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Introduction

Le comportement concurrentiel de la petite entreprise (PE) a été étudié à travers diverses variables caractérisant son dirigeant. En effet, la forte personnalisation de la PE nécessite, pour comprendre son fonctionnement et ses orientations, de centrer l’analyse sur son dirigeant (Chabaud et Sammut, 2017). Ainsi, le comportement concurrentiel de la PE différerait, par exemple, selon l’identité professionnelle de son dirigeant (Reyes, 2016), ses objectifs (St-Pierre et Cadieux, 2011) ou encore son origine géographique (Watts, Wood et Wardle, 2006).

La sphère cognitive du dirigeant a également été mise en avant comme susceptible d’influencer le comportement concurrentiel de la PE. Les approches cognitives visent à ouvrir la « boîte noire » du cerveau humain pour mieux appréhender la manière dont l’individu envisage l’action (Schmitt et Grégoire, 2019). « L’approche cognitive […] incite à s’interroger sur la manière dont [le dirigeant] pense et agit, pour ainsi dépasser la seule influence de facteurs objectifs et autres contraintes externes et mieux comprendre la dynamique de ses réflexions, de ses représentations, de son engagement, voire de ses émotions. » (Schmitt et Grégoire, 2019, p. 8)

Cependant, si les approches cognitives sont désormais bien établies en management stratégique, peu de travaux – à l’exception notable du courant de l’attention-based view (ABV)[1] (Ocasio, 1997) – se sont appuyés, pour comprendre le processus mental d’élaboration de la stratégie, sur les concepts de la psychologie cognitive, dont l’objet consiste pourtant à étudier les mécanismes mentaux (Goldstein, 2018). S’appuyant sur la métaphore informatique, le courant dominant en psychologie cognitive appréhende la cognition comme un processus de traitement de l’information, comme une succession d’étapes, de la perception d’un stimulus à la réponse de l’individu (Fortin et Rousseau, 2016). Les approches cognitives de la stratégie se sont successivement penchées sur les biais cognitifs, les cartes cognitives et les paradigmes cognitifs (Laroche et Nioche, 2015), autant de notions qui n’intègrent pas les fonctions cognitives. Si quelques modèles décisionnels conçus dans une perspective cognitive peuvent inclure certains concepts de psychologie cognitive (Munier, 1994 ; Narayanan, Zane et Kemmerer, 2011), ils en omettent d’autres parmi les plus importants, tels que le langage et le raisonnement.

Dans le champ des PME et de l’entrepreneuriat, les concepts cognitifs foisonnent également : les croyances et valeurs du dirigeant (Fassin, Van Rossem et Buelens, 2011), ses heuristiques (Cossette, 2017), ses perceptions (Bouveret-Rivat, Mercier-Suissa et Saoudi, 2020 ; Claveau, Perez et Serboff, 2018), ses représentations (Schmitt et Julien, 2020), son type de raisonnement (Sarasvathy, 2001) en constituent quelques exemples susceptibles d’affecter le comportement concurrentiel de la PE. Une certaine anarchie règne même dans les travaux sur les biais et les heuristiques (Cossette, 2017).

Dans ce contexte de profusion sémantique déstructurée, la psychologie cognitive, qui n’a à notre connaissance jamais servi de cadre d’analyse à la compréhension du comportement concurrentiel de la PE, pourrait s’avérer utile. En particulier, l’approche de traitement de l’information, dont la capacité à représenter des processus a par ailleurs été démontrée en matière de prise de décision (Joseph et Gaba, 2020), apparaît indiquée pour permettre de mieux comprendre le processus mental de formation de la stratégie au niveau individuel et mettre ainsi en lumière les fondements cognitifs du comportement concurrentiel de la PE.

Les caractéristiques des PE étant plus marquées dans les entreprises de très petite taille en raison de l’effet grossissant de la petitesse (Mahé de Boislandelle, 1996), nous avons choisi de nous pencher plus spécifiquement sur les TPE. Aussi notre recherche vise-t-elle à répondre à la question suivante : que peut nous dire l’approche du traitement de l’information sur le comportement concurrentiel des dirigeants de TPE ? La mobilisation d’un cadre théorique issu de travaux de spécialistes de la psychologie cognitive pourrait nourrir les réflexions sur les approches cognitives en stratégie et dans le champ des PME et de l’entrepreneuriat, notamment en hiérarchisant l’importance des différents mécanismes, mais aussi en améliorant notre compréhension de leur fonctionnement. Elle pourrait également permettre aux dirigeants de TPE de mieux comprendre leurs propres mécanismes cognitifs à la source de leurs comportements concurrentiels.

Pour appréhender cette question, nous avons étudié le cas des TPE du secteur des services traditionnels, dans l’optique de mieux comprendre l’entrepreneur ordinaire, ce dirigeant d’une petite structure qui ne vise pas la croissance, crée peu d’emplois, n’innove que marginalement et a peu recours à la technologie (Welter, Baker, Audretsch et Gartner, 2017). Les données sur lesquelles s’appuie cette recherche proviennent d’une série d’entretiens menés auprès de vingt dirigeants de TPE du secteur des services traditionnels, sur la thématique générale de la concurrence. Les discours de ces dirigeants ont ensuite été analysés au moyen d’un codage visant à identifier les fonctions cognitives jouant un rôle dans le comportement concurrentiel des TPE étudiées.

Cet article est structuré comme suit. Nous commençons par montrer que les concepts mobilisés par la psychologie cognitive sont peu employés par les approches cognitives en stratégie et relatives aux PME (1). Nous poursuivons par la présentation de la méthodologie de cette étude (2). Enfin, nous exposons, puis discutons, les résultats de la recherche (3).

1. Fonctions cognitives et processus d’élaboration de la stratégie

Dans le champ du management stratégique comme dans celui de l’étude des PME, la dimension cognitive de l’être humain a été intégrée de longue date, mais force est de constater que les concepts créés par la psychologie cognitive sont peu mobilisés dans ces deux domaines.

1.1. La conception de la stratégie comme processus cognitif

En management stratégique, une série de chercheurs, regroupés sous le label d’école cognitive, considèrent que l’élaboration de la stratégie relève d’un processus mental et qu’il faudrait, dès lors, étudier les contenus et les mécanismes de la pensée du stratège pour la comprendre (Laroche et Nioche, 2015 ; Mintzberg, Ahlstrand et Lampel, 2009). Selon cette école, le comportement concurrentiel d’une entreprise, qui représente l’agrégation de ses actions stratégiques (Chen et Miller, 2012), dépend des mécanismes cognitifs de ses dirigeants (Marcel, Barr et Duhaime, 2011). Dans un premier temps, ces auteurs ont cherché à améliorer la compréhension du processus de prise de décision en y intégrant la rationalité limitée du décideur et en s’appuyant notamment sur le processus de traitement de l’information (Joseph et Gaba, 2020). Cette intégration a pris deux formes : le développement de travaux sur les biais cognitifs et les heuristiques d’une part et la construction de modèles décisionnels non rationnels d’autre part. Tversky et Kahneman (1974) ont mis en évidence qu’en situation d’incertitude, les individus prenaient leurs décisions en mobilisant trois heuristiques – ancrage, disponibilité et représentativité – auxquelles treize biais sont associés. Par la suite, de nombreuses classifications de biais et d’heuristiques ont été proposées (Bessière et Pouget, 2012 ; Charreaux, 2005 ; Shah et Oppenheimer, 2008). Biais et heuristiques sont régulièrement confondus (Cossette, 2017). Ces dernières désignent des raccourcis cognitifs (Simon et Houghton, 2002), des stratégies de résolution de problèmes (Corneille, 2010) « utiles à notre fonctionnement quotidien, particulièrement lorsque nous sommes peu capables ou désireux de réaliser un traitement en profondeur de l’information, ou lorsque cette information nous fait défaut » (Corneille, 2010, p. 32). Les biais, quant à eux, peuvent constituer des erreurs d’heuristique (Simon et Houghton, 2002). Cependant, ces recherches n’auraient pas réussi à se départir de la logique de rationalité, se focalisant sur les biais cognitifs qui sont abordés comme des anomalies du processus décisionnel rationnel d’une part (Laroche et Nioche, 2015) et en raison de la très forte attractivité du modèle rationnel d’autre part (Laroche, 1995).

Dans un deuxième temps, pour pallier ces difficultés et rompre avec ce modèle rationnel, l’école cognitive s’est attachée à la construction de cartes cognitives (Laroche et Nioche, 2015). Si, en représentant la complexité des processus mentaux, les cartes cognitives permettent effectivement de se détourner du modèle rationnel, elles s’éloignent cependant des concepts de la psychologie cognitive. Alors que les biais cognitifs pouvaient être rattachés aux fonctions cognitives, les cartes cognitives constituent un mode de représentation de la pensée individuelle centrée sur le contenu qu’elles donnent à voir au moyen de catégories reliées entre elles.

Dans un troisième temps, le concept de paradigme stratégique a été forgé de manière à mieux appréhender la dimension collective du processus cognitif d’élaboration de la stratégie (Laroche et Nioche, 2015). Il désigne la structure cognitive collective au sein de laquelle s’inscrivent les cartes cognitives des membres du collectif. Ainsi le paradigme stratégique d’une organisation apparaît-il en mesure d’affecter la carte cognitive de ses membres. Cependant, dans le cadre de la PE, le paradigme stratégique semble pouvoir être assimilé à la carte cognitive du dirigeant (Chabaud et Sammut, 2017). À cet égard, bien que le terme de raisonnement ne soit pas mobilisé dans une étude concluant à l’existence de deux types de cartes cognitives (Gavetti et Levinthal, 2000), la distinction entre l’une fonctionnant vers l’avant – de l’action au résultat – et l’autre fonctionnant vers l’arrière – mobilisant l’expérience –, nous semble traduire deux modalités de raisonnement différentes.

Parallèlement à cette évolution, quelques travaux interrogeant les ressorts cognitifs du comportement concurrentiel ont été menés (Andrevski, Miller, LeBreton-Miller et Ferrier, 2022 ; Marcel, Barr et Duhaime, 2011) et différents modèles décisionnels ont été construits. Parmi eux, un seul s’appuie sur la psychologie cognitive en se focalisant sur le niveau d’analyse individuel, celui de Munier (1994). Ce modèle s’inspire de la perspective dominante en psychologie cognitive selon laquelle l’individu perçoit une information, la traite cognitivement, puis prend une décision (Fortin et Rousseau, 2016). La rationalité y est présentée comme un élément influençant la décision parmi d’autres. Ce modèle contient plusieurs fonctions cognitives, ce qui traduit la volonté de son auteur de s’appuyer sur la discipline dont l’objet est précisément l’étude des activités mentales (Goldstein, 2018). Toutefois, certaines fonctions cognitives sont passées sous silence, en particulier des fonctions de premier plan comme l’attention, le langage ou encore le raisonnement.

Dans le champ des PME et de l’entrepreneuriat, en dépit d’un intérêt réel pour les aspects cognitifs, la mobilisation de la psychologie cognitive apparaît tout aussi rudimentaire. Si les approches cognitives ont permis de montrer que la manière de penser du dirigeant, de même que sa vision stratégique, influençait le comportement concurrentiel de la PE (Carrière, 1990 ; Cossette, 2017 ; Fassin, Van Rossem et Buelens, 2011 ; Filion, 1991 ; Gamie et Roubelat, 2022 ; Jaouen, 2010), elles ne se sont pas appliquées à décrire les mécanismes cognitifs sur lesquels reposait le comportement concurrentiel de la PE. Jaouen (2010) fait figure d’exception en proposant une typologie de dirigeants de TPE s’appuyant partiellement sur une dichotomie de nature cognitive, dans la mesure où les dirigeants à vision rationnelle sont opposés aux dirigeants à vision affective. Cependant, la mobilisation d’éléments cognitifs se fait une fois encore sans utiliser les catégories de la psychologie cognitive. Il en va de même de travaux plus spécifiques abordant les mécanismes mentaux à l’oeuvre chez des dirigeants de PE en matière de responsabilité sociétale de l’entreprise (Coulibaly-Ballet et Elidrissi, 2019) ou chez un repreneur externe face à une décision de reprise d’entreprise (Mouhli et Paturel, 2019).

Dans la même veine, la littérature sur la cognition entrepreneuriale ne mobilise jamais, à notre connaissance, le cadre de la psychologie cognitive. Divers mécanismes cognitifs ont cependant été étudiés dans le contexte de la démarche entrepreneuriale, ce qui a permis une meilleure compréhension, notamment des processus d’intention entrepreneuriale et de saisie des opportunités entrepreneuriales (Schmitt et Grégoire, 2019). Aussi des recherches récentes ont-elles porté sur la perception des risques de défaillance (Claveau, Perez et Serboff, 2018) et d’internationalisation (Bouveret-Rivat, Mercier-Suissa et Saoudi, 2020).

Même si les travaux sur les heuristiques et les biais cognitifs spécifiques aux entrepreneurs ont bien davantage porté sur les biais que sur les heuristiques (Cossette, 2017) et que « l’examen [de ces travaux] montre que les chercheurs utilisent les construits d’heuristique et de biais cognitif de façon un peu anarchique, sans appui conceptuel très précis » (Cossette, 2017, p. 402), le mécanisme du raisonnement apparaît avoir pris une place importante dans les travaux relevant de l’entrepreneuriat. Cette importance découle de la distinction entre deux heuristiques : d’une part le raisonnement « causal », qui consiste à fixer un objectif avant de mettre en oeuvre les actions permettant de l’atteindre, et d’autre part le raisonnement « effectual », qui traduit un cheminement intellectuel partant des ressources pour définir les actions à réaliser (Sarasvathy, 2001). Cette distinction et la multiplication des travaux sur l’effectuation (Jiang et Rüling, 2019) qui en a découlé ont mis en exergue la dimension cognitive de l’entrepreneuriat (Schmitt et Julien, 2020), sans pour autant mobiliser le cadre de la psychologie cognitive. La logique d’opposition entre « entrepreneur causal » et « entrepreneur effectual » a par ailleurs été critiquée, certains auteurs lui préférant une approche de complémentarité entre deux types de raisonnement mobilisés alternativement par un même entrepreneur selon le contexte (Servantie et Hlady-Rispal, 2019). Ces deux formes de raisonnement sont intégrées par la perspective de l’agir entrepreneurial, qui envisage le processus entrepreneurial comme l’interaction dynamique, à travers des actions et des décisions, entre l’entrepreneur et ses parties prenantes dans son écosystème (Schmitt, 2015). Dans cette perspective, comme « les représentations [de l’entrepreneur le] mettent en relation avec son contexte à partir d’un futur souhaité et en fonction de son intentionnalité » (Schmitt et Julien, 2020, p. 138), ce sont les représentations qui déterminent le raisonnement utilisé.

1.2. Les grandes fonctions au coeur du processus cognitif

Au niveau individuel, ce sont les fonctions cognitives qui expliquent le comportement des individus (Goldstein, 2018). La compréhension de l’ensemble de ces fonctions permet d’envisager comment un dirigeant de TPE agit ou réagit et, de manière plus large, de mieux comprendre son comportement concurrentiel. Inscrivant cette recherche dans la perspective dominante en psychologie cognitive que constitue l’approche de traitement de l’information (Fortin et Rousseau, 2016), nous dissocions les fonctions cognitives directement impliquées par le processus de traitement de l’information des fonctions cognitives indirectement concernées par ce processus. Par commodité, nous dénommons les premières fonctions « processus » et les secondes fonctions « ressources ». Si la liste des fonctions cognitives est assez variable, trois fonctions « processus » et quatre fonctions « ressources » semblent se dégager : la perception, l’interprétation, les fonctions exécutives pour les fonctions « processus » ; l’attention, le langage, la mémoire et le raisonnement pour les fonctions « ressources » (Dortier, 2014 ; Grimaud, Clarys, Vanneste et Taconnat, 2021 ; Lussier, Chevrier et Gascon, 2018 ; Majerus, 2018 ; Stirn, 2018).

1.2.1. De la perception à la réponse, les fonctions cognitives « processus »

Le processus de traitement de l’information s’effectuerait en trois étapes (Naceur, 2010). La première est celle de la perception que nous pouvons définir comme « l’interaction du sujet avec l’environnement [qui] aboutit en général à une forme de traitement presque instantané de propriétés physiques du milieu » (Baumberger et Flückiger, 2003, p. 45). La perception des individus est influencée par leurs attentes (De Lange, Heilbron et Kok, 2018) et par le langage (Lupyan, Rahman, Boroditsky et Clark, 2020). La deuxième étape intervient juste après, il s’agit de l’interprétation qui est parfois présentée comme une sous-étape de la perception (Bonnet, 2014). Interpréter, c’est « donner à des propos, à un événement, à un acte telle signification, les comprendre en fonction de sa vision personnelle »[2]. Les interprétations s’effectuent sur la base des connaissances antérieures stockées en mémoire à long terme et ces dernières sont, en retour, elles-mêmes construites par les interprétations (Bonnet, 2014). Dans le cadre de leur activité, les dirigeants de TPE sont – comme tout individu – soumis à une quantité d’informations supérieure à leur capacité de traitement (Simon, 1957). Consciemment ou inconsciemment, ils opèrent donc des choix dans la sélection des informations. Plus le dirigeant posséderait de connaissances, meilleure serait sa capacité à intégrer pertinemment de nouvelles informations (Cohen et Levinthal, 1990). Les dirigeants de TPE disposent d’outils d’analyse de l’information mis à leur disposition par des organisations du secteur d’activité, mais ils les exploitent peu, privilégiant un accès spontané à l’information via leurs partenaires au cours de leur activité (Amabilé, Pénéranda et Haller, 2018). Plus l’organisation partenaire lui ressemble, plus l’assimilation d’informations par la TPE est aisée (Lane et Lubatkin, 1998). Cependant, les informations apparaissent difficiles à traiter lorsqu’elles entrent en conflit avec les structures cognitives de l’individu (Henderson et Clark, 1990). Victime de dissonance cognitive, l’individu – ici le dirigeant de TPE – a alors tendance à réinterpréter ces informations (Festinger, 1957). D’un point de vue comparatif, le fait, pour deux individus, d’interpréter différemment le même événement peut engendrer des comportements dissemblables, en particulier dans des contextes de changement environnemental (Kaplan, Murray et Henserson, 2003). En outre, perception et interprétation apparaissent également comme des mécanismes collectifs. Des tendances à l’imitation conduiraient les dirigeants d’un même secteur à partager les mêmes croyances et partant, à percevoir de la même manière leur environnement concurrentiel (Porac, Thomas et Baden-Fuller, 1989). De même, les interactions sociales de l’individu influencent ses interprétations (Gioia et Chittipeddi, 1991).

Les « fonctions exécutives » constituent la troisième étape du processus et désignent « un ensemble de processus ou de mécanismes cognitifs de haut niveau qui permettent d’ajuster le comportement de façon flexible dans un contexte environnemental changeant, afin de réagir adéquatement aux exigences de la tâche, en particulier lorsque les habiletés cognitives surapprises ne sont plus suffisantes » (Collette, 2019, p. 93). Il existerait au moins trois fonctions exécutives différentes : la flexibilité, l’inhibition et la mise à jour (Miyake, Friedman, Emerson, Witzki, Howerter et Wager, 2000). Ces fonctions interviennent lorsque les individus sont confrontés à des situations complexes ou nouvelles (Allain, 2019). Les fonctions exécutives joueraient un rôle de contrôle cognitif (Collette, 2019), elles contrôleraient « l’exécution des conduites, le choix des stratégies et la prise de décision » (Houdé, 2018, p. 42), au moins pour ce qui concerne le traitement des situations non routinières. Dès lors que nous considérons que l’activité concurrentielle se situe à un niveau stratégique, nous pouvons considérer, a priori, qu’il s’agit d’un contexte dans lequel se forment des décisions non routinières (Simon, 1957).

1.2.2. Les fonctions cognitives « ressources »

Ces mécanismes – attention, langage, mémoire et raisonnement – soutiennent les fonctions « processus » dans le traitement de l’information. Premièrement, « compte tenu de la capacité limitée de traiter des options concurrentes, les mécanismes attentionnels sélectionnent, modulent et maintiennent l’attention sur les informations les plus pertinentes pour le comportement » (Chun, Golomb et Turk-Browne, 2011, p. 73). Trois manières d’appréhender l’attention coexistent en psychologie cognitive. La première aborde l’attention comme un filtre sélectif qui aiguillerait la perception (Broadbent, 1958). Elle interviendrait alors en amont du processus de traitement de l’information. La deuxième envisage l’attention comme une ressource qui peut être partagée entre différentes informations et tâches (Kahneman, 1973). La troisième conçoit l’attention comme une fonction cognitive centrale qui opérerait uniquement pour la prise en charge de tâches nouvelles ou complexes (Norman et Shallice, 1986). Son rôle consisterait ainsi à sélectionner l’information adéquate dans l’environnement et la mémoire à long terme et à inhiber celle qui ne l’est pas, de manière à produire une réponse adaptée.

Pour les auteurs s’inscrivant dans le courant de l’ABV, l’attention, et plus particulièrement les changements d’objet de l’attention, jouerait un rôle important dans le comportement stratégique de l’entreprise (Kaplan, 2008 ; Ocasio, Laamanen et Vaara, 2018). Les actions des dirigeants dépendraient des problèmes sur lesquels ils focalisent leur attention, sachant que ceux-ci émergeraient dans l’organisation selon son fonctionnement, ses routines, etc. (Ocasio, 1997). Ainsi, le développement d’une entreprise serait étroitement lié à la distribution de l’attention en son sein (Joseph et Wilson, 2018). L’attention sélective permettrait aux dirigeants de faire face à la surcharge cognitive qui pèse sur eux, ils focaliseraient leur attention sur ce qu’ils considèrent comme plus digne d’intérêt et ignoreraient le reste (Nadkarni et Barr, 2008). Au sein d’une organisation, la capacité à orienter l’attention d’un dirigeant trop confiant apparaît comme un moyen de limiter sa tendance au surinvestissement (Xu, 2022). En fin de compte, l’avantage concurrentiel durable d’une entreprise tiendrait à la fois à ses ressources et à l’attention de son dirigeant (Bhandari, Rana, Paul et Salo, 2020).

Deuxièmement, le langage est « la faculté que les hommes possèdent d’exprimer leur pensée et de communiquer entre eux au moyen d’un système de signes conventionnels vocaux et/ou graphiques constituant une langue »[3]. Le langage serait en lien avec l’essentiel des autres fonctions cognitives, car peu de choses lui échappent. Même les perceptions font intervenir le langage dès lors qu’elles sont communiquées, pensées ou ne serait-ce que mémorisées. C’est par sa médiation, par la médiation des signifiés des langues, qui sont autant de limites cognitives, que le dirigeant de TPE accède au monde (Coseriu, 2001). Cependant, le langage n’est pas qu’une contrainte. Ses conventions fournissent également les règles qui permettent la créativité : nous pouvons créer de nouvelles phrases à l’infini en s’appuyant sur les règles grammaticales et syntaxiques (Chomsky, 1957 ; Giddens, 1984). Cependant, si le langage est à la fois contraignant et libérateur, sa dimension libératrice ne peut provenir que de sa maîtrise (Bentolila, 2007).

Troisièmement, la mémoire est « l’ensemble des mécanismes par lesquels une expérience peut modifier un comportement ultérieur » (Barbeau, 2011, p. 105). Si quelques psychologues associent la mémoire à court terme (MCT) à la mémoire de travail (MDT), la plupart opèrent une distinction considérant que la MDT n’est pas qu’un espace de stockage de l’information à court terme, mais également un centre de traitement de cette information (Shahab, Malik et Aziz, 2019). La perception active les souvenirs placés dans la mémoire à long terme (MLT) et les déplace dans la MDT (Zacks, 2021). La MLT, dont la tâche consiste à stocker des informations à long terme, serait plurielle (Squire, 2004). « La mémoire déclarative (explicite) gère les faits et les événements, tandis que la mémoire non déclarative (implicite) gère l’apprentissage des compétences et des habitudes » (Martin, Jaime, Ramos et Robles, 2021, p. 31).

Quatrièmement, « un raisonnement [est] une suite d’opérations mentales qui, à partir de propositions initiales et de contraintes quant à leur composition, permettent de dériver une proposition nouvelle » (Caverni, 2002, p. 126). Le raisonnement se nourrit des connaissances de l’individu (Weinberg, 2014), stockées dans sa MLT. La catégorisation constitue une forme particulière de raisonnement en même temps qu’elle est l’aboutissement de tout acte de perception (Kihlstrom et Park, 2018). C’est un moyen pour l’individu de gérer l’abondance d’informations. Les critères de catégorisation utilisés par les dirigeants ne seraient pas toujours pertinents (Baum et Lant, 2003) et varient selon les cultures (Wulf, Florian et Meissner, 2020). Surtout, catégoriser différemment un même événement peut entraîner des comportements concurrentiels variés. En effet, le fait de concevoir tel événement concurrentiel comme une menace plutôt que comme une opportunité génère une réaction plus marquée de la part de l’auteur de la catégorisation (Dutton et Jackson, 1987). De même, le fait pour un entrepreneur de catégoriser un ensemble d’informations comme des opportunités participe à la création de ces opportunités (Barreto, 2011).

2. Méthodologie

Cette recherche vise à appréhender le comportement concurrentiel des TPE en s’appuyant sur le cadre théorique de l’approche du traitement de l’information, dominante en psychologie cognitive. Pour ce faire, nous nous sommes entretenus avec vingt dirigeants de TPE autour de la concurrence. Dans une perspective phénoménologique, nous cherchons à comprendre la manière dont les acteurs que nous avons rencontrés vivent la concurrence (Avenier, 2011). Avant d’exposer l’analyse des données, nous présentons les éléments concernant leur collecte.

2.1. Collecte des données

Nous nous sommes spécifiquement penchés sur des TPE en raison de leur forte personnalisation (Chabaud et Sammut, 2017), qui se traduit par le fait que le dirigeant est à la fois celui qui pense et celui qui met en oeuvre la stratégie concurrentielle de l’entreprise. De cette manière, nous entendions réduire le possible écart entre le dire et le faire, plus prégnant dans les grandes organisations (Brunsson, 1989). Ensuite, le choix des participants s’est d’abord fait de manière raisonnée : nous souhaitions obtenir un ensemble suffisamment homogène pour renforcer la validité interne de nos résultats (Royer et Zarlowski, 2014) et amener de la diversité pour favoriser leur validité externe (Yin, 2012). D’autre part, de manière à interroger des dirigeants totalement libres de leur comportement concurrentiel, nous devions rencontrer des indépendants impliqués dans leur entreprise. Un biais de sélection existe cependant dans la mesure où seuls les dirigeants qui ont répondu positivement à nos sollicitations ont pu être interrogés. Enfin, nous nous sommes focalisés sur le secteur des services traditionnels de manière à améliorer nos connaissances sur des dirigeants de TPE ordinaires, faisant l’objet d’une moindre attention (Shepherd, Wennberg, Suddaby et Wiklund, 2019), alors qu’ils constituent l’essentiel des dirigeants de petites structures (Welter et al., 2017). Vingt entretiens semi-directifs ont ainsi été menés avec des cavistes, des hôteliers et des libraires sur la thématique de la concurrence. Nous leur avons posé des questions nous permettant de comprendre ce qu’elle représentait à leurs yeux et comment ils y faisaient face au quotidien, afin d’appréhender les ressorts de leur comportement concurrentiel. La collecte de données a été menée jusqu’à l’atteinte du point de saturation (Glaser et Strauss, 1967). Le tableau 1 présente les dirigeants que nous avons rencontrés et leur entreprise. La grande liberté accordée aux dirigeants au cours de l’entretien a engendré des écarts de temps d’entretien notables, traduisant autant des disparités de conception et d’expérience de la concurrence que des différences de sensibilité.

Tableau 1

Les dirigeants de TPE de la recherche

Les dirigeants de TPE de la recherche
Source : auteurs

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2.2. Analyse des données

Nous avons ensuite cherché à identifier, dans leurs discours, les fonctions cognitives en jeu dans leur comportement concurrentiel. Pour ce faire, nous avons réalisé une analyse de contenu en partant d’un codage adapté, le codage théorique (Miles, Huberman et Saldana, 2019), qui consiste à chercher dans le matériau des catégories théoriques prédéfinies. Ce type de codage fait courir un risque de circularité élevé (Dumez, 2012) qui, en l’espèce, est géré par l’utilisation de catégories sémantiquement neutres. En effet, notre démarche a consisté à rechercher dans les transcriptions des éléments traduisant la mobilisation de fonctions cognitives dans le comportement concurrentiel de la TPE, mais les liens établis entre les deux ne relèvent que de l’interprétation du chercheur.

La particularité du langage nous a conduits à utiliser une autre méthode d’analyse. Nous avons mesuré, puis comparé, la richesse du langage des dirigeants rencontrés en calculant un indice éprouvé (Kalampalikis et Moscovici, 2005), l’indice type/token ratio, qui rapporte le nombre de mots différents utilisés au nombre total de mots émis.

3. Résultats

Pour l’essentiel des fonctions cognitives, les résultats apparaissent peu stimulants. Attention et raisonnement s’avèrent au contraire être les catégories issues de la psychologie cognitive jouant un rôle clé dans le comportement concurrentiel des TPE.

3.1. Les fonctions cognitives « processus », le langage et la MLT apparaissent difficilement associables au comportement concurrentiel des TPE

Les résultats de la recherche indiquent que toutes les fonctions cognitives ne sont pas directement impliquées dans le comportement concurrentiel des TPE du secteur des services traditionnels. Premièrement, les fonctions exécutives apparaissent très peu mobilisées dans le contexte finalement routinier de l’activité des dirigeants de TPE rencontrés. Deuxièmement, perception et interprétation jouent peut-être un rôle dans le comportement concurrentiel des TPE du secteur des services traditionnels, mais leur dimension collective surpassant leur dimension individuelle, elles se révèlent avant tout comme des facteurs d’homogénéisation des pratiques (Tableau 2). De ce fait, elles ne fondent pas les comportements concurrentiels singuliers des uns et des autres.

Tableau 2

Résultats non probants

Résultats non probants
Source : auteurs

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Troisièmement, les différences en matière de richesse de langage n’apparaissent ni suffisamment parlantes, ni constitutives de comportements concurrentiels particuliers. Le tableau 3 présente l’indice type/token ratio des dirigeants rencontrés.

Tableau 3

Indice type/token ratio exprimant la richesse du langage des dirigeants

Indice type/token ratio exprimant la richesse du langage des dirigeants
Source : auteurs

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L’amplitude entre l’indice le plus faible (0,17) et l’indice le plus élevé (0,26) pourrait apparaître significative, mais cet écart doit être relativisé. La prise en compte de l’effet de la longueur du texte (Labbé, 1987) suggère une différence plus faible, dans la mesure où les six transcriptions les plus courtes font apparaître les indices les plus élevés et où les six plus longues font partie des sept transcriptions dont les indices sont les plus faibles. En définitive, les écarts semblent faibles et des liens avec le comportement concurrentiel des TPE étudiées se révèlent délicats à établir.

Quatrièmement, peu de différences apparaissent au niveau de la MLT des dirigeants de TPE que nous avons rencontrés. Ils la mobilisent tous sans difficulté apparente.

3.2. Les différences de raisonnement et de focalisation de l’attention qui en découlent traduisent des comportements concurrentiels variés

Attention et raisonnement se révèlent être les fonctions cognitives qui permettent de comprendre le comportement concurrentiel des TPE. Chacun des dirigeants que nous avons rencontrés paraît focaliser prioritairement son attention sur un objet particulier, susceptible de dessiner un comportement concurrentiel. Il apparaît de surcroît que cette focalisation particulière découle du raisonnement opéré par les dirigeants. Cinq raisonnements ressortent de cette recherche. Ils sont présentés dans le tableau 4, ainsi que leurs conséquences en matière de projection de l’attention d’une part et de comportement concurrentiel d’autre part. Des verbatim viennent soutenir notre propos.

Tableau 4

Du raisonnement au comportement concurrentiel des TPE

Du raisonnement au comportement concurrentiel des TPE
Source : auteurs

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Un type de raisonnement, une manière de penser entraîne un comportement concurrentiel spécifique. Les dirigeants « orientés client » se consacrent prioritairement à des actions visant à attirer et fidéliser leurs clients. Si ce comportement concurrentiel semble être le comportement concurrentiel standard, les dirigeants s’en écartent dès lors qu’ils le peuvent (compétence, concept original), que leur vision du monde les y incite (orientation fournisseurs pour choisir le « bon » produit) ou qu’ils y sont poussés (comportement d’adaptation aux concurrents).

Le raisonnement se révèle dès lors comme la fonction cognitive au fondement du comportement concurrentiel des dirigeants de TPE du secteur des services traditionnels. Le rôle de l’attention apparaît comme celui d’un intermédiaire entre le raisonnement et les actions qui traduisent le comportement concurrentiel.

4. Discussion

D’un point de vue théorique, cette recherche met en évidence le rôle majeur du raisonnement et confirme celui de l’attention et de la dimension collective du couple perception/interprétation dans le comportement concurrentiel. D’un point de vue praxéologique, les dirigeants de TPE du secteur des services traditionnels pourraient tirer profit de cette étude.

4.1. L’influence confirmée de la perception, de l’interprétation et de l’attention

Si elles ne sont pas vectrices de comportements concurrentiels différenciés, perception et interprétation peuvent jouer un rôle d’homogénéisation des pratiques. Leur dimension individuelle apparaît dominée par leur dimension collective. La plupart des dirigeants rencontrés préfèrent les informations recueillies auprès de leurs partenaires aux lettres de diffusion d’associations ou de syndicats professionnels (Amabilé, Pénéranda et Haller, 2018). En outre, la ressemblance entre les dirigeants et leurs partenaires – de petites structures également – facilite l’assimilation réciproque d’informations (Lane et Lubatkin, 1998) et favorise la similitude des perceptions concurrentielles (Porac, Thomas et Baden-Fuller, 1989). Les verbatim des dirigeants 3 et 17 (Tableau 2) témoignent des interactions entre confrères, qui harmonisent les interprétations de l’environnement partagé. Leurs rencontres informelles ou lors d’événements professionnels, la consultation, même limitée, d’informations reçues des mêmes organismes réduisent les différences de perception et d’interprétation. Les dirigeants coconstruisent ainsi leur environnement avec les parties prenantes de leur entreprise (Gioia et Chittipeddi, 1991).

Nos résultats confirment l’importance de l’attention dans le comportement stratégique de l’entreprise (Kaplan, 2008 ; Ocasio, Laamanen et Vaara, 2018). Le comportement concurrentiel des TPE du secteur des services traditionnels apparaît effectivement dépendant de l’objet principal de la focalisation de l’attention de son dirigeant (Ocasio, 1997). Les différences de focalisation de l’attention apparaissent comme la source principale des comportements concurrentiels différenciés des dirigeants de TPE que nous avons rencontrés, mais l’apport majeur de cette recherche consiste à montrer que l’objet de la focalisation principale de l’attention dépend d’une autre fonction cognitive : le raisonnement.

4.2. Le raisonnement du dirigeant à la source du comportement concurrentiel des TPE du secteur des services traditionnels

La mise en évidence du raisonnement comme fondement du comportement concurrentiel des TPE s’inscrit dans les pas des travaux de ceux qui ont montré le rôle de la manière de penser du dirigeant dans le comportement stratégique de la PE (Fassin, Van Rossem et Buelens, 2011 ; Filion, 1991 ; Jaouen, 2010 ; Servantie et Hlady-Rispal, 2019). Au-delà des représentations qui le nourrissent (Schmitt et Julien, 2020), les mécanismes du raisonnement apparaissent à la base du comportement concurrentiel des TPE.

En adoptant le langage de la psychologie cognitive et en ayant envisagé le rôle de chacune des fonctions cognitives, il nous semble que nous donnons de la crédibilité à ceux qui, avant nous, ont insisté sur le rôle des facteurs cognitifs dans le comportement concurrentiel de la TPE (Jaouen, 2010). En montrant la pertinence du cadre de la psychologie cognitive, cette recherche offre une possibilité de mise en ordre des approches cognitives en stratégie et dans le champ des PME et de l’entrepreneuriat autour des concepts issus de la psychologie. Cela réduirait la dimension anarchique (Cossette, 2017) des travaux dans ce domaine.

D’autre part, cette typologie de raisonnement a l’avantage d’être moins binaire et manichéenne que les catégorisations construites par le passé (Gavetti et Levinthal, 2000 ; Sarasvathy, 2001). Comme le montre la modélisation du processus cognitif menant au comportement concurrentiel présenté sur la figure 1, ce sont cinq comportements concurrentiels différents qui émergent de notre recherche.

Figure 1

Modèle cognitif du comportement concurrentiel du dirigeant de TPE du secteur des services traditionnels

Modèle cognitif du comportement concurrentiel du dirigeant de TPE du secteur des services traditionnels
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Le raisonnement du dirigeant le conduit à focaliser son attention sur un élément plutôt qu’un autre, engendrant un comportement concurrentiel singulier. Ces raisonnements constituent des prises de position relativement basiques des dirigeants sur leur affaire. Cependant, il est possible d’imaginer qu’un mécanisme implicite plus complexe préside à la formulation du raisonnement adopté. Celui-ci est présenté à la figure 2 et offre un gros plan sur la première phase de la figure précédente.

Figure 2

Mécanismes de raisonnement à la base du comportement concurrentiel du dirigeant de TPE du secteur des services traditionnels

Mécanismes de raisonnement à la base du comportement concurrentiel du dirigeant de TPE du secteur des services traditionnels
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Les dirigeants estimant « ne pas avoir le choix » adoptent un comportement d’adaptation à leurs concurrents. Dès lors que le dirigeant considère disposer de latitudes, la question de savoir s’il cherche à promouvoir ses valeurs à travers son activité se pose. Si tel est le cas, alors ce dirigeant se mettra en quête de produits qui lui permettront de transmettre ses valeurs. Dans le cas contraire, le questionnement se poursuit et le dirigeant se demande si son affaire repose sur une idée originale. Si oui, alors son comportement concurrentiel vise à capitaliser sur cette originalité. Sinon, le dirigeant se situe au regard de la concurrence : soit il s’estime plus compétent et il voudra tirer profit de cette situation en le restant, soit il ne s’estimera pas plus compétent que ses rivaux et focalisera son attention sur ses clients qui, en tout état de cause, lui apparaîtront comme ceux qui lui permettent de vivre. Cette représentation constitue un artefact dont le but consiste à nous permettre de mieux comprendre le comportement concurrentiel des dirigeants de TPE du secteur des services traditionnels, les mécanismes qu’elle traduit sont envisagés comme étant implicites, les dirigeants ne raisonnant pas de manière séquentielle.

4.3. Apports pratiques de la recherche

Cette recherche est susceptible d’intéresser à la fois les dirigeants de TPE du secteur des services traditionnels et les structures qui les accompagnent. En ce qui concerne les premiers, trois axes d’utilisation de notre étude apparaissent envisageables. Premièrement, la mise en évidence du rôle clé du raisonnement des dirigeants dans le comportement concurrentiel des TPE peut les conduire à interroger leur propre raisonnement. La prise de conscience de sa manière de penser est susceptible d’entraîner chez l’individu une remise en cause de nature à modifier son comportement. En ce sens, la présentation de diverses formes de raisonnement pourrait inspirer les dirigeants de TPE du secteur des services traditionnels. En particulier, le dirigeant suivant un raisonnement d’adaptation à ses rivaux pourrait puiser parmi les autres formes de raisonnement une orientation de nature à lui redonner le sentiment de maîtriser la stratégie de son entreprise. Deuxièmement, mieux un dirigeant comprendra le raisonnement de ses concurrents, mieux il pourra anticiper leurs actions et ainsi s’en prémunir, ce qui ne peut qu’améliorer sa position concurrentielle. Troisièmement, la domination de l’aspect collectif de la perception et de l’interprétation sur leur dimension individuelle offre des possibilités aux dirigeants de TPE souhaitant se démarquer. Un effort d’individualisation de perception et d’interprétation de l’environnement pourrait favoriser l’émergence de comportements concurrentiels originaux susceptibles d’améliorer leur situation concurrentielle.

S’agissant des structures qui accompagnent les TPE, tant au début que tout au long de leur existence, la compréhension des différents types de raisonnement à la source de leur comportement concurrentiel peut les aider dans leur rôle de conseil.

Conclusion

Cette recherche vise à améliorer notre compréhension des fondements cognitifs du comportement concurrentiel des dirigeants de TPE du secteur des services traditionnels en s’appuyant sur l’approche dominante en psychologie cognitive. Peu mobilisées dans les recherches en sciences de gestion, qui ont paradoxalement créé une profusion de concepts cognitifs, les catégories issues de la psychologie cognitive ont cependant été conçues pour décrire le fonctionnement de la pensée humaine par des spécialistes de la question.

Pour mener à bien ce travail, nous avons réalisé une recherche qualitative, les données ont été collectées par entretiens semi-directifs auprès de vingt dirigeants de TPE du secteur des services traditionnels. Après retranscription, ces données ont fait l’objet d’une analyse de contenu par codage théorique.

Cette étude montre le rôle décisif du raisonnement du dirigeant de TPE du secteur des services traditionnels dans le comportement concurrentiel de son entreprise. En effet, c’est le raisonnement de base qu’il produit quant à la logique de son affaire qui guide son comportement concurrentiel. Cette recherche révèle de surcroît l’existence de cinq raisonnements de base chez le dirigeant de TPE du secteur des services traditionnels. Chacun d’entre eux induit un comportement concurrentiel spécifique.

Ce travail montre la pertinence des catégories issues de la psychologie cognitive pour appréhender le comportement concurrentiel au niveau individuel. Ainsi, à la fois en stratégie des PME et dans le champ de l’entrepreneuriat, les auteurs s’inscrivant dans des approches cognitives gagneraient à s’inspirer des travaux issus de la psychologie cognitive. En cohérence avec les travaux précédents, cette étude montre également l’importance de la fonction cognitive du raisonnement dans le comportement concurrentiel du dirigeant de PME. Notre contribution principale tient à l’ouverture de la « boîte noire » du cerveau humain et à la représentation des mécanismes du raisonnement à la base de logiques d’actions multiples, invitant à sortir de la dualité « causal »/« effectual » pour mieux appréhender la complexité de cette fonction au coeur de nos activités cognitives.

Ce travail n’est cependant pas exempt de limites. D’une part, le contexte routinier de l’activité des TPE du secteur des services traditionnels n’a pas permis d’appréhender le rôle potentiel que les fonctions exécutives pourraient jouer dans un contexte différent. D’autre part, la non-prise en compte de la dimension affective du dirigeant de TPE pourrait conduire à survaloriser l’importance de sa sphère purement cognitive dans son comportement concurrentiel. Ces limites dessinent néanmoins des perspectives de recherches futures stimulantes.