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Introduction

Tough Mudder proposait jusque récemment à des individus ou des groupes d’individus un portefeuille varié de courses extrêmes pour les petits et les grands, faisant appel à un travail « en équipe » pour surmonter en tout ou partie ses différents obstacles. Pour 2024, son site Web annonce un retour aux sources de ce projet initialement pensé par des anciens des forces spéciales de l’Armée britannique : « Des millions d’entre vous ont vécu cette aventure avec nous au cours des treize dernières années, récoltant les bénéfices d’un véritable accomplissement, renforçant le fait que nous sommes tous plus forts ensemble et formant une communauté sans pareille. Pourtant, alors que nous nous développions rapidement et que nous nous efforcions de partager l’expérience Tough Mudder avec un public plus large, nous avons perdu de vue la robustesse qui fait notre signature – en introduisant des formats plus courts et des obstacles plus faciles à franchir. Conséquence involontaire de cette expansion, nous avons commencé à saper les éléments qui donnaient tout son sens au Tough Mudder : une expérience si intimidante, si mentalement éprouvante, si diaboliquement créative et si difficile qu’elle exigeait un travail d’équipe pour la mener à bien. Le simple fait d’atteindre la ligne d’arrivée en disait long sur votre personnalité. Le bandeau orange n’était pas un bout de tissu, c’était un symbole.[2] » [notre traduction]

C’est à partir de ce cas que Franck Barès et Bernard Cova proposent dans leur essai de réfléchir à l’introduction de la « proposition de valeur de liaison » dans la modélisation d’affaires en entrepreneuriat.

Cette idée entre en écho avec des travaux et une synthèse sur la création de valeur que nous avons menés avec des collègues nantais (Desmarteau et al., 2020) et qui nous ont conduits à proposer, entre autres, une grille d’analyse de la valeur plurielle au moment de modéliser une affaire. Cette dernière consiste à réfléchir aux différents types de bénéfices porteurs et créateurs de valeur (ainsi qu’aux sources de bénéfices) sous-jacents à une offre marchande ou non, qu’ils soient : économiques (porteurs de rentabilité), techniques (porteurs de fonctionnalité), mais aussi symboliques (créateurs de sens et de signes d’identité et d’appartenance sociale) et politiques (porteurs de redistribution des pouvoirs et de renforcement collectif) (Saives et Ebrahimi, 2022, p. 215).

1. Une réaction prospective à la proposition

1.1. Une posture empruntée à la prospective partagée

L’essai proposé par nos collègues à partir du cas Tough Mudder a provoqué chez nous plusieurs interrogations que le rédacteur associé des essais Frontières nous a proposé de partager avec les lecteurs et lectrices de la RIPME. Nous nous risquons donc ici à les exposer en avouant d’emblée notre amateurisme complet face aux champs disciplinaires de la sociologie en particulier et des sciences humaines en général, en précisant, d’autre part, notre posture résolument prospective. Que voulons-nous pour demain ? Et qui veille en vue de l’avenir ? C’est avec ces questions en tête – typiques de la démarche de la prospective partagée (Saives et Camus, 2019) – que nous avons lu cet essai sur « la proposition de valeur de liaison » qui nous apparaît comme pouvant être complété par quelques pistes réflexives, voire critiques, que nous soumettons à l’agenda de recherche esquissé par nos collègues.

Si l’ambition des auteurs (évoquée en conclusion) de l’essai précédent est effectivement « d’ainsi contribuer d’une économie du lien […] à la place d’une trop grande concentration sur l’économie du bien en misant sur l’importance de la communauté et des interactions humaines » (Hallée et Delattre, 2021, p. 12), et si les cas évoqués (Tough Mudder puis, à la marge, SoulCycle et Mirror) constituent selon eux des exemples pour démontrer l’existence d’une telle « proposition de valeur de liaison », l’enjeu nous semble alors de décrypter quelles formes peut prendre la « liaison » et la question centrale de comprendre pourquoi et en quoi cette dimension « liaison » de la proposition de valeur se répand-elle dans la société contemporaine ; et, au final, quels liens sociaux recouvre-t-elle voire prescrit-elle ?

1.2. Face à la transformation contemporaine du lien social

Dans son ouvrage Seuls ensemble, paru en français en 2015, Sherry Turkle, psychologue et anthropologue au MIT, écrivait : « Les jeunes témoignent de moins en moins d’intérêt pour les autres » (p. 450). Plus récemment, dans Les yeux dans les yeux (2020), elle rapporte également les résultats d’une méta-analyse menée par une équipe de chercheurs rassemblés autour de Sara Konrath à l’Université du Michigan sur les données de plusieurs dizaines d’études portant sur un total de plus de 14 000 étudiants de collèges américains (2011) et selon lesquels les capacités moyennes d’empathie de ces derniers auraient baissé de 40 % entre 1979 et 2009. Nos collègues philosophes québécois Eric Martin et Sébastien Mussi s’en inquiètent dans leur ouvrage Bienvenue dans la machine (2023), consacré à l’avenir de l’éducation et de l’enseignement à l’ère du tout numérique. De quels liens la société moderne devenant société d’individus (eux-mêmes devenus hypermodernes, relationnels, etc.) est-elle et sera-t-elle tricotée et laquelle souhaitons-nous ? C’est très honnêtement avec ces questions en tête que j’ai lu l’essai de nos collègues. Répondre à cette question nous semble nécessiter de positionner ou de préciser d’emblée l’approche théorique (classique ou critique) ou la perspective de l’entrepreneuriat adoptée par les auteurs et le modèle de l’être humain sous-jacent de toute fabrication d’une « proposition de valeur de liaison ».

2. De quoi la « liaison » est-elle le nom (chez Tough Mudder) ?

2.1. Quelle sociologie du lien en marketing et entrepreneuriat ?

Nos collègues nous décrivent avec engouement une offre au coeur de laquelle se situeraient « l’esprit d’équipe et la camaraderie ». Dans une société d’individus (post-Covid-19) désormais en quête de « recomposition sociale » (Hallée et Delattre, 2021, p. 10), dans une économie du lien qui perce sous moult initiatives de partage de biens et services depuis l’avènement des plateformes numériques et des réseaux sociaux, ou encore dans une économie de la relation, de la réciprocité, qui a le bien commun pour référence (Sue, 2020), que propose donc Tough Mudder concrètement ? Si on pousse notre contre-regard aux mêmes extrêmes que sont poussés (et se poussent eux-mêmes) les athlètes compétiteurs dans les courses à obstacles quasi impossibles organisées par cette entreprise économique, on peut lire l’offre de cette entreprise comme celle d’une expérience délibérément choisie de « faire l’armée » en civil[3], de pousser le dépassement de soi physiquement et mentalement, pendant une durée très courte, avec une possibilité de retrait en tout temps, et de vivre une sorte de « fake nous », un semblant de communauté dans l’épreuve, un vrai collectif agrégatif éphémère reposant sur le simulacre du principe de camaraderie ici emprunté au « corps » de combat militaire (ou aux pratiques de compagnonnage/entraide de type battle buddy de l’armée nord-américaine).

Nous partageons la conviction des auteurs que « l’importance de la valeur de liaison dans la consommation actuelle relève d’une évolution sociologique à l’oeuvre depuis deux décennies en réaction à la montée de l’individualisme de nos sociétés » : partant, de quelle analyse des évolution(s) récente(s) sur les deux dernières décennies (au-delà de la montée de l’individualisme qui opère depuis 50 ans) la discipline du marketing peut-elle enrichir l’entrepreneuriat ? L’analyse sociologique depuis les années soixante-dix a proposé une variété plus ou moins cumulative de conceptions et compréhensions de l’évolution de la société contemporaine et des liens qui s’y nouent de la société d’individus (Elias, 1991) à l’ère « post-moderne » et « hypermoderne »[4]. Quels socles contemporains en sciences humaines digérés par le marketing à la frontière de l’entrepreneuriat sont fertiles pour comprendre, voire soutenir, une (ou des variantes de) proposition de valeur axée sur la « liaison » dans l’univers marchand ; et, surtout, pourquoi et sous quelles conditions d’acceptabilité ? Une telle grille des lectures sociologiques de la liaison serait fort bienvenue.

2.2. Un « fake nous » ? Essai d’interprétation avec Hartmut Rosa

La « coprésence » dans la boue comme dans la vraie vie génère-t-elle systématiquement un sentiment de communauté ? Ne faut-il pas s’interroger de façon plus approfondie sur les types et dynamiques de liens potentiels suscités ? Leurs finalités : pour quoi faire ? Leurs conséquences ?

Essayons l’analyse avec les travaux d’Hartmut Rosa. Partant des mêmes recherches que celles citées par Sherry Turkle en 2015, et avec l’idée que le « regard a le pouvoir de susciter de la résonance », Hartmut Rosa (2018, p. 209) ne s’étonne pas que « le simple contact visuel entre deux personnes (fussent-elles étrangères), par le sentiment d’affinité qu’il induit, pourrait avoir une influence positive sur la relation au monde (et l’état d’esprit) des sujets » et il en déduit « cette hypothèse que la culture du regard baissé [qui vient avec l’usage se généralisant du téléphone mobile personnel générant de nouvelles solitudes et de nouvelles intimités], avec son obsession du smartphone, qui substitue jusque dans l’espace social des relations d’écran aux contacts visuels, recèle en tant que telle un potentiel d’aliénation ».

Aller faire une course difficile ensemble est peut-être un moyen de reconnecter avec le monde et donc de contrer l’aliénation vécue au travail, à l’école, dans la sphère politique, en famille, etc. Pour Rosa (2018), l’aliénation est « une relation sans relation » (une forme d’expérience du monde où le sujet éprouve son contexte en extériorité, avec détachement, sans relation sensible (p. 205), et la résonance, c’est-à-dire ce « besoin relationnel ouvert quant à son contenu » (p. 209) existe chez chacun dans la « relation reliée » (ou véritable relation de réponse aux/des choses ou aux/des autres) ; c’est donc l’envers de l’aliénation. Il ajoute que « c’est au gré d’expériences et de relations de résonance qu’ils [moi et le monde] peuvent se transformer l’un l’autre (au sens d’une assimilation) ». Il ajoute que « la relation responsive n’unit pas des semblables ou des identiques (ce serait une relation d’écho muette), mais des dissemblables qui se répondent » (p. 209).

Dans cette sociologie de la relation au monde (objectif, subjectif et social), « c’est le désir de résonance qui transparaît comme motif fondamental derrière les aspirations à l’identité et à l’authenticité – de même que le besoin de reconnaissance » (p. 210). Face à l’aspiration à l’identité de héros légionnaire, et à l’authenticité d’une expérience de lutte avec soi-même attestée par le regard et le corps des autres, quelles sont donc les relations (entre consommateurs) engendrées par Tough Mudder ? Les courses rassemblent des semblables qui s’éprouvent dans la relation à un monde matériel et où le camarade tend une main intéressée par sa propre fin/faim de réussite. Y a-t-il véritablement une relation responsive et une unité (ou communauté ?) entre ces identiques ?

« Tout le problème est de savoir si nous nous identifions aux autres dans les conditions et les souffrances qui sont les leurs, ou aux autres comme si tout le monde était comme nous ; dans le premier cas, on est en présence d’une fenêtre, dans l’autre d’un miroir » (Sennett, 2014, p. 240-241). Plutôt que l’altruisme et l’autonomie en ce qu’elle est profondément psychosociale (cf. Richard Sennett empruntant à Winnicott son interprétation de l’autonomie comme « la capacité de traiter les autres telles des personnes différentes de soi » [2003, p. 138]), la proposition de valeur de liaison de Tough Mudder peut être comprise comme (r)éveillant une solidarité en miroir, entre identiques, explicitement contractualisée et serait plutôt l’antithèse de la découverte de l’altérité, de la pluralité et de l’hétérogénéité. La « liaison » proposée est réduite à une covalence fonctionnelle : mettre en contact (d’ailleurs, il n’y a qu’un « r » de différence entre « contact » et « contrat » en anglais) des semblables (athlètes ou aspirants au dépassement) qui éprouveront (« un véritable accomplissement ») leur endurance corporelle et leurs propres limites auprès d’autres personnes disciplinées comme elles (dans un cadre sécuritaire et maîtrisé, parenthèse hors vie réelle) et réifiées au rang de corps-ressources, de matière musculaire à laquelle puiser pour atteindre chacun son objectif de performance physique.

À l’inverse de la positivité que l’on pourrait déceler chez les auteurs de l’analyse du cas précédent, si nous poussons la perspective critique à fond, nous pouvons voir avec Tough Mudder un appauvrissement de la conception de ce qu’est la construction du lien social (solide, durable, cohésif), instrumentalisé dans une marchandisation de la simple mise en contact, sous conditions contrôlées (avec contractualisation de l’entraide), dans un entre-soi (l’équipe sélectionnée), maîtrisée par d’autres. On retrouve là les caractéristiques et limites des modèles d’affaires de certains espaces de coworking de nature « commerciale » dont la dimension « communautaire » (d’un travailler-seuls-mais-ensemble) n’est que rhétorique et se concrétise plutôt comme un travailler seuls-côte-à-côte dans un « fake nous » orchestré par la personne gestionnaire de l’espace.

À travers cette contre-lecture délibérée du cas proposé, où le lien est donc plus somatique que social, se profile le besoin d’une compréhension sociologique plus explicitée de la « liaison » évoquée. En bref, pour outiller l’entrepreneur-devenant-entremetteur, une grille d’analyse de ce dont peut être faite la « liaison » serait utile. Nous ne sommes pas sociologues, mais invitons les sociologues à le faire. Coprésence de singularités : covalence ou connivence ? Lien fort ou faible (Granovetter, 1973) ? De la connectivité (Grabher, 2004) à la communalité (Rosanvallon, 2011) ? Constructeur ou destructeur ? Engagé-engageant et coopératif ou bien en retrait et non coopératif (Sennett, 2014) ? Et quelles balises le champ de l’entrepreneuriat, que les auteurs se proposent d’enrichir de la perspective marketing, peut-il apporter à l’inverse alors que certaines perspectives de l’entrepreneuriat social ou durable (et de la modélisation d’affaires durable) ainsi que de l’innovation sociale sont vouées à des représentations différentes de la proposition de valeur sociale et environnementale pour la création de commun ?

3. Le terrain paradoxal du sport (avec Tough Mudder)

3.1. La performance hors du commun

Hartmut Rosa affirme aussi que « si le sport semble prendre de plus en plus d’importance en tant qu’axe de résonance, c’est précisément parce que les contraintes d’accroissement et d’optimisation de la modernité tardive tendent pour beaucoup de personnes à réduire fortement les qualités résonantes de l’école, du travail, de la politique et de la famille » (2018, p. 285). Ce sociologue allemand écrit : « Parce que le sport – lorsqu’il ne vise pas une stricte accumulation de capital corporel ou économique – se pratique en général comme une fin en soi et n’est pas soumis aux contraintes de marchandisation, d’optimisation et de technicisation qui régissent la sphère du travail, la résonance dispositionnelle du sportif est généralement supérieure à celle des travailleurs – et cela expliquerait que les sujets de la modernité tardive recherchent les expériences de résonance dans le sport plutôt que sur leur lieu de travail. » (2018, p. 290)

En quoi l’expérience proposée par Tough Mudder ne vise-t-elle pas précisément « une stricte accumulation de capital corporel ou économique » ? Que dire de l’injonction implicite à finir (donc réussir) la course hors du commun (en compétition avec soi-même ou avec d’autres, on est toujours en modèle de performance ultime) ? En quoi la course ne performe-t-elle pas au final toujours plus ce même modèle de subjectivation par l’hyperperformance que bien des psychosociologues et sociologues considèrent comme délétère aujourd’hui (en particulier dans le monde du travail) ? Ne participe-t-elle pas à créer et perpétuer les mythes de « champions » (les « tous plus forts », que les perdants…) et autres idéaux « d’héroïsme » et de perfection auxquels il faut coller individuellement pour exister objectivement, subjectivement et collectivement dans l’hyperconcurrence et le monde néolibéral plutôt qu’au service d’un commun ? On pense ici à la littérature sur la subjectivation (Vincent de Gaulejac, Danièle Linhart, etc.) et l’hyperperformance (Nicole Aubert) au travail, dans notre époque contemporaine hypermoderne portée à célébrer les vécus de tribus (ici, celle « qui forme une [pseudo]-communauté sans pareille ») de plus en plus isolées les unes des autres (dont celle du « public plus large » des perdants) au détriment de l’ouverture sociale (ici, on ne s’entraide que parce qu’on ne peut pas faire autrement : c’est « si difficile » que cela exige un travail d’équipe) et de l’engagement dans la coopération (Sennett, 2014), de la communalité (et donc de la concitoyenneté chez Rosanvallon) ou de la cohabitation (travaillée par les géographes comme Doreen Massey (avec la « throwntogetherness ») ou les anthropologues critiques pensant la coexistence dans la pluralité (« friction » chez Tsing, 2020).

Car que se passe-t-il pour les perdants, ceux qui ne réussissent pas la course d’épreuves ou ceux qui ont participé à l’inflation du niveau de difficulté des obstacles devenus « trop faciles » et dilué l’âme de l’entreprise ? Quelle est la réalité de la complexité des vécus sociaux lors de ces expériences sportives poussées aux extrêmes ? Ne viendraient-ils pas nuancer la présentation de la proposition de valeur de liaison ? Quel apprentissage de l’art de la diplomatie (l’art de travailler avec des gens avec lesquels nous ne sommes pas forcément en accord), de la négociation permanente (Massey, 2005) et quid de l’engagement (Sennett, 2014) dans la coopération à long terme ? Quels apprentissages de la discussion, du dialogue, du conflit, de la coordination du groupe en situation de stress, de la démocratie participative, de la délibération dans l’hétérogénéité sociale, etc. Bref, quelles sont, une fois encore, toutes les déclinaisons et dimensions de la relation sociale éprouvées dans ces circonstances de course ? Au-delà de la vision romantique ou angélique de l’entraide, que se passe-t-il réellement ? Comment sont composées les équipes ? Par qui et pourquoi ? Force de la durée ? De la maturation ? Comment est-ce vécu par les participants ? Les bénévoles ? Les non-classés ?

3.2. Du lien commun au commun du lien ?

Peut-on lire dans tout cela un nouveau dispositif d’endoctrinement collectif parmi bien d’autres ? En quoi cette offre de Tough Mudder constitue-t-elle une proposition nouvelle par rapport à la longue tradition des séminaires de renforcement de l’esprit d’équipe dans le milieu des affaires et autres activités de développement (façonnement) personnel en groupe, dont le commerce de la psychologie a su renouveler les contenus de modes en modes ? En quoi la « mise en contact » (« clé de contact ») forge-t-elle (socialement ? psychologiquement ? politiquement ?) le sujet émancipé et ses aptitudes sociales au-delà du like des réseaux sociaux ? En se faisant ainsi l’avocat du diable, nous tentons de pousser la réflexion sur la portée individuelle et/ou collective de la proposition de valeur de liaison. La dimension symbolique de la valeur plurielle (Desmarteau et al., 2020) de l’offre pourrait alors être approfondie et soumise à la réflexion quant à son acceptabilité sociale : le symbolique se rapporte à une production sociale, à ce que l’humain produit d’imaginaires sociaux, de représentations partagées à partir de percepts et de sensations, et à la manière dont il les produit, etc. Ici (Tough Mudder), on pourrait considérer que le travail de construction symbolique échappe à l’individu qui se l’approprie en prêt-à-endosser et ce faisant s’autoendoctrine à la logique néolibérale de relations inféodées au capitalisme totalisant.

Revenons à Rosa : le geste sportif maîtrisé (individuellement ou collectivement) permet d’éprouver son auto-efficacité : « Le sentiment que l’on éprouve de se retrouver et d’être en harmonie avec soi-même lorsque l’on fait du sport tient essentiellement au fait que notre pratique sportive ouvre les canaux de résonance et permet des expériences d’autoefficacité spécifiques. » (Rosa, 2018, p. 285) Pratiqué à plusieurs, le sport peut aussi provoquer « un phénomène de résonance préréflexif et somatico-social » (2018, p. 285). Cependant, pour Rosa, toute « forme de relation responsive collective suppose qu’un axe de résonance se soit préalablement établi entre les joueurs, que l’équipe se soit trouvée » (2018, p. 286). Au vu du recentrage annoncé en 2024 de l’entreprise sur sa mission initiale rappelée en introduction de ce texte, il semble que l’équipe ne se forme et trouve, dans ce cas, qu’autour de l’objectif chez chacun d’expérimenter son auto-efficacité, de mettre à l’épreuve ses propres limites, dans un entre-soi constitué des mêmes que soi qui acceptent et peuvent (physiquement et psychiquement) se confronter à l’extrême de soi. Les obstacles eux-mêmes n’ont pas de signification culturelle (comme pouvaient en avoir les types de sports pratiqués à l’origine aux Jeux olympiques ou les compétitions des jeux écossais tirées de l’héritage culturel et sportif des Highlands par exemple, ou encore les questions culturelles des quiz des premières éditions d’Intervilles, un jeu télévisé de compétition potache entre équipes de villes françaises, importé d’Italie dans les années soixante) et ne permettent pas une résonance sociale ou la construction d’un commun. Bref, de quel lien la « liaison » (dans la proposition de création de valeur) est-elle l’activeur sinon d’un lien à soi-même (mais un soi absent-à-soi siphonné par la quête de performance) par le biais du contact matériel à l’obstacle ? Le saut du lien à la communauté (« sans pareille »), voire du collectif au commun est éludé. Quid des interactions répétées sur le temps long qui permettent la construction ou la régulation de relations durables ?

Si nous poursuivons avec la lentille particulièrement critique (l’entraide : quoi, pour quoi ? Quelle finalité à l’action s’il en est une ?), nous pourrions arguer que l’exemple de Tough Mudder s’en tient au secteur du sport et du loisir et que l’offre peut être considérée comme une forme d’infantilisation prolongée des consommateurs-citoyens-en-quête-de-lien alors qu’on orchestre pour ces adultes (à leur place) dans un monde à part, les règles de leur socialisation, de leur entraide, etc. au lieu d’orienter cette énergie et, peut-être, ce désir d’individuation (?) vers des lieux réalistes et des causes qui comptent (« pour vrai », dans le monde réel), où, par exemple, l’entraide est véritablement requise pour le bien commun ou le mieux-être sociétal (aide à domicile, corvées de nettoyage civique, soins aux aînés, vie politique, etc.) dans une économie du lien (pour le bien commun) plus que du bien. En philosophie, Cynthia Fleury (2015) a fait un travail intéressant pour déplacer la réflexion de l’individualisme à l’individuation et à l’édification de l’humain dans la cité. Penser « l’entraide » et ses corporalités/corporéités dans une version enrichie (s’ouvrir au ressenti de l’autre, transformer l’expérience sensible en un vécu qui fasse sens dans le « tout-monde » [Glissant, 2009], ouvrir des capacités génératives, etc.), suppose peut-être aussi de réfléchir à la conception philosophique de l’humain ou au modèle anthropologique de l’être humain et de son engagement auquel l’on adhère.

3.3. La dimension politique de la création de valeur, perpétuelle occultée

Au final, la notion de dimension politique associée à toute proposition de valeur (plurielle) par Desmarteau et al. (2020) pourrait utilement venir compléter le propos. La dimension politique (et idéologique) de la création de valeur sous-tend une certaine conception des rapports de domination dans la société, et la possibilité de leur remise en cause, d’une rééquilibration des rapports de force.

L’absence de portée critique de la grille d’analyse de la proposition de valeur de liaison proposée par nos collègues illustre l’absence plus générale dans le raisonnement stratégique entrepreneurial (néo)classique de la réflexion sur la dimension politique de tout modèle d’affaires. Alors que les auteurs de l’essai mentionnent l’existence de la proposition de valeur de liaison au-delà des entreprises à but commercial dans l’univers non marchand, de notre point de vue, c’est l’inverse qu’il faut questionner : la percolation des missions du social dans l’univers marchand. Avec des questions comme : quel est le statut juridique de l’entreprise étudiée et est-il cohérent avec la proposition de valeur de liaison : coopérative ? OBNL ? Société privée ? Quid de la redistribution des revenus pour contribuer véritablement au lien social apaisé et pérenne ? Quel gouvernement et quelle démocratie du lien social ? En quoi cette envie d’éprouver l’entraide chez les consommateurs dans cette forme cadrée par le privé n’est-elle pas le symptôme d’une société en perte de mémoire communautaire et de trame associative alors que se multiplient les individus « en retrait » décrits par Richard Sennett (2014) dans les termes suivants : « Dans la société moderne émerge un type de caractère particulier : la personne incapable de gérer des formes d’engagement social complexes et exigeantes et qui donc se met en retrait. Perdant le désir de coopérer avec les autres, elle devient un “moi non coopératif” » (p. 235) ?

Pour reprendre les termes de François Jullien dans son récent livre Rouvrir des possibles (2023), l’entreprise Tough Mudder ne construit-elle pas simplement, comme beaucoup d’autres, du collectif (agrégation d’individus) ultraéphémère et non vraiment du commun (participatif) ? Et en quoi en faire alors le coeur d’une offre ? De quoi relève une telle expérience (surtout somatique) individuelle de sa propre auto-efficacité dans un collectif : permet-elle d’éprouver, se demanderait la psychanalyse, sa propre enveloppe physique à défaut de saisir l’enveloppe commune qui nous lie et nous limite socialement, nous englobe et nous encapacite ?

Conclusion

Au total, si on pousse la critique, on pourrait lire dans l’essai de nos collègues un plaidoyer implicite pour l’accaparement par le marché de la socialité (d’une socialité faible-forte du moins) sans les outils critiques nécessaires de cette invitation à « privatiser » la construction et les formes du lien social sous conditions cadrées, à la manière dont le capitalisme total en Thénardier (Saives et Ebrahimi, 2022, p. 313) s’empare de tout ce qui est marchandisable ; on y décèle donc la nécessité d’un chantier prospectif sur la complexité de l’évolution de la nature des liens sociaux à laquelle nous aurions tendance à convier nos collègues de sciences humaines pour alimenter la notion de proposition de valeur de liaison et expliciter la grille d’analyse proposée par nos collègues, car la question est vraiment tough, comme on dit en bon québécois.