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Nous sommes la voix de la nation, c’est pour cela qu’ils ont peur de nous. […] Nous exprimons ce que chacun retient en lui. » (Die Stimme der Nation, « La voix de la nation ») C’est en 2005 que le rappeur allemand Bushido, l’un des plus controversés pour ses textes provocateurs qui font souvent l’apologie de la violence, écrivait ces lignes. Dans ce texte, il se veut une « voix de la nation », et particulièrement celle des catégories populaires, aux dépens d’un « ils » qui n’est d’ailleurs jamais vraiment précisé au fil de la chanson, sinon qu’il s’agit des opposants du rappeur, lequel représenterait une jeunesse qu’il décrit dans ce texte comme « sans envie, sans diplôme, sans sens, sans travail ».

La critique sociale et la volonté de transmettre la voix des plus pauvres ont depuis toujours fait partie du rap. Le mouvement culturel du hip-hop, dont le rap représente l’un des aspects (à côté du graffiti, de la breakdance, du DJing…), est apparu dans les années 1970 aux États-Unis, parce que certains jeunes exclus des fêtes et soirées officielles avaient organisé les leurs (Burchart, 2009). On a ainsi pu définir le rap comme

une réponse artistique aux défaillances d’un système social, de la même manière que la soul et le gospel, sous un mode plus religieux, ont tenté de décrire un rapport à la vie douloureux qui suppose la croyance au salut de l’âme par des voies mystiques. La réponse du rap à la question de l’injustice sociale est plus violente dans la dénonciation des faits.

Sberna, 2001 : 113

Le hip-hop et, par la suite, le rap ne sont donc politiquement pas neutres. Ils sont dès leur origine une « réponse » à nombre de problèmes sociaux qui peuvent se poser, en particulier concernant « l’injustice sociale » (l’inégalité de richesses et les rapports de « domination » qu’elle engendre, mais aussi les rapports de force entre différentes cultures, ou même les inégalités géographiques entre quartiers « défavorisés » et quartiers plus huppés), et cette réponse aurait ceci de différent, par rapport aux autres formes artistiques, qu’elle serait « plus violente », c’est-à-dire aussi plus radicale dans la revendication sociale. L’exemple de Bushido semble montrer que le rap allemand ne déroge pas à cette règle.

Toutefois, l’attitude face aux inégalités sociales peut prendre plusieurs formes. En particulier, les historiens du rap allemand comme Kati Burchart (2009 : 42) notent un tournant dans les années 2000. Avant cette période, la plupart des rappeurs dénonçaient certes les inégalités sociales, mais leur critique politique ne remettait généralement pas en question les principes fondateurs allemands. Par exemple, les rappeurs d’Advanced Chemistry prennent la Loi fondamentale, la Constitution allemande, à témoin et se basent sur elle pour critiquer les discriminations sociales et ethniques dans « Opération Article 3 » (Operation Artikel 3) (du nom de l’article de la Loi fondamentale allemande qui garantit une égalité de traitement à tous les Allemands). Vers les années 2000, un autre courant du rap croît de manière exponentielle et représente désormais la majeure partie des productions : le « gangsta-rap ». Celui-ci dénonce également les inégalités sociales, et même l’existence de « ghettos » en Allemagne, mais il prône aussi le non-respect de la loi, considéré comme l’unique solution pour échapper aux inégalités que subissent les catégories populaires. Aussi « l’argent rapide » devient-il la seule possibilité d’échappatoire dans Es ist mein Viertel, « C’est mon quartier », d’Eko Fresh, par exemple.

Il reste néanmoins de nombreux points communs à la plupart des rappeurs allemands, même issus de périodes différentes, notamment dans la manière de voir dans la société deux groupes sociaux, mal délimités, mais pourtant distincts, comme le montre la citation de Bushido (« C’est pour cela qu’ils ont peur de nous »). L’identification constante au « nous » constitué par les catégories populaires explique que la critique sociale soit un point commun à presque tous les rappeurs, même si cette critique s’exprime de différentes manières. Cette existence de deux groupes sociaux, deux « mondes » distincts, pour reprendre le terme du sociologue Richard Hoggart (1958 : 72), mène, d’une part, à la question d’une « identité » particulière créée par l’appartenance aux catégories populaires, et pose, d’autre part, la question d’une rivalité entre ces deux catégories, ou, en termes marxisants, d’une « lutte des classes ». La référence aux idées marxistes ou proches du marxisme est en effet fréquente à toutes les périodes dans le rap allemand, bien que sous des formes diverses, et est étroitement liée à la représentation des catégories populaires et de la séparation entre ces deux « mondes ».

Il semble, dès lors, que la représentation des catégories populaires et les réponses sociales et politiques proposées par les rappeurs présentent, malgré toutes les idiosyncrasies, un certain nombre de points communs, que l’on retrouve chez la majorité des rappeurs en Allemagne, et ce, à toutes les époques. Dès lors, et ce sera le fil rouge de cet article, on pourra se poser la question de savoir quels sont les principaux points communs aux différents rappeurs étudiés dans la représentation qu’ils se font des catégories populaires et des réponses politiques aux inégalités, mais aussi quelles différences il y a au fil du temps dans ces représentations aussi bien que dans les solutions proposées.

Une précision méthodologique semble essentielle : il s’agira ici d’une analyse de quelques textes de rap, pris comme des discours politiques, et proposant donc une vision de la société, des catégories populaires, de leurs problèmes et antagonismes, et des réponses à apporter à leur situation. Cette analyse est par conséquent qualitative et non quantitative, c’est-à-dire que, si les exemples choisis sont partiellement généralisables (on aura eu soin de ne choisir que des rappeurs ayant un certain succès, pour s’assurer qu’ils représentent un courant important du rap et expriment ce que pense une partie importante de son public), il est certain que ces analyses ne sont pas valides pour tout texte de rap, loin de là (on dégagera tout au plus des tendances, avec le risque de non-exemplarité que court toute généralisation), et qu’elles ne représentent pas non plus les idées de l’ensemble du public du rap.

S’agissant de la notion de « catégories populaires », on la définira, à la suite d’Olivier Schwartz, comme « des groupes qui se définissent par la conjonction d’une position sociale dominée et de formes de séparation culturelle » (Schwartz, 2011 : 7), le rap étant l’un des vecteurs de cette « séparation culturelle » (c’est tout l’objet du présent article). On peut compléter la définition d’Olivier Schwartz en précisant que l’appartenance aux catégories populaires repose sur des éléments objectifs, mais également en partie sur l’idée subjective que l’on se fait de soi-même et des autres.

S’agissant desdits rappeurs, on prendra en compte des textes, dans les années 1990, des groupes Advanced Chemistry et Fantastischen Vier. Le premier est un groupe aux textes souvent politiques, dénonçant divers préjugés et discriminations. Le second est un groupe plutôt centré sur le divertissement du public (textes pleins d’humour, récits…), mais véhiculant souvent une « morale ». Au tournant du siècle, le rappeur Curse sera concerné : ses textes sont moins violents que ceux du « gangsta-rap », mais leur représentation des catégories populaires est empreinte d’un marxisme assumé. Enfin, à partir des années 2000, on étudiera les rappeurs Bushido et Eko Fresh. Le premier est un exemple parfait du « gangsta-rap », sous-genre du rap faisant l’apologie de la violence et de l’illégalité, justifiées par l’idée que la société est injuste car inégale. Eko Fresh est proche de cette mouvance, mais beaucoup de ses textes mettent l’accent sur l’aspect « journalistique » du rap, vu comme un moyen de montrer le quotidien des catégories populaires.

Il s’agira tout d’abord de faire une brève histoire du rap en rapport avec l’histoire économique et sociale allemande. Ensuite, on analysera l’antagonisme entre « nous » et « eux », où « nous » représente les catégories populaires, et la question de l’identité qui en découle. Enfin, on se concentrera sur les idées marxistes ou tirées du marxisme.

Brève histoire croisée du rap allemand et de l’Allemagne post-réunification

Pour commencer une analyse du rap allemand, il convient de le contextualiser au sein de l’histoire économique et politique allemande, afin de mieux se rendre compte du poids que prend peu à peu la question des inégalités sociales dans cette histoire.

Dans les années 1990, l’Allemagne souffre économiquement de sa réunification, mais retrouve au fil du temps une situation à peu près stable, et les catégories populaires bénéficient d’une politique relativement sociale. Ce développement est néanmoins caractérisé par une « société des deux tiers » (« Zwei-Drittel-Gesellschaft »), c’est-à-dire que les deux tiers de la population profitent de la croissance, tandis que le dernier tiers est plutôt mis de côté (Winkler, 1993 : 70). En particulier, les territoires de l’ancienne Allemagne de l’Est ainsi que les populations issues de l’immigration, dont le nombre a soudainement crû à la chute du mur de Berlin, bénéficient beaucoup moins de l’amélioration des conditions économiques. Les inégalités ne sont pas aussi marquées qu’elles le deviendront, mais elles n’en restent pas moins réelles (Herbert, 2001 : 291).

Or le rap de ces années est marqué par des groupes influencés par les débuts du hip-hop et les valeurs qu’il transmet par l’intermédiaire d’organisations telles que la Zulu Nation, qui tire son nom d’un peuple (les Zoulous) ayant unifié de vastes territoires d’Afrique, avant de se heurter à la colonisation britannique, et dont la Zulu Nation fera un modèle de résistance culturelle et sociale. L’association organise la communauté des « hip-hoppeurs » autour de principes clés (Bazin, 1995 : 19-20) exclusivement positifs : il s’agit de transformer la colère liée aux inégalités en élément constructeur, souvent par l’éducation et la transmission d’un savoir, d’une réflexion, ou par un engagement social ou politique. Les principaux groupes et rappeurs, Advanced Chemistry et Fantastischen Vier, mais aussi Cora E ou Cartel, oscillent ainsi tous entre party-rap et critique des discriminations raciales et sociales, si bien que les catégories populaires sont très présentes dans les textes.

Au regard de la situation économique et politique de l’Allemagne aussi bien que des influences des textes de rap de cette époque, il n’est pas surprenant que ces derniers soient généralement plutôt mesurés, faisant état d’une « vision positive d’une harmonie du monde et du désir des rappeurs pour ce monde » (Soysal, 2004 : 76). Les inégalités que subissent les catégories populaires sont dénoncées, mais les réponses apportées restent dans le cadre politique constitutionnel. En particulier, ce sont les préjugés contre les catégories populaires qui sont critiqués, comme dans le texte d’Advanced Chemistry, Dir fehlt der Funk (« Il te manque le funk ») :

Tu viens comme ça, tu as un compte bien rempli, tu vis confortablement et tout. Moi, l’argent me fait défaut, j’ai un découvert. Quand j’ai quelque chose, je t’offre un verre de vin. […] Ton charme s’écroule avec ton avarice, tu te pinces parce que tu sais, tu crois, que cela signifie que tu me dois quelque chose en retour, sans comprendre que j’aime donner, j’aime prendre, que dans mon monde, l’argent ne prouve pas l’amitié.

Ici, il ne s’agit pas d’un fossé qu’on ne peut combler entre deux mondes, mais il y a, comme dans beaucoup de textes du groupe, un « toi » et un « moi », où le « toi » représente un homme vivant dans le confort, mais qui est incapable de voir la vie avec la même simplicité que le rappeur, représentant les catégories populaires, homme généreux qui « aime donner » même si l’argent « fait défaut ». Ces catégories populaires sont donc perçues positivement, avec l’idée que le manque d’argent ne compte pas et ne fait pas la valeur d’une personne. Mais pour ce qui est de l’interlocuteur fortuné, son cas n’est pas sans espoir : conformément aux valeurs de la Zulu Nation, l’éducation peut changer cette situation. Si les catégories populaires sont montrées sous un jour plutôt favorable, les catégories aisées de la population ne sont pas, elles, diabolisées.

Cette tendance va changer au tournant du siècle, en même temps que s’accroîtront les inégalités sociales en Allemagne avec une situation économique défavorable, une politique moins sociale (avec les réformes Hartz, qui ont pour but de maîtriser les dépenses publiques en régulant les accès aux aides sociales, et plus tard la réduction des indemnités de chômage, en particulier) et un contexte international défavorable (notamment la crise économique et financière après 2008). Or c’est précisément dans cette période qu’explose le « gangsta-rap », qui devient le genre de rap le plus important en Allemagne après les années 2000 (Putnam, 2006 : 71). Hasard ou lien de cause à effet, la question est sans doute impossible à trancher, mais ce qui est sûr, c’est que les allusions à ces crises économiques et aux conditions de vie des catégories populaires deviennent le thème récurrent du rap de ces années (à côté d’autres thèmes, tels que la sexualité ou l’autopromotion). Les réponses apportées sont aussi plus radicales, et ce, chez presque tous les rappeurs de cette période, notamment dans les labels Aggro Berlin (avec des rappeurs comme Sido ou B-Tight) ou Ersguterjunge (Bushido, Fler…). Ainsi, par exemple, Bushido évoque-t-il le quotidien des catégories populaires dans Mitten im Leben (« En plein dans la vie ») :

Allemagne, vois tes familles au coeur des problèmes. Au bord du précipice, ils retournent chaque cent. […] La société peine à prendre encore son mal en patience, ils cherchent le chemin éclair hors des dettes.

Dans toute la chanson, Bushido décrit par le menu le quotidien supposé des familles pauvres, en insistant sur leur misère, au point que « la société peine à prendre encore son mal en patience », et qu’aucune porte de sortie ne lui est offerte. Par cet extrait, on voit comment les conditions de vie des catégories populaires sont souvent dramatisées, si bien que ces catégories sont considérées comme « au bord du précipice ». Le rappeur devient ainsi un « chroniqueur », qui montre la réalité « plutôt que d’être directement le porteur d’un message politique » (Boucher, 1998 : 163), et il décrit une situation de misère des catégories populaires. Mais la lourde insistance sur celle-ci montre que sa représentation a pourtant bien une visée politique : celle de dénoncer les inégalités sociales grandissantes, mais aussi les lois injustes et les institutions sociales et politiques, jugées responsables de cette situation. Ainsi, Bushido insiste-t-il par exemple sur le fait que « l’Office de protection de la jeunesse n’agit pas, une fois de plus ».

Face à cela, les « gangsta-rappeurs » se veulent les représentants de la voix de ces catégories populaires et chantent « l’hymne de la rue » (Hymne der Straße), titre d’une chanson de Bushido, ou, comme Eko Fresh, s’adressent à la fois à leur public et aux représentants publics pour dénoncer cette situation des catégories populaires : c’est le sens du titre de l’album d’Eko Fresh, sorti en 2006 et intitulé « Hart(z) IV », avec un jeu de mots entre Hart, « difficile, dur », Hartz, du nom de la loi restreignant l’accès aux aides sociales, et enfin Hartz IV, qui est aussi le statut de ceux qui reçoivent l’aide sociale minimum pour vivre. Par ce jeu de mots, non seulement le chanteur se fait la voix des catégories populaires en exprimant leur difficulté à vivre, mais il s’adresse aussi aux responsables politiques en critiquant le caractère irréaliste de cette politique sociale insuffisante, critique qu’il développe dans ses textes.

Parallèlement s’établit dans le « gangsta-rap » une idée qui est très souvent reprise : l’Allemagne posséderait des « ghettos », semblables aux « ghettos » nord-américains. Si la plupart des sociologues et des spécialistes du rap voient dans cette idée une « construction » (Soysal, 2004 : 65), il n’en reste pas moins que cette vision clivée de la société est essentielle dans la représentation des « gangsta-rappeurs » (et même d’autres courants du rap) des catégories populaires, car elle fonde aussi l’idée de « deux sociétés qui existent parallèlement l’une à côté de l’autre », expression de Bushido lui-même (Ferchichi et Amend, 2008 : 322 ; Anis Ferchichi est le véritable nom du rappeur Bushido), et donc celle qui veut que les catégories populaires soient laissées à part. Ainsi, Eko Fresh chante- t-il dans Ghetto :

Je suis habitué à être dans la panade, et il ne me reste plus rien, sinon continuer à rapper. Lors de ces nuits solitaires, on devient un homme dur. Pourquoi Peter Hartz ne regarde-t-il pas ma rue ? Quinze ans de rap allemand, mais personne ne le fait comme Eko, vous avez tous de riches parents et dites : l’Allemagne n’a pas de ghetto !

Pour Eko Fresh, l’existence de ghettos en Allemagne est un fait qu’on ne peut nier que parce qu’on a « de riches parents », autrement dit qu’on fait partie des catégories sociales favorisées, ce qui nous fait méconnaître les catégories populaires et les conditions dans lesquelles elles vivent. L’allusion à Peter Hartz, l’auteur de la réforme du même nom, montre que le rappeur juge irréalistes les réformes sur le contrôle de l’accès aux aides sociales, réformes qui ne peuvent avoir été votées que parce que ses auteurs « ne regardent pas » la situation des catégories populaires pour y voir les difficultés. Plus encore : au-delà de cette distinction avec ce « vous », Eko Fresh précise également que l’existence dans un « ghetto » est si brutale qu’il fait de ses habitants des gens « durs », marqués jusque dans leur personnalité, et donc leur identité, par leur appartenance aux catégories populaires.

Il est évident qu’il y a ici une grande part de mise en scène et que les catégories populaires se trouvent rarement dans une situation aussi désespérée en Allemagne, malgré toutes les inégalités et les difficultés. Néanmoins, le fait est que l’idée de « ghetto » s’est répandue comme une traînée de poudre dans le rap allemand des années 2000, alors que les rappeurs des années 1990 mettaient, pour la plupart, surtout l’accent sur les solutions politiques et sociales à la situation des catégories populaires. Le pessimisme grandissant quant à cette situation aussi bien que la représentation des catégories populaires comme victimes des inégalités semblent expliquer au moins en partie que les rappeurs allemands, dès les années 1990, mais plus encore dans les années 2000, voient une coupure nette dans la société entre les catégories populaires, dans lesquelles ils trouvent une grande part de leur identité, et les autres, « eux ».

La construction d’une identité par la catégorie populaire

Comme on l’a entrevu, les catégories populaires sont considérées comme une catégorie de la population à part. La plupart des rappeurs divisent la population en deux mondes distincts : « nous » et « eux ». Mais cette distinction relève au moins autant d’une « identité narrative » que d’une réalité sociale.

Cette distinction de Richard Hoggart est utilisée par plusieurs études sur le rap, comme celle de Béatrice Sberna (2001 : 117-118), pour sa pertinence actuelle, bien qu’elle concerne à l’origine les catégories populaires anglaises dans les années 1950. Hoggart constatait que la pensée des catégories populaires s’organise autour de deux mondes qui s’opposent : le monde de « eux » et le monde de « nous » (Hoggart, 1958 : 72). Or ce « groupe obscur mais vaste et puissant » qui est celui du monde de « eux » est perçu comme potentiellement dangereux :

Beaucoup de groupes tirent sans doute une partie de leur force de leur caractère exclusif, du point de vue des gens extérieurs, qui ne sont pas « Nous ». Comment cela s’exprime-t-il dans la classe ouvrière ? J’ai souligné la force du foyer et du voisinage, et suggéré que cette force provient en partie du sentiment que le monde extérieur est étrange et souvent peu serviable, qu’il a la plupart des cartes en main, que lui faire face dans ses propres conditions est difficile. On peut appeler cela, en utilisant un terme utilisé communément par la classe ouvrière, le monde de « Eux ». « Eux » est un personnage dramatique composite, le personnage principal dans les représentations urbaines modernes des relations rurales entre grands propriétaires fonciers. Le monde de « Eux » est le monde des chefs, que ces chefs soient des individus privés ou, comme c’est de plus en plus le cas aujourd’hui, des fonctionnaires publics. […] « Eux » inclut les policiers et les fonctionnaires ou les employés de l’autorité locale à qui la classe ouvrière a à faire – professeurs, assistants scolaires, la municipalité, la magistrature locale.

Hoggart, 1958 : 72-73

La distinction des deux mondes est donc une question d’identité. Les étrangers, ceux qui ne font pas partie de notre monde (celui de ce « nous »), appartiennent par définition à un autre monde, d’où l’emploi logique des pronoms pour marquer cette séparation. Celle-ci n’est, en soi, pas propre à un groupe spécifique, mais elle est particulièrement marquée dans ce cas précis. La différence principale ici, c’est que le monde de « eux » est caractérisé par sa puissance et le pouvoir qu’il peut exercer sur le monde de « nous » que forment les catégories populaires. Le monde de « eux » représente en effet le pouvoir politique dans son ensemble, principalement dans ce qu’il a de répressif. Ces « chefs » sont en effet des employés de l’État : policiers, fonctionnaires divers, professeurs, autant d’agents du pouvoir public.

Cette distinction conduit toutefois à la construction d’une identité autour de ce monde de « nous ». À cet égard, il semble intéressant de mobiliser la notion d’« identité narrative » développée par Ricoeur pour expliquer cette identité par la catégorie populaire dans de nombreux textes de rap. Ricoeur définit son « identité narrative » comme étant « l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) […]. À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie selon le voeu de Proust » (Ricoeur, 1985 : 442). L’identité narrative contient une part de subjectivité, non seulement parce qu’elle n’est pas une simple abstraction, mais aussi parce qu’elle est choisie par l’individu, puisque c’est lui-même qui construit la « cohésion » de « sa propre vie ». Or, c’est autour du choix de cette cohésion que se forme aussi l’identité par la catégorie populaire dans le rap allemand.

En effet, l’hypothèse de Hoggart autour de la présence de deux mondes antagonistes se vérifie également dans le rap allemand concernant les catégories populaires. À elles est opposé un « ennemi », un « ils » (parfois « vous », ou même « tu », ce glissement étant encore plus important, puisqu’on perd alors la marque de respect du « vous », ce qui accentue la critique) relativement diffus, mais qui se distingue fondamentalement de ces catégories populaires. On en a un exemple dans Heile Welt (« Monde parfait ») de Bushido :

Tu vis dans ton petit monde, nous sommes désolés, tu es malheureusement toi, mais, manque de chance, tu ne peux rien raconter, mec, de la crasse et du sang. Nous sommes différents, mon gars, note bien ça, nous ne partageons pas. Tu vis dans ton monde idéal et, oui, je te conchie, je conchie ton monde idéal, car tu es malheureusement toi. […] Nous sommes différents et ne partagerons jamais ton point de vue. Tu vois ton monde parfait se briser en mille morceaux.

On voit bien ici un « tu » qui s’oppose au « nous » des catégories populaires, lequel « tu » n’est pas défini, sinon par son aisance et son confort : ce monde est en effet caractérisé par sa propreté et sa sécurité (le « tu » ne peut pas parler de sang notamment, ce qui sous-entend que son monde est sans risques, contrairement au monde du « nous »). Il représente donc les catégories aisées de la population. Bushido insiste sur le fossé entre les deux mondes en affirmant par trois fois leur différence, affirmation qui se change en refus clair du monde opposé. Or ce monde du « tu » est marqué, comme le monde du « eux » de Hoggart, par la marque de la puissance. Si celle-ci s’exprime pour Hoggart par le pouvoir sur le monde du « nous », elle s’exprime ici plutôt par cette aisance et ce confort. Cette perfection du monde du « tu » le rend inatteignable pour les catégories populaires : d’où l’expression « monde parfait ».

Parallèlement, en analysant le fragment du texte de Bushido au moyen de la notion d’ « identité narrative », on voit que le monde de « nous » que sont les catégories populaires devient un moyen d’identité à part entière. L’extrait montre en effet que Bushido dessine autour de son « monde » une narration, puisque sa description dramatisée des conditions de vie des catégories populaires est le point de départ pour expliquer ce qu’est le « nous ». Autour de la saleté et de la dureté se forment des personnalités particulières : c’est ainsi que Bushido répète « Nous sommes différents ». L’appartenance au monde du « nous » détermine non seulement un vécu particulier, mais aussi une identité propre, au-delà des différences d’origine, par exemple : Bushido chante ce texte en compagnie de Chakuza, un rappeur autrichien, alors que lui-même est d’origine germano-tunisienne, ce qui montre que l’identité narrative construite autour des catégories populaires, symbolisée par ce monde du « nous », prend le pas sur les autres identités ethniques ou nationales potentielles (de fait, Bushido et Chakuza chantent tour à tour le texte du refrain). L’appartenance à ces catégories n’est d’ailleurs plus non plus un critère social ou financier : quand Bushido se veut le porte-parole de la « rue », il est déjà riche et loin de la situation financière qu’il décrit. S’il revendique malgré tout le fait de la représenter, c’est précisément en vertu de cette « identité narrative » : il s’y identifie pour avoir partagé, et partager encore, une partie de ces caractéristiques communes, ce qui montre l’importance de cette « identité narrative » autour des catégories populaires, qui deviennent un objet d’identification à part entière.

À l’opposé, le « tu » représente ici les catégories aisées dans leur ensemble et il reste relativement vague. Il n’est caractérisé que par le fait que son monde soit « idéal » dans le texte de Bushido. Dans d’autres textes, le monde de « eux » est davantage précisé. Il peut alors s’agir de tous ceux « qui font partie du “système” (show-business, médias, administration, appareils d’État, politique, policier, juridique…) » (Bazin, 1995 : 227) : par exemple, dans Nichts wird mehr so sein wie es war (« Plus rien ne sera jamais comme avant »), Curse fait « un doigt d’honneur à tous les hommes et femmes politiques ». On voit qu’est opposé aux catégories populaires un antagonisme certes imprécis, mais qui prend beaucoup de poids dans les textes et la pensée politique de la plupart des rappeurs.

Ainsi les catégories populaires forment-elles dans le rap un groupe à part, le monde de « nous », auquel est opposé un autre monde, celui de « eux ». Si l’un et l’autre restent en grande partie indéfinis, le rapport entre les deux est net : « eux », ce sont ceux qui ont le pouvoir et qui l’utilisent pour dominer « nous ». Il s’agit, selon les cas, de capitaines d’industrie (comme Peter Hartz, ancien cadre dirigeant de Volkswagen) ignorant la situation des plus pauvres, des hommes et femmes politiques, ou, plus généralement, de tous ceux qui ont un pouvoir sur les catégories populaires. Parallèlement, ces catégories populaires sont non seulement représentées comme un monde à part, mais également comme une identité particulière. Mais de ce statut de catégorie ou de groupe social à part, il n’y a qu’un pas à faire jusqu’à l’idée de classe sociale, et même de luttes des classes, que beaucoup de rappeurs allemands franchissent plus ou moins consciemment.

Les idées marxistes ou marxisantes dans le rap allemand

Les idées marxisantes sont très présentes dans le rap allemand, et Karl Marx lui-même est un modèle pour un certain nombre de rappeurs. On parlera ici toutefois souvent d’idées « marxisantes » plutôt que de marxisme ou d’idées marxistes, parce que, peu de rappeurs ayant sans doute lu directement les textes de Karl Marx, ces idées sont proches des idées marxistes, mais elles peuvent malgré tout s’en éloigner sur d’autres points et ne proviennent pas forcément directement de ces textes.

Il reste que le parallèle avec Karl Marx est loin d’être absurde, et que le pont vers le monde de « nous », qui est au coeur de la représentation des catégories populaires dans le rap allemand et les idées marxistes, est fait par un certain nombre de rappeurs eux-mêmes, comme Curse. Celui-ci pousse son auditoire à lire LeCapital dans la chanson Wall Street : « Vis ma vie, communal, lis LeCapital de Karl Marx, calcule le marché comme lui l’a fait autrefois et médite sur des chakras. » Il s’agit de faire prendre conscience des enjeux du monde contemporain aux catégories populaires, mais aussi de critiquer, comme Advanced Chemistry, mais avec une lecture spécifiquement marxiste, les divisions qui peuvent apparaître au sein de ces catégories populaires. Il explicite ce point dans la chanson « Plus rien ne sera jamais comme avant », écrite après les attentats du 11 septembre 2001, pour critiquer la lecture de nombreuses personnes qui y voyaient un signe du « choc des civilisations », selon l’expression de Samuel Huntington (1996) : « Il s’agit de « riches » et de « pauvres », pas de l’Islam, il s’agit des oppressions de toutes sortes, juste pour le capital. » Pour Curse, se concentrer sur les problèmes culturels empêche de voir le véritable problème de la société, qui est une question de pouvoir entre les riches et les pauvres, en somme, une lutte des classes en vue du « capital », donc de la richesse, idée qui est elle-même au coeur du marxisme. Dès lors, ici aussi, les catégories populaires doivent s’unir pour cette lutte. Le rappeur oppose également « nous » et « eux », deux mondes distincts, en s’identifiant nettement à celui des catégories populaires.

Si Curse est sans doute celui qui évoque le plus clairement Karl Marx, la représentation des catégories populaires dans le rap allemand est très souvent marquée par deux théories proches du marxisme : l’idée d’une « lutte des classes », et l’idée de « dictature du prolétariat » qui y est liée.

L’idée d’une « lutte des classes » d’abord. Elle peut être considérée comme une des clés de la pensée marxiste (Lefebvre, 2003 : 70) et a pour coeur « l’exploitation de l’Homme par l’Homme » (idem : 71). Elle se trouve dans nombres de textes de rap traitant des catégories populaires, que ce soit par le vocabulaire (le « bourgeois » chez Advanced Chemistry, le « prolétaire », voire Prolet, à traduire par « prolo », chez Bushido, par exemple dans la chanson Verreckt, « Crevé », ou encore le « rap de lutte des classes » chez un autre rappeur, moins connu, Holger Burner) ou par l’influence directe des textes marxistes, comme le montre l’exemple de Curse. Si les termes « prolétaires » et « bourgeois » ont été présents bien avant Karl Marx, leur utilisation dans un contexte de critique sociale laisse supposer, sinon une allusion directe, du moins une proximité avec les écrits du philosophe. Les rapports entre marxisme et hip-hop ont d’ailleurs déjà été mis en lumière par Adam Krims (2002) dans sa contribution à un ouvrage collectif sur la musique et Marx.

Mais plus encore, et au-delà de l’influence directe du marxisme, c’est l’idée d’une lutte entre catégories sociales qui est omniprésente dans beaucoup de textes de rap, même lorsque ni le vocabulaire ni l’influence des textes théoriques ne sont marqués. Pour reprendre l’exemple d’Advanced Chemistry dans Fremd im eigenen Land, « Étranger dans mon propre pays », voici comment sont expliqués les phénomènes discriminatoires dans la société :

On leur explique, on leur retourne la tête, disant que l’on est menacé par les étrangers. C’est ainsi que pense le bourgeois, qui cultive les préjugés, que pour lui, un grand danger surgit, qu’il la perd, qu’elle lui échappe, la qualité de vie allemande qui lui est si importante.

Il est intéressant de noter qu’il s’agit à l’origine d’une chanson contre les discriminations raciales et ethniques dans la vie de tous les jours. Or, de cette question ethnique, il est fait une question sociale : le problème ne vient pas des différences de culture, d’ethnies ou d’apparence, il vient, comme chez Curse, de la question des inégalités sociales, qui font que le « bourgeois » veut conserver ce qu’il a, sa « qualité de vie allemande qui lui est si importante ». Si le texte d’Advanced Chemistry montre que cette « lutte des classes », cette rivalité entre les différentes catégories sociales, n’a pas lieu d’être, puisqu’elle n’est motivée que par les « préjugés », elle existe malgré tout bel et bien, et se traduit par le phénomène même qui nécessite la chanson, les discriminations et inégalités dont sont victimes les catégories populaires. De fait, le terme allemand utilisé, Bürger, aurait pu être compris comme « citoyen » ou « personne lambda », mais le contexte de la citation montre qu’il a une portée sociale. C’est en effet la « qualité de vie allemande » qui le caractérise, donc son statut social. Par ailleurs, celui-ci est aussi opposé un peu plus tard dans la chanson au « travail mal aimé et mal payé » qui est le lot des migrants. Le texte mêle donc deux aspects : la question des populations issues de l’immigration, et celle des catégories populaires, la seconde prenant le pas sur la première, puisque le problème des populations issues de l’immigration est précisément leur condition sociale difficile. Ainsi, même dans les textes où l’on ne l’attendrait a priori pas, l’idée d’une « lutte des classes » au sens large est présente et devient un outil pour expliquer les problèmes de la société, y compris ceux qui ne semblent pas à l’origine liés essentiellement aux catégories populaires. Cela montre le poids des idées marxisantes comme grille de lecture de la société.

Est liée à cette idée de « lutte des classes » celle de « dictature du prolétariat », que l’on peut globalement définir comme suit : « Dictature du prolétariat (sur la bourgeoisie), fin de la démocratie bourgeoise, épanouissement de la démocratie, accomplissement des promesses faites par les démocrates bourgeois ou petits-bourgeois, et jamais tenues, sont des termes équivalents. » (Lefebvre, 2003 : 100). Il s’agit de laisser les catégories populaires décider de leur propre avenir pour viser à une certaine harmonie par « l’accomplissement des promesses » faites. Or, bien que l’expression « dictature du prolétariat » ne soit presque jamais utilisée directement dans le rap allemand, on peut malgré tout constater que l’idéal de société présenté dans beaucoup de textes est le même que celui visé par la « Lutte des classes » selon Lefebvre. Ainsi, dans Die Stadt, die es nicht gibt (« La ville qui n’existe pas ») des Die Fantastischen Vier, la ville idéale présente tous ces aspects :

Nous t’invitons aujourd’hui, toi et tes amis, pour être là où on s’aime, dans la ville qui n’existe pas, nous sommes enfin là où règne l’harmonie. […] Tout le monde s’est compris, et Babylone est tombée, et tout le monde s’est tourné contre les mensonges des trompeurs qui ne nous suffisent plus, car ils bloquent et nous choquent et sont apparemment déjà irréfrénables.

Tous les éléments cités par Lefebvre sont présents ici. Une révolte du peuple a eu lieu, avec cette union « contre les mensonges des trompeurs ». Ces promesses ne « suffisent plus », car elles restent sans effets et appartiennent à la classe dirigeante. Face à cela, et après la révolte du peuple (la répétition de « tout le monde » montre que c’est une masse qui s’est révoltée contre cette classe dirigeante), les belles promesses de ces « trompeurs » se réalisent dans un monde idéal « où règne l’harmonie ». La dimension de dictature du prolétariat est d’autant plus nette que c’est le peuple qui décide ici de son propre avenir, non seulement parce qu’il s’est soulevé contre les « trompeurs » (« tout le monde s’est compris » : la prise de décision a concerné chacun, et non seulement une élite), mais aussi parce que tout le monde peut venir, ce qui montre l’absence de toutes catégorisations sociales, raciales ou politiques, comme dans le texte d’Advanced Chemistry « Étranger dans mon propre pays », à cela près que les catégories populaires ont disparu, puisque les catégories dirigeantes ne sont plus. Cela étant, ce processus s’achève dans « l’harmonie ». Il ne s’agit donc pas d’une élimination physique d’une catégorie sociale, mais bien d’une volonté d’égaliser toutes ces catégories.

La représentation des catégories populaires dans le rap allemand, et plus précisément la rupture entre les catégories « eux » et « nous », mène donc à des idées marxisantes, voire ouvertement marxistes, comme dans le cas de Curse. Certes, ces idées sont généralement présentes sous forme d’allusions ou d’idéaux qui s’approchent du modèle marxiste plutôt que sous forme d’allusions directes, ou même de « propagande », mais il n’en reste pas moins que les idées de « lutte de classes » (surtout), au sens large d’un combat plus ou moins symbolique entre classes sociales, mais aussi de « dictature du prolétariat » sont présentes dans de nombreux textes. La représentation des catégories populaires est donc loin d’être politiquement neutre.

Conclusion

Il y a plusieurs aspects à considérer dans la représentation que les rappeurs étudiés, et beaucoup d’autres à leur suite, donnent des catégories populaires. D’abord, malgré une certaine évolution dans l’histoire avec l’apparition du « gangsta-rap », en même temps que s’accroissent les inégalités imputables aux crises économiques et aux politiques d’épargne, moins sociales, beaucoup de points communs demeurent entre les rappeurs des années 1990 et ceux des années 2000, la différence se faisant surtout sur le plan de l’intensité des critiques, des éventuelles solutions proposées et du recours de plus en plus fréquent à l’idée que ces catégories populaires vivent (souvent) dans des « ghettos ».

Ensuite, il se trouve beaucoup de similarités dans les textes des différents rappeurs, en particulier l’usage des pronoms, « moi/nous » opposés à « toi/vous » ou « ils », opposition qui prend les caractéristiques de ce que Hoggart observait déjà chez les catégories populaires britanniques des années 1950 : une séparation entre deux mondes, dont l’un, celui des catégories populaires, forme une identité particulière, une identité par la catégorie populaire en quelque sorte, qui dépasse souvent les autres formes d’identité (nationale, culturelle…), et l’autre, le monde de « eux », représente les ennemis du peuple.

Cette opposition a des conséquences importantes, puisqu’elle forme aussi la base des idées marxistes ou marxisantes dans le rap : l’idée qu’il y aurait une « lutte » entre les deux mondes, assimilable à une « lutte des classes », qui détermine aussi un idéal de société souvent présent dans les textes : une « dictature du prolétariat », c’est-à-dire une société dans laquelle le peuple prend lui-même les décisions et où les catégories populaires ne sont plus méprisées.

Toutefois, les conclusions de cette analyse ne peuvent qu’être provisoires, puisque seuls certains textes ont pu être étudiés. S’il est représentatif d’une partie des textes qui forment le rap allemand, ce choix présente deux faiblesses : il reconstruit une cohérence qui ne peut qu’être partiellement artificielle, et ne prend en compte que les textes, et non le public. Or il serait intéressant de se demander à quel point ces idées sont présentes dans la société allemande d’une manière générale, puisqu’on les trouve dans les textes de rappeurs qui font partie des plus connus et reconnus. Les enquêtes sociologiques sur le public du rap telles que celle de Stéphanie Molinero (1999) ont en effet montré que, si les différents types de public (amateurs, auditeurs occasionnels, connaisseurs…) réagissent différemment face aux textes, les auditeurs partagent pour beaucoup les idées exprimées par les rappeurs qu’ils écoutent. Il serait donc intéressant de confronter les opinions des membres de ce public à une analyse politique des textes, afin de voir s’ils partagent la représentation des catégories populaires que les textes étudiés en donnent et, si oui, dans quelle mesure et pourquoi.