travail qui touche très particulièrement les immigrants latino-américains, souvent illégaux, et parmi eux, encore davantage, les femmes immigrantes. L’État a en effet réduit massivement les contrôles relatifs aux marchés du travail, promu la désyndicalisation de secteurs entiers d’activité économique, comme le secteur de la construction domiciliaire que Theodore analyse dans son article. Le travail précaire connait un essor exceptionnel aux États-Unis, grâce à la collaboration active de l’État fédéral, de la majorité des États, du système de justice, des associations patronales des secteurs de la construction, de la restauration, des services de soins aux personnes, des call centers, etc., autant de secteurs dont la productivité est directement conditionnée par un affaiblissement et une informalisation croissante des conditions de travail. De plus en plus, les compagnies saisissent des opportunités dans les vides institutionnels qui ont été créés par le démantèlement des cadres réglementaires, ce qui stimule les processus d’informalisation.
C’est bien l’action étatique qui rend possible et effective cette séquence de restructuration économique puisque le pouvoir est exercé de manière hautement sélective. On assiste donc à une réorganisation de la régulation, à une restructuration, c’est-à-dire à une destruction et à une reconstruction des espaces construits par le fordisme/keynésianisme qui fait appel à une mobilisation active de l’État pour promouvoir de nouveaux arrangements de régulation par le marché[5]. Cette informalité – l’auteur n’hésite plus à appliquer aux réalités états-uniennes ce concept jusqu’ici réservé aux pays du sud-est induite par le retrait de la régulation étatique qui détermine une autre stratégie d’allocation des ressources, d’accumulation et de source d’autorité. En ce sens, l’informalité comme manifestation d’une stratégie de dérégulation devient un mode de régulation.
Yerochewski et Marotte, pour leur part, montrent comment, au Canada, un gouvernement conservateur, ouvertement hostile aux travailleurs et à leurs représentants syndicaux, a transformé et réduit les conditions d’accès à l’assurance-chômage (rebaptisée assurance-emploi), laissant à un « tribunal de la sécurité sociale » la responsabilité de traiter des cas limites et des appels très nombreux des décisions de rejet relatives aux demandes d’indemnisation. Or, ce tribunal s’illustre par un arbitraire considérable que les auteurs associent à juste titre à un processus d’informalisation de la gestion des droits des travailleurs qui promeut l’informalisation de l’État au sens où le droit social s’évanouit au profit d’une intervention largement arbitraire et autoritaire, aboutissant à une réduction explicite de leurs droits.
Par ailleurs, avec la réforme de l’assurance-chômage, les prestataires fréquents se retrouvent mis en concurrence directe avec les Travailleurs étrangers temporaires (TET), en particulier ceux dits peu spécialisés, dont le nombre a connu une très forte augmentation et qui viennent pourvoir les emplois dans les activités moins valorisées ou aux conditions de travail pénibles. Il ne faut pas sous-estimer à ce titre la pression exercée sur les travailleurs précaires : la réforme profite de l’existence de dispositions et d’une jurisprudence très défavorables aux travailleurs de secteurs qui offrent des emplois surtout temporaires.
On assiste, au Canada comme aux États-Unis, à un nivellement par le bas du marché du travail, sous l’égide des politiques publiques, auquel contribuent la politique d’admission des Travailleurs étrangers temporaires, autant que les réformes concomitantes de l’aide sociale que les gouvernements provinciaux ne cessent de réajuster et de resserrer, en fonction des modifications apportées à l’Assurance-chômage et qui ont pour effet de renvoyer aux provinces la responsabilité de la prise en charge financière des travailleurs déboutés, au titre de l’aide de dernier recours.
Pfau-Effinger explore, dans la tradition comparative des régimes d’États providence européens inaugurée dans les années 1990 par Esping-Andersen, les différences entre les sociétés postindustrielles de l’Union européenne relatives à l’essor du travail informel au sein de ces sociétés et aux risques accrus pour les travailleurs que cela entraine. Cet article consacre la reconnaissance de l’existence, dans des proportions de 9 % à 26 %, selon les pays de l’Union, du travail informel au Nord, contribuant ainsi à détruire le mythe voulant que ce type de travail soit l’apanage des sociétés du Sud.
C’est évidemment dans les pays méditerranéens et dans les ex-pays de l’Est que ce type de travail est le plus répandu, entrainant des situations à haut risque pour les travailleurs concernés. C’est aussi dans ces pays où les réglementations du travail sont les moins contraignantes que les employeurs recourent le plus fréquemment au travail informel. L’auteure fonde son analyse sur une vaste enquête européenne qui établit une distinction entre recours au travail informel par les travailleurs « comme solution de dernier recours pour échapper à la pauvreté » et recours à ce type de travail « par impossibilité d’accéder au travail formel ». Là encore, les pays à régime d’État providence de type méditerranéen affichent les plus hauts pourcentages de travailleurs, et surtout de travailleuses qui, parmi ceux et celles recensés comme travailleurs informels, déclarent recourir au travail informel « pour échapper à la pauvreté » (26 %) et « parce qu’ils n’ont pas pu accéder au travail formel » (41 %). Rien d’étonnant dès lors que l’on retrouve parmi ces personnes une surreprésentation d’immigrants et de femmes, particulièrement pour ces dernières, dans les emplois de soins aux personnes, surtout âgées. On constate donc une intrication serrée entre régimes d’États providence, force ou faiblesse relative des réglementations du travail et de leur mise en oeuvre réelle, types de production de biens et services et pratiques d’entreprises, essor des services tant publics que privés, immigration, déclin démographique, niveau de protection sociale, prise de risques et stratégies de survie, et importance du travail informel.
Pour Longo, l’informalisation du travail en Argentine se manifeste tout d’abord par sa forme la plus évidente : le travail « non déclaré ». Ce dernier constitue à la fois un élément qui structure le fonctionnement global du marché du travail et une épreuve pour la majorité des jeunes travailleurs, femmes et hommes, mais plus particulièrement pour les jeunes les plus défavorisés. Mais l’informalisation émerge également dans la coexistence au coeur de l’emploi formel et protégé, de situations d’informalité plus ou moins légales, difficiles à réguler pour l’État en raison de son opacité ou de son invisibilité. Elle apparait encore à travers l’ambiguïté des dispositifs ou des programmes directs ou indirects de l’État portant sur l’emploi des jeunes (stages, formation, subventions, programmes d’intégration sociale et professionnelle). Ces programmes contribuent parfois au flou des frontières entre ce qui représente un emploi ou non, ou entre ce qui relève d’un emploi formel ou informel. Enfin, l’informalisation dérive des effets imprévus des politiques de formalisation de l’emploi, qui en cherchant à légaliser l’emploi informel, peuvent paradoxalement aggraver la situation des jeunes.
En Argentine, près de 7 jeunes sur 10 se retrouvent dans un emploi non déclaré à la sécurité sociale. Cette situation s’aggrave en fonction des inégalités associées à l’origine sociale : les jeunes de classes sociales populaires sont les plus touchés par le travail informel, même s’ils détiennent le même niveau de diplôme que leurs pairs issus des classes sociales moyennes et aisées. La très grande majorité des jeunes commence à travailler dans un emploi non déclaré.
Bien d’autres formes de travail informel existent, dont la rémunération est « en nature ». Le problème ici est la frontière non seulement entre ce qui relève et ce qui ne relève pas de l’ordre du travail. La banalisation de la rétribution en nature finit par banaliser également l’activité elle-même et constitue un cas extrême d’informalisation de l’activité professionnelle. Il y a aussi l’informalisation de l’emploi par la sous-déclaration des salaires, des horaires ou des postes de la part d’une entreprise qui accentue l’irréversibilité des comportements autour de l’informalité, tant au niveau de l’organisation, puisqu’ils s’ancrent dans le fonctionnement de l’entreprise, qu’au niveau du fonctionnement global du marché du travail, dans un cadre où l’informalité se révèle massive.
L’informalité apparait également à travers l’ambiguïté des dispositifs ou des programmes directs de l’État (contrats d’essai, stages, formation, subventions…). Cette ambiguïté contribue parfois au flou des frontières entre les différents « états » (emploi-chômage-inactivité-formation). De manière incontestable, comme dans de nombreux autres pays, l’État a élargi le caractère informel de l’emploi des jeunes avec une série de dispositifs destinés à faciliter l’embauche flexible en échange de coûts moindres pour les employeurs et de garanties moindres pour les travailleurs.
3. L’État et l’informalisation des politiques publiques
Dans cette dernière section, nous présentons quatre articles qui ont en commun, quoique dans des conditions nationales très différentes, de mettre en évidence des processus convergents dans lesquels la capacité des États à « faire société », à promouvoir et à défendre des politiques d’insertion et des valeurs démocratiques vacille, qu’il s’agisse de protection juridique des individus contre la violence au Brésil, d’insertion sociale par l’accès au logement en France, de démantèlement de l’État social, de dérégulation, de désinvestissement, de privatisation des services ou encore de délégation aux villes de la gestion des aides sociales aux États-Unis, ou finalement, qu’il s’agisse, en complète extériorité des politiques publiques et à leur totale invisibilité, de l’organisation commerciale souterraine d’échanges de produits de la part de migrants transnationaux, complètement en dehors des États et même du marché, ce qui peut être interprété comme une informalité extrême.
Pour Vidal, qui propose une réflexion sur la loi comme cadre et comme horizon à partir de résultats d’enquêtes menées au Brésil dans des domaines aussi différents que ceux des travailleuses domestiques, des ouvriers d’origine bolivienne dans le secteur de la confection ou encore de la régulation des flux de voyageurs des trains de banlieue et de la lutte contre le harcèlement sexuel dans les wagons, l’État offre une certaine protection juridique des individus, sans parvenir toutefois à effacer des logiques sociales héritées du passé de violences dans lequel s’est forgée la société brésilienne. L’action de l’État a, au Brésil, des conséquences auxquelles on ne saurait donner un seul sens, mais qui ont en commun de ne pouvoir être comprises qu’en tenant compte de l’historicité du social. On voit ainsi que la loi peut, selon les situations, être un horizon lointain ou un cadre qui délimite des frontières sociales. Elle peut aussi bien soutenir des processus de formalisation que laisser inchangée la vulnérabilité de ceux qui demeurent à sa marge. On saisit alors la difficulté, dans le cas du Brésil, de parler en général d’un État en processus d’informalisation ou, à l’inverse, promoteur d’une meilleure protection juridique des individus.
Olivera aborde dans son article la question du rôle des dispositifs d’insertion et de relogement de populations roms et des conditions de la mise en oeuvre de ces dispositifs dans la banlieue de Paris. Les associations mandatées par l’État pour la mise en oeuvre de ces dispositifs manifestent un sentiment de frustration d’avoir été « instrumentalisées » par les pouvoirs publics alors que l’État semble réticent à admettre la « réussite » d’un projet dont il a jugé la « gouvernance » trop peu rigoureuse : reconnaitre ce succès amènerait en effet à questionner la rationalité même des politiques menées depuis plus d’une vingtaine d’années à l’endroit des « Roms migrants », au-delà des étrangers et des précaires. Si l’on se place du côté des familles « bénéficiaires », les vertus de l’informalité semblent plus explicites. En conservant comme l’ensemble des « partenaires » un pied dans l’informalité, tout en participant à un dispositif institutionnel garantissant une certaine stabilité résidentielle, les familles ont pu poursuivre leurs propres formes d’insertion locale et d’invisibilisation, sans s’en remettre intégralement au bon vouloir de la « puissance publique » et de l’action sociale. Assez rapidement, elles ont pu constater que l’ensemble des décideurs institutionnels et associatifs avec lesquels elles ont des contacts avaient certes du pouvoir, mais un pouvoir relatif et limité. Il est même arrivé aux familles de déclarer que si elles avaient besoin des décideurs, ceux-ci avaient également besoin d’elles pour des raisons politiques, symboliques, financières et autres. La mise en lumière de la dimension contextuellement productive de l’informalité dans de tels projets invite à réfléchir plus avant sur les dynamiques de coproduction de l’intégration sociale. Sans sous-estimer le poids des contraintes structurelles (juridiques, économiques, politiques), on sait que les processus d’intégration sociale se situent à l’échelle des relations interpersonnelles, ce qui entraine qu’une certaine dose de malentendus soit nécessaire à leur déroulement. L’informalité dont il est ici question serait ainsi le produit de ces malentendus éminemment productifs.
Lamotte décrit le double processus de démantèlement de l’État social et de délégation de la gestion des aides sociales aux villes dans le cas des logements destinés aux populations défavorisées, à partir du cas du South Bronx à New York.
Le mouvement de désinvestissement de l’État au profit des associations communautaires peut être analysé comme un premier temps d’informalisation de l’action de l’État. Il faut ensuite interroger les rapports entre associations for profit et non-profit et l’hybridation qu’opère, dans les quartiers populaires, le rapprochement des deux logiques. Cette dynamique, facilitée par les mesures dérégulatrices en faveur du secteur privé, accompagne une informalisation de l’État, ici dans sa composante municipale. En effet, ne penser ces territoires que par le manque, le recul ou l’absence de l’État empêche de comprendre les façons dont l’État fonctionne pour structurer ces espaces de manière à correspondre aux intérêts privés et marchands. L’articulation du complexe non-profit au secteur du marché induit un « floutage » entre non-profit et for profit, et l’intervention d’une logique de marché dans le domaine des politiques sociales réinterroge la notion même de public. Lamotte montre comment aux États-Unis, le démantèlement de l’État providence passe par un renforcement des logiques marchandes. Mais à la différence de bien des analyses sur la néolibéralisation centrée sur les grandes multinationales et autres acteurs corporatifs, son approche ethnographique met au jour comment la logique marchande des « pauvres » fonctionne.
L’analyse de l’évolution de la Community Association of the South Bronx (CASB) permet d’éclairer deux mouvements. Le premier est un mouvement de délégation de la part de la ville et de l’État de New York de la gestion voire de la construction de ses centres d’accueil des sans-abris au bénéfice des organisations non-profit ou des corporations privées de logement. Le deuxième est celui d’une privatisation détournée des non-profits qui, comme CASB, développent des filiales et bénéficient des contrats de la ville ou de l’État dans une logique de profit. Elles participent de la création d’un marché vivant sur et de la pauvreté, alimenté par une politique du shelter qui maintient les individus dans la pauvreté et sous surveillance. Paradoxalement, ce sont les organisations créées pour les défendre qui sont en charge de gérer les populations les plus marginalisées. Sous teinte d’un discours d’entraide, et présenté comme le re-bâtisseur modèle du South Bronx, CASB possède un ensemble de logements dans le South Bronx duquel elle tire profit. Or, ce second mouvement de « profitisation » et de privatisation permet aussi de dépolitiser une série de décisions post-crise tout en écrivant une histoire d’un South Bronx se relevant du déclin urbain par la seule force de ses associations non-profit.
Enfin, le numéro se conclut avec l’article de Missaoui consacré aux transmigrants colporteurs souterrains. Cet article décrit comment des migrants transnationaux pauvres offrent aux grandes firmes mondiales du Sud-Est asiatique le vaste marché des pauvres en passant en Europe, via Dubaï, des produits totalement hors taxes et hors contingentements. Les transmigrants sont issus de pays pauvres (Balkans, Proche et Moyen-Orient, Maghreb, Amérique latine) qui effectuent des parcours de plusieurs milliers de kilomètres dans divers pays avant de revenir chez eux, avec pour principale activité la vente de produits de contrebande d’usage licite (appareils photo, matériel électronique, etc.) ou de services (consultations médicales) ou encore d’usage illicite ou illégal (drogues, prostitution). On dénombre environ 200 000 passages annuels de transmigrants de la revente de produits d’usage licite en France, et 600 000 en Europe. Des effectifs proches sont dénombrés entre l’Amérique latine et les USA/Canada. Ce phénomène permet à des grandes entreprises internationales de conquérir l’immense marché mondial des pauvres : plus de 14 milliards de dollars de ventes poor to poor. Il s’agit d’une véritable « mondialisation par le bas » : les pauvres deviennent sources de revenus, non plus par l’exploitation directe de leur force de travail, mais bien par leur consommation de biens fabriqués pour eux et surtout commercialisés par eux-mêmes, hors taxes, contingentements, assurances, stockages, chaines commerciales, etc. c’est-à-dire non seulement hors État, mais même hors marché formel. Dans ce sens, il s’agit d’un véritable travail informel, souterrain, d’initiatives économiques entrepreneuriales collectives, pour l’heure souterraines, menées par des populations longtemps décrites comme dépendantes, assistées, incapables d’un quelconque savoir-faire.
L’auteure met donc en évidence d’autres facettes et d’autres dynamiques du travail et du commerce informels et pose de manière radicalement différente les questions de l’État et de l’informalisation des politiques par l’État. Un article dont l’originalité et l’apport est de situer sa problématique de recherche dans une perspective anthropologique, complètement en dehors des politiques publiques et en pleine autonomie par rapport à l’État, contribuant à rendre invisibles aux yeux de l’État, et donc informels, les échanges commerciaux et le travail qu’ils impliquent. Les recherches dont fait état l’auteure permettent de voir et de faire voir une catégorie de population bien moins dépendante des États-nations et de leurs politiques, remettant ainsi en cause le débat sur l’intégration classique républicaine auquel sont attachés, en France, plusieurs chercheurs en sciences humaines. Car entre populations de transmigrants circulants, des normes sociales nouvelles sont instituées, qui, permettant l’usage d’une éthique transversale de la parole, de l’honneur, du lien fort, abaissent les différenciations ethniques, religieuses, culturelles, alors même que les États-nations européens ne savent comment gérer les communautés et leurs étanchéités culturelles ; les parcours de l’intégration, généreusement proposés par les institutions des « pays d’accueil », ne font plus sens pour ces populations nomades ou semi-sédentaires qui restent totalement attachées à leurs lieux d’origine, loin des normes des « pays de traversée » : l’autoformation à la transmigration des jeunes des enclaves urbaines se multiplie au fur et à mesure que se développent les échanges où l’économie souterraine, dominante, déborde les lois et réglementations locales. On est immergé dans le commerce, le travail, les politiques informels !
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La prise en compte des phénomènes d’informalité et des processus d’informalisation du travail, de l’emploi, du commerce, des politiques publiques, bref du rôle jusqu’ici reconnu à l’État de promoteur et défenseur du bien commun peut-elle offrir une compréhension de ces « tendances souterraines » à l’oeuvre à l’échelle planétaire ? C’est l’intention de ce numéro de LSP, par le choix d’articles que nous avons opéré, de contribuer, en français, à un débat qui, dans ses dimensions épistémologiques, a cours depuis plus d’une décennie dans le monde intellectuel anglophone, en partie dans la continuité des études postcoloniales qui ont rendu nécessaire la prise de conscience du caractère européocentré des sciences sociales, construites par et autour de formes spécifiques d’États-nations ou d’États providence du « Nord », qui ne permettent plus de penser la globalité des transformations en cours.
D’autres secteurs d’action étatique sont grandement affectés par l’informalisation. Nous ne les avons pas traités ici mais ils nous semblent clés pour bien comprendre la profondeur des transformations en cours. Par exemple, le démantèlement des programmes sociaux tels la santé, l’éducation, la garde des enfants, ont un impact direct sur la restructuration de la sphère domestique. Le recours à la philantropie, à l’action communautaire, aux associations, aux familles pour le care a pour effet de renvoyer dans la sphère de la domesticité ce qui était jadis public, dans la personnalisation et l’arbitraire ce qui était jadis standardisé.
De plus, le pouvoir de surveillance et de répression de l’État est plus actif que jamais, en particulier grâce aux nouvelles technologies. On assiste par exemple à la prolifération de microrègles de gestion, de reddition de comptes, de mesures de la performance, qui peuvent être lues comme des tentatives de réponse à cette informalisation. C’est, paradoxalement, un affaiblissement de la citoyenneté que les principes fondateurs garantissaient et qu’aujourd’hui les processus d’informalisation ne cessent de réduire ou de contourner. Les manifestations de contre-pouvoir sont d’une part difficiles à concevoir et à mobiliser et quand elles le sont, elles se voient réprimées directement par des pouvoirs policiers ou militaires ou par un recours abusif (en fonction de critères de respect des droits et de la citoyenneté) à des réglementations répressives ou à un usage de la force, du profilage racial ou âgiste, à l’impunité dont bénéficient les détenteurs de la force, ou encore à des campagnes de contre-information, des pratiques exercées ou des décisions prises en secret par les gouvernements. Ceci témoigne de l’affaiblissement de la règle de droit et des règles du jeu démocratique.
Parties annexes
Notes
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[1]
Les réflexions sur l’informalité et les processus d’informalisation ont été développées depuis près une dizaine d’années par le réseau RECIM (Réseau continental de recherche sur l’informalité dans les métropoles / Continental Research Network on Informality in Metropolitan Spaces / Red continental de investigación sobre la informalidad en las metrópolis).
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[2]
Par exemple : Larissa Adler Lomnitz. 1988. « Informal Exchange Networks in Formal Systems: A Theoretical Model », American Anthopologist, 90, 1 : 42-55, ou Benton, Lauren, Manuel Castells et Alejandro Portes. 1989. The Informal Economy. Studies in advanced and less developed countries. Baltimore, Johns Hopkins University Press.
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[3]
Saskia Sassen. 2014. Expulsions, brutality and complexity in the Global Economy. Belknap Press of Harvard University Press ; traduction française. 2016. Expulsions, Brutalité et complexité dans l’Économie globale. Gallimard.
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[4]
Gaïdz Minassian. 2011. Zones grises, quand les États perdent le contrôle. Paris, Éditions Autrement.
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[5]
Brenner, Neil et Nik Theodore. 2005. « Neoliberalism and the urban condition ». City, 9, 1 : 101-107.