Résumés
Résumé
L’article examine les pratiques de solidarité intergénérationnelle au sein des familles transnationales. Prenant le cas des immigrants portugais du Luxembourg, nous cherchons à savoir comment les attentes normatives à l’égard de la famille se conjuguent à l’éloignement spatial engendré par la migration. Nous montrons que les immigrants portugais adhèrent fortement aux normes d’obligation filiale propres à leur pays d’origine et qu’ils viennent régulièrement en aide à leurs parents malgré l’éloignement géographique. Examinant ensuite la question des transferts financiers intergénérationnels, nous discutons du lien entre solidarité intergénérationnelle et cohésion sociale, et abordons la question de l’homogénéisation des systèmes de sécurité sociale européens.
Abstract
This paper explores the intergenerational solidarity practices of transnational families. Taking the case of Portuguese immigrants in Luxembourg, we seek to determine how normative family expectations are reconciled with living far apart as a result of migration. We show that Portuguese immigrants adhere strictly to the norms of filial obligation associated with their homeland and that they regularly provide assistance to their relatives despite living far away. We then examine the question of intergenerational financial transfers, discuss the connection between intergenerational solidarity and social cohesion, and address the issue of the homogenization of European social security systems.
Corps de l’article
Plusieurs travaux portant sur les solidarités familiales ont souligné que celles-ci étaient fonction de la proximité spatiale (Van Pevenage, 2009 ; Segalen, 2008 ; Attias-Donfut, 1995). Cette proximité n’explique cependant pas tout, la densité et les formes d’entraide familiale variant également en fonction de l’univers culturel dans lequel vivent – ou sont socialisés – les individus. En Europe, par exemple, on observe que les liens familiaux sont plus forts et les normes d’obligation familiale plus prégnantes dans les pays du Sud que dans les pays du Nord et de l’Ouest, jugés plus individualistes (Kalmijn et Saraceno, 2008 ; Daatland et Herlofson, 2003 ; Reher, 1998).
Comment ces attentes normatives se conjuguent-elles à l’éloignement spatial engendré par les migrations internationales ? Les immigrants tendent-ils à harmoniser leurs attentes et leurs obligations à l’égard de la famille avec celles des autres résidants du pays d’accueil ? Dans quelle mesure l’éloignement spatial contraint-il l’exercice de la solidarité intergénérationnelle au sein des familles immigrantes ? Le présent article vise à répondre à ces interrogations et examine, pour ce faire, le cas spécifique des immigrants portugais vivant au Luxembourg. S’appuyant sur diverses données d’enquête recueillies au cours de la dernière décennie, il étudie les attentes et les obligations familiales des immigrants portugais et analyse la façon dont ceux-ci exercent leur solidarité avec leurs parents restés, pour la plupart, au pays d’origine, ainsi qu’avec leurs enfants vivant au Luxembourg. Il débouche sur une discussion à propos du processus d’homogénéisation des systèmes de sécurité sociale et des obligations familiales au sein de l’Union européenne.
Le choix du Luxembourg et des immigrants portugais comme terrain et objet d’étude se justifie de plusieurs façons. D’une part, avec ses 42 % de ressortissants étrangers – dont plus du tiers (37 %) proviennent du Portugal et plus de 86 % d’un pays membre de l’Union européenne – le Luxembourg est un des pays où la proportion d’immigrants est la plus importante (Thill-Ditsch, 2010) ; il constitue dès lors un lieu privilégié pour examiner les comportements des familles transnationales en matière de solidarité intergénérationnelle. D’autre part, par son caractère résolument européen, tant par sa composition culturelle (Thill-Ditsch, 2010 ; Fleury, 2009a) que par sa position géographique et son rôle dans la construction de l’Union européenne (Trausch, 2009 ; Trausch, 2005 et 2001 ; Gillisen, 1998), le Luxembourg fait office de laboratoire permettant d’examiner dans quelle mesure les différents systèmes de sécurité sociale européens – auxquels les normes d’obligation familiale sont étroitement liées – ont été harmonisés et jusqu’à quel point les obstacles liés à la mobilité communautaire ont été enrayés. Le contraste que présente le Luxembourg par rapport au Portugal en matière de générosité du système de sécurité sociale (Ametepe et Hartmann-Hirsch, 2010 ; Soares, 2010 ; OCDE, 2009 ; Trausch, 2009), de normes d’obligation familiale et d’étendue de la famille (Segalen, 2008 ; Wall et al., 2001 ; Millar et Warman, 1996 ; Ferrera, 1996) s’avère, à ce propos, particulièrement intéressant. Il permet de mettre en relief certaines spécificités des systèmes de sécurité sociale qui perdurent en Europe ainsi que d’examiner quelques-unes des conséquences liées à ces spécificités pour les immigrants communautaires.
L’adhésion aux normes d’obligation familiale
Dans le cadre de ses enquêtes périodiques menées en Europe depuis maintenant trente ans, l’European Values Study (EVS) interroge les Européens à propos de leurs attentes à l’égard de la famille[2]. L’une des questions porte sur les obligations des enfants à l’égard de leurs enfants et s’énonce ainsi : « Avec laquelle de ces opinions êtes-vous le plus d’accord ? 1) Quels que soient les qualités et les défauts de ses parents, on doit toujours les aimer et les respecter ; 2) On n’a pas le devoir de respecter et d’aimer ses parents quand ils ne l’ont pas mérité par leur comportement et leur attitude ». Une seconde question porte sur les obligations des parents à l’égard de leurs enfants et se lit comme suit : « Laquelle des deux affirmations suivantes correspond le mieux à votre opinion concernant la responsabilité des parents à l’égard de leurs enfants ? 1) Le devoir des parents est de faire de leur mieux pour leurs enfants, même aux dépens de leur propre bien-être ; 2) Les parents ont leur vie à eux, et on ne doit pas leur demander de sacrifier leur propre bien-être au bénéfice de leurs enfants ». Motivée par les inquiétudes liées au vieillissement démographique et la remise en question des systèmes de sécurité sociale, une troisième question a été introduite en 2008. Elle porte sur les devoirs des enfants à l’égard de leurs parents âgés ayant besoin d’une aide de longue durée et est formulée de la manière suivante : « Laquelle des deux affirmations suivantes correspond le mieux à votre opinion en ce qui concerne la responsabilité des enfants adultes lorsque leurs parents ont besoin d’une aide de longue durée ? 1) Les enfants adultes doivent fournir l’aide que nécessitent leurs parents, même aux dépens de leur propre bien-être ; 2) Les enfants adultes ont leur vie à eux, et on ne doit pas exiger qu’ils sacrifient leur propre bien-être à celui de leurs parents ». La présente section examine les réponses obtenues en 2008 à ces différentes questions au sein de quelques pays européens et explore, dans un deuxième temps, les spécificités des réponses formulées par les immigrants portugais vivant au Luxembourg.
L’adhésion aux normes d’obligation familiale dans quelques pays d’Europe
Le graphique 1 offre un aperçu du niveau d’adhésion à certaines normes d’obligation familiale dans différents pays européens en 2008. Il présente de manière plus spécifique la proportion d’individus qui sont dits d’accord avec les trois énoncés que sont 1) « le devoir des parents est de faire de leur mieux pour leurs enfants, même aux dépens de leur propre bien-être » (obligation parentale) ; 2) « quels que soient les qualités et les défauts de ses parents, on doit toujours les aimer et les respecter » (obligation filiale) et 3) « les enfants adultes doivent fournir l’aide que nécessitent leurs parents, même aux dépens de leur propre bien-être » (obligation filiale).
Comme le révèle le graphique 1, d’importantes différences s’observent en Europe en matière d’adhésion aux normes d’obligation familiale. En fait, comme l’ont remarqué d’autres observateurs avant nous (Attias-Donfut et Wolff, 2009 ; Daatland et Herlofson, 2003 ; Reher, 1998), il semblerait que l’adhésion aux normes d’obligation familiale varie selon un axe nord-sud. Ainsi, on observe que les normes sont plus prégnantes dans les pays d’Europe du Sud comme le Portugal, la Grèce et l’Espagne, alors qu’elles le sont beaucoup moins dans les pays d’Europe du Nord, comme les Pays-Bas, le Danemark et la Finlande. Les différences s’observent pour les deux types d’obligation familiale, mais celles relatives aux obligations filiales sont plus prononcées : lorsqu’il s’agit des normes d’obligation parentale, moins de 30 points de pourcentage séparent les pays les plus normatifs (Portugal et Espagne) du pays le moins normatif (Danemark) ; en revanche, lorsqu’il s’agit des normes d’obligation filiale, plus de 40 points les séparent. Le contraste semble encore plus marqué lorsqu’on examine les réponses à la question introduite en 2008 à propos des devoirs des enfants adultes à l’égard de leurs parents qui ont besoin d’une aide de longue durée. On constate en effet que plus de 60 points de pourcentage séparent le pays le plus normatif (Portugal) des pays les moins normatifs (Finlande et Danemark), plus de 80 % des répondants portugais disant qu’on doit aider ses parents même aux dépens de son propre bien-être, contre moins de 20 % en Finlande et au Danemark.
Malgré les études nous mettant en garde contre une interprétation des résultats au moyen de la typologie des régimes providentiels (Kalmijn et Saraceno, 2008 ; Reher, 1998), on ne peut pas s’empêcher de faire un parallèle entre le graphique 1 et le niveau de développement des systèmes de sécurité sociale européens (Masson, 2009 ; Esping-Andersen, 1999 ; Ferrera, 1996). Aux deux extrêmes du graphique, on retrouve en effet les deux grands types de régimes de sécurité sociale que sont le régime méditerranéen, réputé moins développé et fortement familialiste, et le régime social-démocrate, plus développé et individualiste. Entre les deux, nous retrouvons les pays corporatistes, favorables aux solidarités familiales, mais offrant d’importants transferts publics aux plus âgés, et un pays libéral (Irlande), plus ou moins favorable aux solidarités familiales et offrant peu de transferts publics (Masson, 2009).
En ayant cette typologie à l’esprit, il est intéressant d’examiner la position qu’occupent le Portugal et le Luxembourg sur le graphique 1, lequel classe les pays dans un ordre décroissant suivant leur niveau d’adhésion aux normes d’obligation filiale. Le Portugal, dont le régime de sécurité sociale de type méditerranéen se caractérise par un faible niveau de pension publique, de fortes attentes à l’égard de la solidarité familiale et une définition large de la famille (OCDE, 2009 ; Segalen, 2008 ; Ogg et Renaut, 2005 ; Wall et al., 2001 ; Millar et Warman, 1996 ; Ferrera, 1996), se trouve à l’extrême gauche, étant l’un des pays où le niveau d’adhésion aux normes d’obligation familiale est le plus élevé, que ce soit lorsqu’il s’agit des obligations parentales ou lorsqu’il s’agit des obligations filiales. En revanche, le Luxembourg – où le niveau des pensions est parmi les plus élevés d’Europe et où les attentes à l’égard de la famille se limitent aux membres de la famille nucléaire (Ametepe et Hartmann-Hirsch, 2010 ; Trausch, 2009 ; OCDE, 2009 ; Segalen, 2008 ; Millar et Warman, 1996) – se situe entre les deux extrêmes, près des autres pays corporatistes, de la France et de la Belgique notamment. C’est donc dans un pays caractérisé par d’importants transferts publics destinés aux plus âgés et par un niveau d’adhésion aux normes d’obligation filiale relativement faible que s’intègrent les Portugais qui s’établissent au Luxembourg. La prochaine section examine l’effet de cet établissement sur leurs attitudes à l’égard des normes d’obligation familiale.
L’adhésion aux normes d’obligation familiale au Luxembourg
Diaspora quasi mondiale, les immigrants portugais sont régulièrement cités comme un exemple d’intégration économique et sociale réussie, ce qui leur vaut, en Europe, les qualificatifs de communauté « discrète » et « invisible » (Ghemmaz, 2008 ; Cordeiro et Hily, 1999 ; Codeiro, 1985). Plusieurs études sociologiques montrent pourtant que si cette communauté s’insère dans la société d’accueil, elle n’oublie pas pour autant sa culture d’origine (Leandro, 2003 ; Volovitch-Tavares, 1999 ; Echardour, 1996 ; Cunha, 1988). Il semble en fait que, loin de signifier l’intériorisation par chacun des normes de la société d’accueil, cette discrétion et cette invisibilité constitueraient « une stratégie fondée par la communauté et contrôlée par la communauté pour s’assurer d’un accueil bienveillant » (Cordeiro et Hily, 1999 : 46). Cette stratégie masquerait l’intensité des liens intercommunautaires et des rapports conservés et entretenus avec le Portugal (Charbit et al., 1997), intensité qui ne serait pas étrangère au désir initial de plusieurs immigrants portugais de retourner vivre au Portugal (Dos Santos et Wolff, 2010 ; Leandro, 2003 ; Beirão, 1999).
Bien que plus visible au Luxembourg en raison de l’absence de communautés étrangères socialement et culturellement plus distantes (Ghemmaz, 2008 ; Cordeiro, 1990 ; Gehring, 1981), la communauté portugaise du Luxembourg ne partage pas moins plusieurs caractéristiques de la diaspora portugaise en Europe et en Amérique du Nord. Estimée à près de 80 000 personnes en 2009, elle représente un peu plus de 16 % de l’ensemble de la population du Luxembourg (Thill-Ditch, 2010 ; Statec, 2009). Essentiellement économique et familiale, l’immigration portugaise au Luxembourg a véritablement débuté vers la fin des années 1960 et a la particularité de se poursuivre aujourd’hui (Berger, 2008 ; Beirão, 1999 ; Carre et al., 1987). Il en résulte une communauté qui compte, parmi ses effectifs, des primo-arrivants installés au Luxembourg depuis près de 40 ans et qui ont atteint ou qui approchent l’âge de la retraite, des primo-arrivants installés récemment, mais aussi des descendants des primo-arrivants de la première heure dont une faible proportion a opté pour la nationalité luxembourgeoise (Berger, 2008).
Malgré une relative ascension sociale chez les descendants des primo-arrivants, la communauté portugaise du Luxembourg, à l’instar de la diaspora portugaise en Europe et en Amérique du Nord, demeure globalement peu scolarisée et oeuvre essentiellement dans le secteur de la construction et celui des services (Trausch, 2009 ; Ghemmaz, 2008 ; Berger, 2008). Elle constitue une des communautés où s’observe la plus forte proportion de bas salaires et où le taux de risque de pauvreté est le plus élevé (Statec, 2008). En ce qui concerne la famille, la plupart de ses membres adultes vivent en couple et ont des enfants au Luxembourg (Bodson et al, 2010 ; Leduc et Villeret, 2009 et 2007). Malgré une installation qui devient de plus en plus permanente au fur et à mesure que les enfants grandissent, les liens que les immigrants portugais du Luxembourg entretiennent avec leur pays d’origine et la famille qui y est restée demeurent intenses. Cela se traduit par de fréquents retours au Portugal, notamment durant les vacances estivales (Dubajic, 2002 ; Beirão, 1999).
Ces retours fréquents au Portugal signifient-ils que les immigrants portugais continuent d’adhérer fortement aux normes d’obligation familiale qui caractérisent leur pays d’origine ? N’assiste-t-on pas à un certain affaiblissement de cette adhésion au fur et à mesure que l’individu s’intègre au Luxembourg ? Encore une fois, les données recueillies dans le cadre des enquêtes EVS permettent d’examiner – au moins partiellement – ces interrogations, les questions relatives aux normes d’obligation familiale ayant non seulement été posées au Luxembourg, mais d’autres questions portant sur la nationalité, l’âge et l’année d’immigration ayant également été posées. Il est donc possible de comparer les réponses que nous fournissent les immigrants portugais aux questions relatives aux normes d’obligation familiale avec celles que nous donnent les Luxembourgeois et les autres immigrants[3], mais également d’examiner comment les attitudes des immigrants portugais évoluent avec la durée de l’établissement au Luxembourg.
Le graphique 2 présente la proportion de résidants du Luxembourg qui sont d’accord avec les énoncés relatifs aux normes d’obligation familiale selon la nationalité. Ces énoncés étaient, rappelons-le, 1) le devoir des parents est de faire de leur mieux pour leurs enfants, même aux dépens de leur propre bien-être ; 2) quels que soient les qualités et les défauts de ses parents, on doit toujours les aimer et les respecter ; et 3) les enfants adultes doivent fournir l’aide que nécessitent leurs parents, même aux dépens de leur propre bien-être. D’entrée de jeu, il apparaît que les Portugais du Luxembourg adhèrent plus fortement aux normes d’obligation familiale que ne le font les Luxembourgeois et les autres ressortissants étrangers. À nouveau, c’est à propos des normes d’obligation filiale que les différences sont les plus importantes. Pour ce qui est de la norme relative à l’amour et au respect dus aux parents, ce sont 80 % des Portugais qui y sont favorables, contre 60 % des Luxembourgeois, 61 % des ressortissants des pays limitrophes et 65 % des autres ressortissants étrangers. Quant à la norme relative à l’obligation d’aider ses parents qui ont besoin d’une aide de longue durée, ce sont 65 % des Portugais qui y sont favorables, contre 44 % des Luxembourgeois, 38 % des ressortissants des pays limitrophes et 58 % des autres ressortissants étrangers. En somme, tout indique que, même au Luxembourg, la communauté portugaise continue d’adhérer fortement aux normes d’obligation familiale. Elle se distingue fortement des Luxembourgeois et des ressortissants des pays limitrophes, chez qui l’adhésion est plus faible, et jusqu’à un certain point des autres ressortissants étrangers. Concernant ce dernier groupe, il faut toutefois noter le caractère hétérogène de ses membres, ce groupe réunissant une grande proportion d’Italiens, établis depuis longtemps au Luxembourg, et de ressortissants de l’Europe de l’Est, établis plus récemment.
Si le graphique 2 indique que les Portugais du Luxembourg adhèrent plus fortement aux normes d’obligation familiale que ne le font les autres nationalités, il ne nous dit toutefois rien à propos de la façon dont évoluent ces normes au fur et à mesure que s’allonge la durée de vie au Luxembourg. Le graphique 3 permet de répondre à cette question. Il présente le niveau d’adhésion des Portugais aux normes d’obligation familiale selon l’âge d’arrivée au Luxembourg et, pour les immigrants portugais arrivés à l’âge de 16 ans ou après[4], le nombre d’années passées au Luxembourg. On constate que, de manière générale, le niveau d’adhésion aux normes d’obligation familiale demeure très élevé même après plusieurs années vécues au Luxembourg. En fait, si ce niveau d’adhésion tend à diminuer légèrement, aucune différence n’apparaît statistiquement significative. Seuls les Portugais arrivés au Luxembourg avant l’âge de 16 ans adhèrent un peu moins fortement à ces normes ; ils sont notamment moins favorables à l’énoncé voulant que les enfants adultes doivent fournir l’aide que nécessitent leurs parents. Fait intéressant, ces résultats s’observent même lorsque nous tenons compte de l’effet de l’âge, une variable qui, selon certaines études, est liée aux attitudes des individus à l’égard des obligations familiales (Daatland et Herlofson, 2003).
Si les Portugais arrivés avant l’âge de 16 ans adhèrent un peu moins fortement aux normes d’obligation familiale que ne le font les autres immigrants portugais, il demeure néanmoins qu’ils y adhèrent davantage que ne le font les autres résidants nés au Luxembourg. Comme le montre le graphique 4, qui présente la proportion d’individus âgés de 18 à 44 ans[5] nés au Luxembourg ou arrivés avant l’âge de 16 ans selon la nationalité, les Portugais adhèrent toujours plus fortement aux normes d’obligation familiale que ne le font les autres groupes. Encore une fois, les différences sont particulièrement nettes lorsqu’il s’agit des normes d’obligation filiale, que ce soit le devoir d’aimer et de respecter ses parents ou celui de leur venir en aide en cas de besoin.
En somme, il semblerait que le contraste entre le Portugal et le Luxembourg se maintienne en territoire luxembourgeois, les immigrants portugais adhérant plus fortement aux normes d’obligation familiale que ne le font les Luxembourgeois et les autres ressortissants étrangers, mais semblant également transmettre de telles valeurs à leurs descendants. Cette persistance des valeurs familiales est à mettre en lien avec l’importance des liens qu’entretiennent les immigrants portugais avec leur pays d’origine, y compris ceux de la deuxième génération.
Qu’est-ce que cela veut dire, si j’aimais aller au Portugal ? Je ne me suis jamais posé la question. Pour moi, c’était toujours normal. Le mois d’août, tu pars en vacances au Portugal. Je ne me suis pas rendu compte non plus que les autres, que sais-je, qu’ils allaient en Espagne, aux îles Canaries ou en Angleterre en vacances. Je suis toujours allé au Portugal avec mes parents : c’étaient les vacances.
Extrait d’entrevue avec l’enfant d’un immigrant portugais au Luxembourg, cité par Beirão, 1999 : 155
L’exercice de la solidarité ascendante
La section précédente a montré que les immigrants portugais, les Luxembourgeois et les autres immigrants se distinguaient les uns des autres dans leur manière d’envisager les obligations familiales, les immigrants portugais étant notamment beaucoup plus nombreux à penser qu’ils ont l’obligation d’aider leurs parents qui ont besoin d’une aide de longue durée. Il s’agit maintenant de savoir comment ces normes d’obligation familiale parviennent à se concrétiser dans un contexte où les parents vivent loin, la plupart des immigrants portugais adultes n’ayant pas de parents qui vivent au Luxembourg. Plus concrètement, il s’agit de savoir si, malgré l’éloignement géographique, les immigrants portugais parviennent à s’acquitter de leurs « obligations » à l’égard de leurs parents âgés et, le cas échéant, de savoir comment ils parviennent à le faire.
Nous examinons ces questions à partir de différentes données recueillies au Luxembourg et portant sur le soutien intergénérationnel apporté aux parents âgés. Parce qu’ils sont les plus susceptibles de venir en aide à leurs parents (Attias-Donfut, 2000), nous nous intéressons exclusivement à l’aide fournie par les membres de la génération pivot[6]. Il s’agit en fait de savoir dans quelle mesure les immigrants portugais âgés de 45 à 64 ans viennent en aide à leurs parents et en quoi leur exercice de la solidarité se distingue de celui qui s’observe chez les Luxembourgeois et chez les autres immigrants. Étant donné le fait que les immigrants portugais appartenant à la génération pivot sont presque tous arrivés au Luxembourg à l’âge adulte, aucune distinction n’est faite à propos de la génération d’immigration.
L’intérêt d’examiner le soutien apporté par les membres de la génération pivot d’origine portugaise est double. D’une part, et comme nous venons de le souligner, la génération pivot constitue la génération qui est la plus susceptible de venir en aide à ses parents ; elle constitue dès lors la génération idéale pour examiner comment les immigrants portugais parviennent à conjuguer leurs obligations filiales avec l’éloignement spatial engendré par la migration. D’autre part, cet examen permet de savoir comment cette génération répond aux demandes de soutien provenant de ses ascendants vivant au Portugal avec celles de ses enfants qui vivent au Luxembourg. Car il s’agit bien là de la position particulière de la génération pivot, susceptible, en tant qu’enfant adulte, d’être sollicitée par les besoins de ses parents âgés en début de dépendance et, en tant que parents, par ceux de ses enfants en voie d’autonomisation (Bonvalet et Ogg, 2009 ; Attias-Donfut, 2000). Or, contrairement à la génération pivot autochtone et, dans une moindre mesure, à celle provenant des pays limitrophes, l’arbitrage de la génération pivot portugaise se fait dans deux contextes sociétaux différents, l’un caractérisé par des attentes importantes à l’égard de la famille dans le soutien aux personnes âgées (Segalen, 2008 ; Wall et al., 2001 ; Millar et Warman, 1996), l’autre par la prégnance des solidarités familiales descendantes, l’État ayant ni plus ni moins pris en charge les besoins des générations âgées, mais ayant laissé à la famille le soin de subvenir aux besoins des jeunes générations (Masson, 2009 ; Attias-Donfut, 2000 ; Esping-Andersen, 1999).
En somme, en examinant le soutien apporté par les membres de la génération pivot portugaise à ses parents âgés, nous examinons non seulement comment cette génération parvient à conjuguer des normes d’obligation filiale particulièrement prégnantes avec l’éloignement géographique, mais nous ouvrons la porte à l’examen de quelques-unes des conséquences liées à l’arbitrage que doivent faire les membres de la génération pivot portugaise entre les demandes de soutien provenant des ascendants et celles provenant des descendants. Cette dernière question sera discutée plus à fond dans la troisième partie.
L’aide apportée par la génération pivot
Dans le cadre de son volet luxembourgeois, l’enquête EVS de 2008 a interrogé les résidants adultes à propos de l’intensité de l’aide qu’ils avaient fournie à leurs parents au cours des trois mois qui avaient précédé l’enquête. Cette question s’énonçait ainsi : « Au cours des trois derniers mois, combien de fois avez-vous apporté une aide matérielle, un conseil, un soutien moral à vos parents qui ne vivent pas dans votre ménage[7] ? » Les choix de réponses étaient les suivants : régulièrement, souvent, rarement ou jamais. Les réponses fournies par les membres de la génération pivot suivant leur nationalité sont consignées dans le graphique 5. À sa lecture, il apparaît clairement que la distance géographique qui sépare les immigrants portugais de leurs parents ne les empêche pas de leur venir en aide, 21 % d’entre eux le faisant régulièrement et 32 % le faisant souvent. Comparativement aux Luxembourgeois, les immigrants portugais ne semblent pas venir beaucoup moins en aide à leurs parents, 24 % des immigrants portugais n’étant jamais venus en aide à leurs parents contre 23 % chez les Luxembourgeois.
On ne manquera certainement pas d’observer que ce sont les ressortissants des pays limitrophes qui viennent le plus souvent en aide à leurs parents. Ce résultat mériterait sans doute d’être approfondi, mais on peut avancer l’hypothèse d’une conjonction de facteurs, dont un éloignement géographique moins important par rapport aux autres immigrants et des transferts publics aux plus âgés un peu moins élevés qu’au Luxembourg (OCDE, 2009). Selon cette hypothèse, le soutien filial apporté par les ressortissants des pays limitrophes serait d’autant plus important qu’il serait plus nécessaire (par rapport au Luxembourg) et plus réalisable en raison des distances géographiques moins importantes qui séparent ces immigrants de leurs parents (par rapport aux autres immigrants).
Ce que nous retiendrons de ces résultats, cependant, c’est surtout que le fait que l’éloignement spatial ne signifie pas l’absence de solidarité intergénérationnelle. Au contraire, comme l’ont montré plusieurs observateurs (Vatz Laaroussi, 2007 ; Baldassar, 2007 ; Baldassar et al., 2007 ; Wilding, 2006 ; Baldock, 2000), la solidarité intergénérationnelle demeure très forte au sein des familles transnationales. Elle l’est d’autant plus que son exercice n’exige pas toujours une présence physique (les soutiens moral et financier notamment) et qu’il a largement bénéficié des progrès technologiques récents en matière de transport et de communication (Wilding, 2006). Grâce au développement de moyens de transport plus rapides (TGV), à la démocratisation relative de leurs coûts (compagnie aérienne à bas prix) et au développement des technologies des communications (Internet, téléphonie, etc.), il est non seulement plus facile de se rendre dans son pays d’origine pour venir en aide à ses parents, mais les formes de solidarité « à distance » sont grandement facilitées.
Le type d’aide apporté par la génération pivot
Les formes de soutien adoptées par les familles ne sont toutefois pas les mêmes selon que les parents vivent à l’étranger ou non. Comme l’a révélé l’étude de Borsenberger[8] (2003), étude luxembourgeoise où nous puisons les données du graphique 6, l’aide fournie par les membres de la génération pivot dont les parents vivent à l’étranger prend essentiellement les formes du soutien moral et de l’aide financière, lesquelles n’exigent pas la proximité géographique. En ce qui concerne l’aide financière, le contraste entre les individus pivots dont les parents vivent au Luxembourg et ceux dont les parents vivent à l’étranger est particulièrement frappant. Alors que 10 % des pivots ayant un parent à l’étranger déclarent avoir aidé financièrement leurs parents au cours des trois mois qui ont précédé l’enquête, cette proportion est pratiquement nulle chez les pivots n’ayant pas de parents vivant à l’étranger (graphique 6).
On rejoint ici les récents travaux d’Attias-Donfut et de Wolff (2009), lesquels observent, en France, que les immigrants versent beaucoup plus d’argent à leurs ascendants que ne le font les membres de la population autochtone. Cela n’est pas étranger au fait que, contrairement à plusieurs familles immigrantes, les familles françaises ont été libérées du soutien financier aux personnes âgées. Cette observation est encore plus vraie au Luxembourg, où non seulement le niveau des pensions est parmi les plus élevés des pays de l’OCDE, mais où le taux de risque de pauvreté des personnes âgées est parmi les plus faibles (Trausch, 2009 ; OCDE, 2009 ; STATEC, 2008 ; Hausman, 1993).
L’aide financière apportée par la génération pivot
Tous les ménages immigrants n’ont toutefois pas la même probabilité d’avoir versé de l’argent à leur ascendant. De fait, comme le montre le graphique 6, lequel présente la proportion de ménages pivots qui ont versé régulièrement de l’argent à un parent au cours des douze derniers mois selon le sens du transfert et la nationalité du chef de ménage[9], ce sont essentiellement les ménages pivots portugais qui ont effectué ce type de transfert. Concrètement, ce sont 17 % des ménages pivots portugais qui sont venu en aide à leurs parents de cette façon ; au sein des autres ménages pivots, cette proportion est inférieure à 5 %, voire 2 % au sein des ménages pivots luxembourgeois. Ce résultat peut évidemment s’expliquer par les caractéristiques propres aux ménages pivots portugais, lesquels sont plus jeunes et ont plus souvent des parents survivants que les autres ménages pivots. Une analyse multivariée visant à mesurer l’effet net de la nationalité a pourtant montré que, toutes choses étant égales par ailleurs, les ménages pivots portugais faisaient davantage de transferts ascendants que les ménages pivots luxembourgeois et, dans une moindre mesure, que les autres ménages pivots étrangers (Fleury, 2010a).
Encore une fois, on rejoint les observations d’Attias-Donfut et de Wolff (2009) qui observent que les Portugais vivant en France versent davantage d’argent à leurs ascendants que ne le font les Français et les autres immigrants d’Europe, s’apparentant ainsi aux immigrants provenant des pays du Maghreb. En dehors de normes d’obligation filiale plus prégnantes, ce qui ressort de ces résultats est, à notre avis, les différents niveaux de générosité des systèmes de sécurité sociale à l’échelle européenne et internationale. Moins généreux que celui du Luxembourg, le système de sécurité sociale portugais exige, faute d’autres ressources, une plus grande participation de la famille dans le soutien aux personnes âgées (Segalen, 2008 ; Wall et al., 2001 ; Millar et Warman, 1996 ; Hespanha, 1995). Il en résulte une obligation de redistribution ascendante privée plus importante, obligation à laquelle n’échappent pas les immigrants portugais qui s’établissent au Luxembourg. Comme nous allons le voir dans la prochaine section, de telles obligations semblent avoir des conséquences importantes sur le niveau de l’aide susceptible d’être accordée aux descendants.
Des obligations familiales qui génèrent des inégalités sociales
Les différents travaux qui ont porté sur la solidarité intergénérationnelle dans les pays européens de type corporatiste comme le Luxembourg s’entendent pour dire que le développement des systèmes de sécurité sociale a profondément modifié les rapports entre les générations (Attias-Donfut, 2000 ; Kholi, 1999). Un des principaux changements fut provoqué par l’instauration des généreux systèmes de retraite. Fonctionnant selon le principe de la répartition publique des charges[10], ces systèmes ont non seulement permis de libérer les familles des obligations financières à l’égard des personnes âgées, mais ont eu pour effet d’inverser le sens des solidarités. Selon Attias-Donfut, les transferts privés circuleraient aujourd’hui en sens inverse des transferts publics, « selon des flux circulaires révélateurs de la complémentarité entre ces deux types de transferts » (Attias-Donfut, 2000 : 664). Cette complémentarité des transferts publics et privés aurait pour conséquence de réduire les inégalités intergénérationnelles, les jeunes générations bénéficiant indirectement des transferts publics destinés aux plus âgés.
Au Luxembourg, les aides financières familiales versées à des descendants sont considérables (Fleury, 2010a, 2010b et 2009b). À l’instar des transferts financiers familiaux observés dans les autres pays européens de type corporatiste, elles sont prioritairement destinées à financer les études de plus en plus longues des enfants et des petits-enfants et à faciliter l’acquisition de leur logement. À propos du logement, Trausch (2009) souligne d’ailleurs que les jeunes ménages du Luxembourg sont tributaires de ces aides, « face au coût exorbitant des logements » (Trausch, 2009 : 66). En 2002, on estimait à près de 38 % la proportion de jeunes ménages ayant été aidés par leur famille pour accéder à leur logement actuel, une aide dont le montant médian s’élevait à près de 25 000 euros parmi les ménages aidés (Fleury, 2009b). Comme ailleurs dans les autres pays européens, ces transferts financiers sont toutefois distribués inégalement, ceux-ci profitant essentiellement aux jeunes ménages les plus favorisés (Fleury, 2009b ; Déchaux, 2007 ; Bawin-Legros et Stassen, 2002). En fait, tout indique que, devant des ressources financières limitées, les familles procèdent à des arbitrages financiers dans l’aide qu’elles accordent à ses membres. Les transferts sont d’autant plus rares que les ressources sont limitées et le nombre de bénéficiaires potentiels est élevé.
Les enfants des ménages portugais semblent faire les frais de ces arbitrages financiers. Comme l’indique le graphique 7, qui présente la proportion de ménages pivots ayant régulièrement versé de l’argent à un descendant au cours des douze derniers mois ainsi que celle qui est venue en aide à un descendant pour accéder au logement au cours des cinq dernières années[11], il apparaît que les ménages pivots portugais sont moins susceptibles d’avoir versé une aide financière à leurs descendants que les autres ménages pivots. En ce qui concerne l’aide au logement, ce sont moins de 2 % des ménages pivots portugais qui ont versé une telle aide, contre 11 % des ménages pivots luxembourgeois, 4 % des ménages pivots provenant d’un pays limitrophe[12] et 8 % des autres ménages pivots étrangers. Quant aux transferts réguliers descendants, ce sont à peine un peu plus de 8 % des ménages pivots portugais qui ont procédé à ce type de transferts, contre 22 % au sein des ménages pivots provenant d’un pays non limitrophe et 14 % au sein des ménages pivots luxembourgeois. Il nous paraît important d’insister sur ce dernier résultat en le confrontant à celui présenté au graphique 6. Alors que les ménages pivots non portugais font davantage de transferts réguliers descendants que de transferts réguliers ascendants, c’est l’inverse qui s’observe chez les ménages pivots portugais, les transferts ascendants étant deux fois plus nombreux que les transferts descendants. En fait, tout se passe comme si la génération pivot portugaise, dans l’octroi de son aide financière, privilégiait ses parents restés au Portugal au détriment de ses enfants vivant au Luxembourg. Cette hypothèse serait d’autant plus probable qu’elle semble propre aux ménages pivots portugais. De fait, même lorsque nous tenons compte, dans un modèle de régression logistique (Fleury, 2010b), des effets du revenu, de la situation du ménage, de l’âge et de la composition de la famille (présence et nombre d’ascendants/descendants), les ménages pivots portugais apparaissent toujours comme les moins susceptibles d’avoir fait des transferts financiers réguliers descendants, comme si le fait d’être Portugais expliquait, à lui seul, cette plus grande propension.
La façon la plus efficace de valider l’hypothèse d’un arbitrage financier qui se ferait au détriment des descendants serait de mesurer la probabilité d’avoir versé un transfert régulier descendant selon le fait d’avoir versé ou non un transfert ascendant. Malheureusement, en raison de la taille de notre échantillon et de la rareté relative des transferts ascendants, nos données ne nous permettent pas de procéder à ce type d’analyse et nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, d’autres données pour le faire. Cela dit, cette hypothèse semble trouver une certaine validation dans l’examen de la proportion de jeunes ménages[13] qui ont été aidés pour accéder à leur logement principal (graphique 8). On constate en effet que les jeunes ménages portugais, qu’ils soient de la première ou de la deuxième génération, ont été nettement moins aidés que les autres jeunes ménages : alors que plus de 50 % des jeunes ménages luxembourgeois ont été aidés pour accéder au logement qu’ils occupent actuellement, seulement 12 % des immigrants portugais de la deuxième génération l’ont été. Cette proportion est supérieure à celle observée chez les jeunes ménages portugais de la première génération (6 %), mais semble largement inférieure à celle observée chez les autres immigrants de deuxième génération, dont la probabilité d’avoir été aidé oscille entre 50 % et 65 %[14] et s’apparente à celle observée chez les jeunes Luxembourgeois. Encore une fois, les caractéristiques sociodémographiques des jeunes ménages portugais ne semblent pas expliquer cette spécificité : même en tenant compte de l’effet des autres variables susceptibles d’expliquer la spécificité portugaise (origine sociale, âge, revenu, niveau de scolarité, âge au moment de l’arrivée au Luxembourg, etc.), les jeunes ménages portugais, qu’ils soient de la première ou de la deuxième génération, sont toujours moins susceptibles d’avoir été aidés (Fleury, 2010a). Ces résultats semblent indiquer que le statut d’immigrant et le milieu social d’où l’on est issu ne suffisent pas à expliquer le fait que les jeunes ménages portugais sont moins souvent aidés et laissent penser que le pays d’origine, ou certaines de ses caractéristiques, y jouent également un rôle déterminant.
Cette décision de privilégier les parents dans l’attribution des ressources financières se comprend aisément. Ne pouvant pas intervenir physiquement et de manière régulière dans la prise en charge de leurs besoins, les immigrants portugais compenseraient leur absence par l’envoi régulier de ressources financières. Cette décision s’imposerait d’autant plus que les besoins de leurs enfants vivant au Luxembourg seraient relativement limités, ceux-ci acquérant rapidement leur autonomie financière, poursuivant, pour diverses raisons et parfois malgré eux, des études courtes au sein du système public d’enseignement et s’insérant rapidement sur le marché de l’emploi (Bodson, 2010 ; Leduc et Villeret, 2009 ; Echardour, 1996). De même, vivant à proximité de leurs enfants, ils pourraient aisément compenser l’absence de soutien financier par des aides en nature. À cet égard, les études sur la diaspora portugaise témoignent bien de l’intensité des solidarités familiales au sein des familles portugaises immigrantes (Ghemmaz, 2008 ; Leandro, 2003 ; Beirão, 1999).
On l’a compris, l’arbitrage financier que les immigrants portugais semblent faire au profit de leurs parents âgés vivant au Portugal ne signifie nullement l’absence de solidarité à l’égard des enfants vivant au Luxembourg. Il demeure néanmoins que, dans un pays où les transferts financiers descendants revêtent une telle importance et constituent une condition sine qua non pour accéder au logement, un tel résultat est majeur ; il témoigne d’importantes inégalités en matière de solidarité intergénérationnelle. On rejoint ici la thèse de Déchaux (2007), lequel soutient que la solidarité intergénérationnelle n’accroît pas la cohésion sociale, laissant chaque catégorie sociale aux alentours de sa position d’origine. Dans le cas des immigrants portugais, cette solidarité tendrait même à accroître les inégalités, ceux-ci cumulant un certain nombre de désavantages économiques en plus d’avoir à faire face à des obligations financières que n’auraient pas les membres de la population autochtone.
Discussion
Au terme de notre analyse, il ressort que les valeurs et les obligations familiales propres au pays d’origine ne disparaissent pas avec la migration. Au contraire, parce que la plupart des immigrants ont laissé des membres de leur famille au pays d’origine – notamment leurs parents –, ils continuent d’adhérer fortement à ces valeurs et à ces obligations familiales, les transmettant même à leurs enfants. L’éloignement géographique n’est d’ailleurs pas incompatible avec ces normes d’obligation familiale : au Luxembourg, les immigrants portugais viennent presque aussi souvent en aide à leurs parents que le font les Luxembourgeois. Cette solidarité s’exerce d’abord à distance et prend la forme du soutien moral et du soutien financier. Cela dit, grâce aux progrès technologiques intervenus dans le domaine des transports et des communications, le soutien direct aux parents est de plus en plus envisageable, ces progrès ayant fortement « réduit » les distances géographiques et ayant rendu plus accessibles les coûts des transports et des communications.
Il ressort également que les valeurs et les obligations familiales propres à un pays sont étroitement liées au système de sécurité sociale qui le caractérise. En ce sens, la migration constitue l’occasion d’une confrontation entre deux – et parfois plus – systèmes de sécurité sociale. Or, parce qu’ils sont conçus dans une perspective où les générations cohabitent au sein d’un même pays et parce qu’ils envisagent parfois les relations intergénérationnelles différemment, leur confrontation peut s’avérer problématique, les immigrants devant notamment faire face à des exigences contradictoires à l’égard de la famille et de ses membres. C’est le cas des immigrants portugais du Luxembourg, lesquels maintiennent leurs obligations financières à l’égard de leurs parents âgés, mais vivent dans un pays réputé les avoir libérés de telles obligations et ayant fait des transferts descendants la principale (et nécessaire) forme de soutien financier intergénérationnel. Aussi, devant des obligations filiales héritées de leur pays d’origine et des obligations parentales héritées de leur pays d’accueil, les immigrants portugais sont contraints de procéder à un arbitrage financier, arbitrage qui, faute de moyens suffisants, semble se faire au détriment de la plus jeune génération. Il en résulte un accroissement des inégalités chez cette génération, les enfants des immigrants portugais étant moins susceptibles de recevoir des transferts financiers intergénérationnels que ne le sont les enfants des Luxembourgeois et les enfants des ressortissants des pays limitrophes.
Cette situation est vécue par les immigrants portugais du Luxembourg ; on peut croire qu’elle est vécue encore plus intensément par les immigrants provenant des pays économiquement les plus pauvres, où la solidarité familiale constitue le principal, voire l’unique pilier sur lequel s’appuie la sécurité sociale. L’intérêt d’avoir étudié le cas des immigrants portugais du Luxembourg est qu’il a permis d’illustrer le fait que, même à l’intérieur d’une zone où d’importants efforts d’harmonisation des systèmes de sécurité sociale ont été faits et où les principaux obstacles liés à la mobilité géographique ont été enrayés, d’importantes différences subsistent en matière de valeurs et d’obligations familiales, ce qui n’est pas sans avoir quelques conséquences sur les immigrants communautaires. Cela pose en fait la question de l’intégration des immigrants provenant des pays européens économiquement les plus pauvres au sein des pays européens les plus riches.
Cette question est d’autant plus importante que les frontières de l’Europe se sont élargies au cours des dernières années aux pays d’Europe de l’Est, mais d’importantes difficultés économiques semblent actuellement surgir dans les pays d’Europe du Sud ; il s’agit d’autant de phénomènes qui renforcent les divergences entre les économies des pays européens et qui sont susceptibles d’avoir des conséquences sur les familles immigrantes. À cet égard, les mesures d’austérité annoncées par le gouvernement portugais en avril 2010 et visant à éviter une crise financière semblable à celle que traverse la Grèce pourraient bien venir renforcer les obligations de soutien qui échoient actuellement aux familles portugaises, que ses membres vivent, ou non, au Portugal.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le présent article s’inscrit à l’intérieur des projets Relations entre générations au Luxembourg : solidarité, ambivalence, conflit ? et Valeurs et cohésion sociale (VALCOS), financés par le Fonds national de la recherche du Luxembourg (FNR) dans le cadre de son programme VIVRE. Je remercie ma collègue Monique Borsenberger ainsi que les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires et leurs suggestions.
-
[2]
Menées à intervalles réguliers de neuf ans, les enquêtes EVS interrogent, dans chaque pays, un échantillon représentatif de la population adulte d’au moins 1 000 individus. Le questionnaire est largement identique d’un pays à l’autre, ce qui permet des comparaisons internationales. Le Luxembourg participe à cette enquête depuis 1999, le Portugal, depuis 1990. Pour plus d’informations sur cette enquête, voir le site Internet de l’EVS (www.europeanvaluesstudy.eu).
-
[3]
À cet égard, il est intéressant de distinguer les immigrants des pays limitrophes (Allemagne, France, Belgique) des immigrants portugais, les premiers vivant plus près de leurs parents que les seconds et provenant de pays caractérisés par des régimes de sécurité sociale relativement similaires à celui du Luxembourg (Masson, 2009 ; Segalen, 2008). Notons que les immigrants des pays limitrophes représentaient un peu plus de 26 % de la population immigrante au Luxembourg en 2009 (Statec, 2009).
-
[4]
Le seuil de 16 ans se justifie par notre volonté de distinguer les immigrants adultes de ceux qui sont nés au Luxembourg ou qui y ont immigré en tant qu’enfant d’immigrant. Il s’agit d’une distinction pratique, et nous sommes conscients qu’elle ne renvoie pas à la distinction courante de la génération d’immigration, notre objectif étant simplement de distinguer les immigrants les plus susceptibles d’avoir un parent au Luxembourg.
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[5]
Nous retenons ce groupe d’âge en raison du fait que les immigrants portugais de la deuxième génération sont généralement âgés de moins de 45 ans et afin de contrôler l’effet de l’âge sur les attitudes des individus à l’égard des normes d’obligation familiale.
-
[6]
Fait partie de la génération pivot toute personne âgée de 45 à 64 ans ayant au moins un parent survivant.
-
[7]
Notons que la proportion d’individus pivots vivant avec un parent demeure très faible au Luxembourg (Leduc et Villeret, 2009 ; Kuepie, 2002). Selon les données de l’EVS de 2008, cette proportion varie d’ailleurs très peu selon la nationalité.
-
[8]
Cette étude s’appuie sur les données individuelles du panel des ménages Panel Socio Économique Liewen zu Lëtzebuerg mené en 2000 auprès d’un échantillon représentatif de la population résidante.
-
[9]
Les données de ce graphique proviennent du panel des ménages Panel Socio Économique Liewen zu Lëtzebuerg mené au Luxembourg en 2002 auprès d’environ 3 000 ménages résidants.
-
[10]
C’est-à-dire où chaque génération finance la retraite de la génération précédente.
-
[11]
Les données de ce graphique proviennent du panel des ménages Panel Socio Économique Liewen zu Lëtzebuerg mené au Luxembourg en 2002 auprès d’environ 3 000 ménages résidants.
-
[12]
Cette faible proportion s’explique essentiellement par le fait que les ménages pivots provenant d’un pays limitrophe sont moins susceptibles d’avoir un enfant adulte vivant à l’extérieur du ménage.
-
[13]
À l’instar d’Attias-Donfut (2000), nous définissons les jeunes ménages comme étant ceux dirigés par un chef âgé de 18 à 44 ans.
-
[14]
La petite taille de l’échantillon nous oblige toutefois à être très prudents avec ces chiffres.
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