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Introduction

L’entrepreneuriat féminin représente un potentiel important largement sous-estimé au Maroc (Rachdi, 2006). Le nombre de femmes porteuses de projets est en moyenne trois fois inférieur à celui des hommes alors que les femmes représentent plus de 51 % de la population. Ainsi, seul 0,8 % des femmes actives marocaines sont des entrepreneures et 16,1 % travaillent en tant qu’indépendantes (Conseil économique, social et environnemental, 2014 ; ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, 2013-2014). Leurs entreprises sont des PME, dont le chiffre d’affaires atteint 2,5 millions au niveau global (Banque mondiale, 2005), majoritairement dans les secteurs du commerce de détail et des services, notamment la confection et l’alimentation. Les rares études traitant de l’entrepreneuriat féminin au Maroc soulignent aussi leur proportion importante dans le secteur informel (ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, 2013-2014 ; Nations Unies, 2004).

Depuis quelques années, une série de réformes légales et fiscales axées sur le soutien à l’entrepreneuriat a été adoptée dans le cadre de programmes nationaux de restructuration économique. La question du développement du secteur privé formel est l’une des préoccupations clés des responsables politiques. Le Maroc a été récemment décrit comme un pays attractif s’ouvrant à la création de nouvelles entreprises (Banque mondiale, 2009 ; Haut-Commissariat au Plan, 2013). L’entrepreneuriat féminin s’est donc également développé ces dix dernières années, contribuant à la création d’emplois et de plus-value économique (Haut-Commissariat au Plan, 2014 ; AFEM, 2010). Cependant, même si le pays a connu d’importantes évolutions, notamment légales, en matière d’égalité hommes-femmes, la réalité du terrain témoigne de résistances sociales et culturelles à la participation des femmes à l’activité économique et entrepreneuriale.

À l’heure où le Maroc vit d’importantes transitions au niveau de son environnement économique, politique, légal et socioculturel, il nous semble important d’étudier la situation des femmes entrepreneures marocaines, afin de mieux en cerner les réalités de terrain. Contrairement aux études considérant l’entrepreneuriat féminin comme homogène, nous souhaitons explorer les réalités différenciées de trois groupes de femmes entrepreneures. Nous allons ainsi nous intéresser aux trois types de statuts possibles pour les entrepreneures dans le secteur formel marocain : les femmes dirigeant une société commerciale, les femmes inscrites dans une profession libérale en tant qu’indépendantes et les femmes en coopérative.

L’objectif de notre recherche est de comprendre la réalité des femmes entrepreneures marocaines en regard de la pluralité de leurs situations personnelles et des facteurs contextuels liés à leur secteur d’activité et aux évolutions de la société marocaine. Pour répondre à cet objectif, nous avons suivi une méthodologie qualitative basée sur des entretiens semi-directifs approfondis avec 60 femmes entrepreneures appartenant à nos trois catégories : femmes chefs d’entreprises, femmes exerçant une profession libérale et femmes coopératrices.

La structure de notre article est la suivante. Premièrement, nous synthétiserons la littérature existante d’une part sur l’entrepreneuriat féminin et d’autre part sur la position des femmes dans le contexte marocain. Deuxièmement, nous présenterons notre méthodologie de recherche qualitative. Troisièmement, nous exposerons nos résultats détaillés. Enfin, nous discuterons ceux-ci à la lumière de la littérature et conclurons avec les principales implications scientifiques et managériales de cette recherche. Nos résultats serviront de base à des recommandations en termes de soutien et d’accompagnement de l’entrepreneuriat féminin dans le pays.

1. Revue de littérature

1.1. L’entrepreneuriat féminin : une réalité à contextualiser

La plupart des études dans le champ de l’entrepreneuriat féminin s’attachent à distinguer les caractéristiques individuelles des femmes entrepreneures, celles de leurs entreprises, les motivations à créer une activité et les stratégies d’affaires liées, entre autres, au financement et au réseautage.

Au niveau des caractéristiques individuelles, des études indiquent que les femmes entrepreneures sont en moyenne plus jeunes que leurs homologues masculins et sont souvent mariées avec des enfants à charge (Carrington, 2004 ; Légaré, 2000 ; St-Cyr, 2002). Elles auraient des diplômes plus élevés que les hommes (St-Cyr, Hountondji et Beaudoin, 2003), mais manqueraient de compétences managériales (Itani, Sidani et Baalbaki, 2011), de formation de base pour diriger une entreprise et de connaissances des conditions du marché (Roomi, Harrison et Beaumont-Kerridge, 2009).

Leurs entreprises seraient plus petites que celles dirigées par des hommes, tant en termes d’indicateurs financiers que du nombre de salariés (Al-Alak et Al-Haddad, 2010 ; Cornet et Constantinidis, 2004 ; Lee-Gosselin, Housieaux et Villeneuve, 2010). Leurs taux de croissance se révèleraient aussi assez faibles, ce qui serait à mettre en lien avec leurs secteurs d’activités (Rooney, Lero, Korabik et Whitehead, 2003 ; Watson, 2006). En effet, les entreprises des femmes sont plus présentes dans le secteur des services et de la vente au détail (Global Entrepreneurship Monitor, 2010 ; Saleh, 2011 ; Tahir-Metaiche, 2013). Les choix en termes de secteur et de taille sont liés à des préférences personnelles, à l’expérience antérieure, à des contraintes financières, mais aussi à une construction de leur projet autour d’une vision traditionnelle des compétences, connaissances et rôles sociaux féminins (Cornet et Constantinidis, 2004 ; Fairlie et Robb, 2009).

À propos des stratégies d’affaires des femmes entrepreneures, la littérature pointe les difficultés qu’elles rencontrent en matière de financement (Coleman et Robb, 2009 ; Welter, 2007). En général, les femmes préfèrent financer le lancement de leurs entreprises grâce à leurs ressources propres plutôt que de faire appel aux acteurs du marché (Cohn et Coleman, 2005 ; Kwong, Evans et Thompson, 2012 ; Logan, 2012). Ce choix serait lié à leurs secteurs d’activités et à la petite taille de leurs entreprises. Les femmes entrepreneures s’avèrent également moins bien intégrées dans les réseaux d’affaires traditionnels, historiquement créés par et pour des hommes (Hampton, Cooper et McGowan, 2009). Cela expliquerait pourquoi plusieurs d’entre elles se tournent davantage vers des réseaux d’affaires féminins (Constantinidis, 2010 ; Hamouda, Henry et Johnston, 2003). Leurs réseaux professionnels sont généralement composés majoritairement de membres de leur entourage proche, famille et amis (Bogren, Von Friedrichs, Rennemo et Widding, 2013 ; Hampton, Cooper et McGowan, 2009). Les profils individuels des femmes en termes d’éducation, d’expérience et de milieu social viennent aussi influer sur leurs choix et comportements entrepreneuriaux (De Vita, Mari et Poggesi, 2014). Enfin, des attitudes discriminatoires ou défavorables vis-à-vis des femmes entrepreneures peuvent également exister sur le plan professionnel (Saidi, 2003 ; Rachdi, 2006 ; Boussetta, 2011 ; Tounes, 2003).

Alors qu’une partie de la littérature sur les femmes entrepreneures s’est focalisée sur leurs stratégies individuelles et sur les caractéristiques de leurs entreprises, de plus en plus d’études s’intéressent aux facteurs contextuels, comme le contexte politique, juridique, social, culturel ou économique. Ces études montrent que l’activité entrepreneuriale dépend de l’interaction dynamique entre caractéristiques individuelles et facteurs socioenvironnementaux (Gasse, 2003), d’où l’utilité de développer des approches basées sur l’étude de réalités contextualisées (Ahl et Marlow, 2012 ; Bloom et Van Reenen, 2010 ; Ahl et Nelson, 2014). Prendre en compte le contexte local de l’entrepreneuriat permet de mieux en comprendre les caractéristiques ainsi que les freins et leviers au développement. Des recherches se sont ainsi penchées sur le contexte spécifique de l’entrepreneuriat féminin dans différentes régions du monde (Welsh, Memili, Kaciak et Al-Sadoon, 2014), y compris dans les pays en voie de développement (Saleh, 2011 ; Arasti, 2008 ; Tahir-Metaiche, 2013). Ces études mettent en évidence des dynamiques de genre à l’oeuvre dans l’environnement des femmes entrepreneures (Bonnetier, 2005 ; Chang, Memili, Chrisman, Kellermanns et Chua, 2009 ; De Bruin, Brush et Welter, 2007 ; Hughes, Jennings, Brush, Carter et Welter, 2012), menant à des difficultés spécifiques en matière de réseautage, de financement, de gestion du personnel, de conciliation travail-famille et influant sur le choix de créer une entreprise, sur sa survie et sa réussite (De Vita, Mari et Poggesi, 2014).

Diverses études montrent l’influence négative que peut avoir un environnement socioculturel caractérisé par des préjugés sur le rôle et la place de la femme dans la société (De Vita, Mari et Poggesi, 2014 ; Sadi et Al-Ghazali, 2012 ; Levy-Tadjine et Sawma, 2010 ; Kane, 2009). Par exemple, Saparito, Elam et Brush (2013) ont révélé l’impact négatif des stéréotypes de genre sur la relation entre les femmes entrepreneures et leur banquier et sur le niveau des ressources financières obtenues. L’influence des dynamiques de genre dans l’environnement socioculturel semble être plus accentuée dans certains pays que dans d’autres (Rehman et Roomi, 2012 ; Roomi et Parrott, 2008 ; Sadi et Al-Ghazali, 2012). Les institutions politiques et légales peuvent aussi freiner ou au contraire soutenir l’entrepreneuriat féminin (Brière, Auclair, Larivière et Tremblay, 2014). Plusieurs études réalisées par la Banque mondiale ont montré que les difficultés d’accès au financement étaient en partie liées à l’accès à la propriété des biens pour les femmes (Banque mondiale, 2011). Dans les facteurs contextuels, il faut aussi tenir compte de la répartition des tâches familiales et parentales dans la société (Guyot et Lohest, 2007), qui influencent les choix posés en matière de conciliation entre vie privée et vie professionnelle (Lebègue et Paturel, 2008 ; Léger-Jarniou, 2013). L’environnement familial a d’ailleurs été identifié comme un des facteurs ayant le plus de poids dans l’activité entrepreneuriale des femmes (Brière et al., 2014 ; De Vita, Mari et Poggesi, 2014 ; Borges et Simard, 2008 ; Roomi, Harrison et Beaumont-Kerridge, 2009).

Si le contexte est de plus en plus pris en compte, il reste peu d’études publiées contextualisées dans les pays en voie de développement, comme le Maroc. La question des femmes entrepreneures marocaines ne peut pourtant pas être dissociée de l’influence du contexte national sur leur activité. Étant donné la nécessité de développer des études contextualisées, ainsi que l’importance que revêt l’environnement individuel, familial, professionnel, institutionnel et socioculturel pour l’activité entrepreneuriale des femmes, notre première question de recherche concerne l’influence de ces différentes catégories de facteurs sur les réalités des femmes entrepreneures au Maroc.

Question de recherche 1 : à quel point et de quelle manière différentes catégories de facteurs contextuels influencent-elles l’activité entrepreneuriale des femmes au Maroc ?

Contrairement à la majeure partie de la littérature, qui tend à présenter les femmes entrepreneures comme un groupe homogène, l’originalité de notre recherche est d’étudier l’impact et l’interaction de ces différentes catégories de facteurs sur trois profils de femmes entrepreneures : les femmes chefs d’entreprise, les femmes exerçant une profession libérale et les femmes coopératrices. Ces trois statuts d’entrepreneurs coexistent dans le secteur formel au Maroc. Notre seconde question de recherche s’intéresse aux facteurs de différenciation entre ces trois groupes de femmes entrepreneures.

Question de recherche 2 : quelles sont les influences spécifiques des facteurs de contexte pour trois catégories de femmes entrepreneures au Maroc : les femmes chefs d’entreprise, les femmes exerçant une profession libérale et les femmes coopératrices ?

Le choix d’étudier différents profils est né d’une volonté de parler de femmes entrepreneures qui retiennent encore trop peu l’attention des chercheurs et de pouvoir montrer la diversité des profils, des trajectoires et des motivations à entreprendre.

1.2. La position des femmes dans la société marocaine

Pour nous permettre d’étudier la société marocaine, nous présentons le profil de la population féminine puis le contexte familial, professionnel, institutionnel et socioculturel.

1.2.1. Les facteurs individuels

Les femmes marocaines en âge d’activité (15 ans et plus) représentent 12,3 millions d’individus, soit la moitié de la population totale. Elles résident pour la majeure partie en milieu urbain (60,3 %). Leurs degrés de scolarisation restent très faibles, malgré les efforts des pouvoirs publics depuis les années 1990. Moins d’un tiers de la population féminine en âge de travailler possède un diplôme et plus de la moitié sont analphabètes. La pauvreté, l’enclavement et la faible qualité des infrastructures entravent l’accès à l’éducation, en particulier des femmes dans les milieux ruraux (Hachelouf, 1991 ; Haut-Commissariat au Plan, 2012). Depuis l’indépendance du pays, les femmes ont intégré le marché du travail en passant progressivement de l’espace domestique à l’espace public. Au départ, elles ont privilégié le travail à domicile et investi des domaines et métiers liés à leur rôle traditionnel, notamment la broderie, la couture, le tissage et l’agriculture de subsistance (Chaouai, 1998 ; Zirari, 2006). Peu à peu, à la suite de l’accélération du phénomène d’urbanisation et à la hausse du niveau de scolarisation des filles, elles sont rentrées sur le marché du travail en dehors de la famille (Bihas, Cherif et Jammari, 1995. Elles ont alors pénétré différents domaines d’activités, comme le textile et le commerce de détail (Barkallil, 2005). Dans les années 1980, elles ont intégré de plus en plus de secteurs, devenant conseillères, ingénieures, avocates, médecins, etc. (Assaad, 2009 ; Gray, Foster et Howard, 2006 ; Groupe du Rapport national sur le développement humain, 2005). Cependant, elles restent encore surreprésentées dans les métiers et secteurs moins valorisés (agriculture, services, travail occasionnel et saisonnier, artisanat, travail domestique).

Le taux d’activité féminine (25,7 %) est un des plus faibles de la région MENA (Haut-Commissariat au Plan, 2014 ; ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, 2013-2014) et reste nettement inférieur à celui des hommes (72,3 %). Les femmes sont plus touchées par le chômage que les hommes, surtout dans les zones urbaines (20,6 % par rapport à 11,5 % pour les hommes (Barkallil, 2006 ; Benradi, 2006 ; Lakhoua, 2010 ; Mejjati, 2001 ; Zirari, 2006). Les femmes diplômées sont particulièrement exposées, en raison notamment de la baisse importante des créations d’emplois dans le secteur public (Haut-Commissariat au Plan, 2013). Les femmes mariées sont également moins nombreuses sur le marché du travail que les femmes célibataires ou divorcées (Ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, 2013-2014). Le faible taux d’activité féminin est lié à une répartition traditionnelle des rôles familiaux qui poussent les femmes à donner la priorité à la vie familiale, mais aussi à des pratiques discriminatoires dans les entreprises marocaines (Haut-Commissariat au Plan, 2013 ; Paterno, Gabrielli et D’Addato, 2008). Les femmes salariées ont un accès restreint aux postes à responsabilités, des salaires moindres et un faible engagement syndical (Invest RH, 2015 ; ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, 2013-2014 ; Naciri, 2002 ; Rapport national Beijing, 2015 ; Soudi, 2002). Elles restent nombreuses dans le secteur informel, non reconnu et précarisé (Akinboade, 2005 ; Mejjati, 2001, 2006 ; Paterno, Gabrielli et D’Addato, 2008 ; Rapport national Beijing, 2015 ; Zirari, 2006), surtout dans les milieux ruraux et périurbains (Barkallil, 2005 ; Benradi, 2012 ; Mejjati, 2001, 2006).

Au niveau de l’entrepreneuriat, les femmes possèdent 12 % des entreprises dans le pays (Haut-Commissariat au Plan, 2012). Ce taux reste très faible quand on sait que la moyenne européenne est de 30 % d’entreprises gérées par des femmes. Si certaines y arrivent avec des motivations d’opportunité (volonté d’indépendance et d’autonomie, accomplissement personnel), on sait que dans beaucoup de pays en voie de développement, l’entrepreneuriat est une alternative au chômage, à un travail temporaire, à l’exclusion sociale ou à la discrimination rencontrée sur le lieu de travail (Banque mondiale, 2005 ; OCDE, 2004). C’est aussi une forme de survie pour répondre aux besoins quotidiens de leurs familles (Banque mondiale, 2005 ; Benzakour, 1998 ; Mejjati, 2001 ; Paterno, Gabrielli et D’Addato, 2008) ou pour se libérer de la dépendance maritale (Gray et Finley-Hervey, 2005).

1.2.2. Contexte familial

Les femmes marocaines occupent un rôle traditionnel au sein de la famille, leur légitimité étant liée à la gestion du foyer et à l’éducation des enfants. Dans une société caractérisée par une culture patriarcale, l’accès des femmes à la prise de décisions au niveau familial reste limité. Ces décisions sont prises uniquement par l’homme dans la majorité des cas (60,7 %), de façon conjointe dans 31,9 % des cas, et plus rarement par la femme seule (Benradi, 2007). Les représentations sociales placent le père au sommet de la hiérarchie familiale et l’épouse doit agir de façon complémentaire et respectueuse de la politique familiale de son mari (Harrami, 2005). Les femmes marocaines doivent généralement avoir l’autorisation de leurs parents ou de leur mari pour sortir ou gérer leurs biens (Benradi, 2006 ; Bourqia, 2006).

Le taux de participation de la femme à la prise de décisions familiales est plus important pour les femmes plus âgées, pour les femmes divorcées, séparées ou veuves et pour les femmes ayant plusieurs enfants. Les femmes les moins instruites participent également plus aux prises de décisions (AFARD, 2007 ; ministère de la Santé, 2003-2004). Lorsque les femmes ont un travail rémunéré à l’extérieur, elles bénéficient de plus de pouvoir et d’un meilleur statut au sein du ménage, leur permettant de négocier des rapports plus égalitaires (Zirari, 2006). Parmi celles-ci, 41,9 % participent aux prises de décisions concernant la famille (Ministère de la Santé, 2003-2004).

1.2.3. Contexte professionnel

Les premières entreprises féminines au Maroc étaient des microentreprises de type familial, avec des produits artisanaux. Cela permettait aux femmes de proposer leurs services depuis leur foyer et de concilier leur activité domestique et professionnelle (Mejjati, 2001). Actuellement, l’entrepreneuriat féminin reste cantonné dans des domaines qui ne nécessitent pas de formation spécifique, demandent peu d’investissement de départ et impliquent un faible risque (Barkallil, 2005 ; Mejjati, 2006). Il s’agit principalement des domaines de la confection, de l’agriculture, du commerce de détail et des services (Gray, Foster et Howard, 2006). Les entreprises féminines sont également de plus petite taille, moins structurées et rentables que celles des hommes (AFEM/CGEM, 2010). Parmi les propriétaires de microentreprises, 94 % sont des femmes (Hamdouch, Berrada et Mahmoudi, 2006).

En théorie, les femmes entrepreneures marocaines peuvent faire appel à différents organismes d’aide à l’entrepreneuriat dans leur environnement, tels que l’Association des femmes chefs d’entreprise du Maroc (AFEM), le Réseau Maroc Entreprendre, l’Association Espace de départ (ESPOD), l’Agence nationale de la promotion de la petite et moyenne entreprise (ANPME), l’Initiative nationale de développement humain, l’Office de développement de la coopération, etc. Ces structures privées ou publiques visent à promouvoir et accompagner la création d’entreprises.

En pratique, outre les obstacles que rencontrent la plupart des entrepreneurs, comme la lourdeur des procédures administratives ou des difficultés d’accès au financement (Banque mondiale, 2012 ; Hamdouch, Berrada et Mahmoudi, 2006), les femmes entrepreneures marocaines font aussi face à des difficultés plus spécifiques. Elles sont touchées par une discrimination systématique en tant que femmes de la part des clients, des fournisseurs, des institutions bancaires et des services généraux d’accompagnement et de conseil (Boussetta, 2011). Leurs entreprises sont moins présentes au sein des groupements d’intérêt économique et des réseaux, ce qui peut constituer un obstacle à la commercialisation de leurs produits (Conseil économique, social et environnemental, 2014).

1.2.4. Contexte institutionnel

Le Maroc a adopté et mis en application le principe d’une économie de marché avec des politiques de libéralisation économique depuis les années 1980. Cependant, malgré le niveau élevé de participation du secteur privé dans l’économie, le pays est caractérisé par un revenu faible à moyen, avec une population de presque 35 millions d’habitants et un PIB de 7 356 US$ par habitant en 2013 (Fonds monétaire international, 2013). Le poids du secteur informel (50 à 60 % des entreprises privées marocaines) constitue un des problèmes majeurs pour le pays (Banque mondiale, 2010). Les pouvoirs publics ont adopté une série de nouvelles lois et dispositions pour favoriser le développement du secteur privé, en s’intéressant notamment à la situation des femmes sur le marché de l’emploi et en entrepreneuriat.

Ainsi, le statut juridique des femmes marocaines a fortement évolué durant la dernière décennie et suscité de nombreux débats de société. Historiquement, les dispositions légales dans le pays plaçaient la femme en situation de subordination, notamment par rapport à son mari. Le code de la Famille (la Moudawana), promulgué en 1957-1958 et modifié légèrement en 1993, instaurait une relation hiérarchique et une division sexuée des rôles entre mari et femme, celle-ci ayant un statut de mineure au sein de la sphère familiale (Benradi, 2006 ; Enhaili, 2006 ; Naciri, 2002). Le Code du travail contenait également des dispositions discriminatoires à l’égard des femmes. La femme était considérée comme mineure au niveau de la législation commerciale et contractuelle et ne pouvait exercer une activité publique ou avoir un statut de commerçante qu’avec l’autorisation de son mari.

À la suite de la ratification de plusieurs conventions internationales et à la mobilisation de la société civile et de mouvements de femmes (Mejjati, 2001), des modifications juridiques en faveur du droit des femmes ont été entamées dans les années 1990, s’accélérant début des années 2000. Ainsi, la réforme du code de la Famille entre en application en 2004 et instaure l’égalité juridique entre les hommes et les femmes, la coresponsabilité au sein du couple et l’accès de la femme à la majorité sociale (Bras, 2007). Le nouveau Code du travail (2004) abolit la possibilité pour l’époux d’interdire à son épouse l’exercice d’une activité publique et introduit des mesures en faveur du travail des femmes, comme le principe de non-discrimination entre hommes et femmes en matière d’emplois et de salaires. Dorénavant, la femme mariée est libre d’exercer une activité commerciale. La nouvelle constitution (2011) confirme l’égalité et la parité entre l’homme et la femme quant à leurs droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social et culturel (Haut-Commissariat du Plan, 2014).

Ces changements législatifs ont constitué des avancées importantes pour la situation économique et sociale des femmes marocaines, visant à transformer les rapports sexués au sein de la famille, au travail et dans la société marocaine. Ces réformes ont accru l’autonomie notamment financière des femmes marocaines, et contribué à faciliter et à visibiliser leurs activités professionnelles et leur présence sur la scène économique (Martin, 2012 ; Rachdi, 2006). L’entrepreneuriat des femmes est de plus en plus valorisé (Bouchikhi, 2014), dans un contexte de restructurations économiques imposées par les organismes financiers internationaux. Les autorités marocaines ont pris conscience de l’importance de la contribution potentielle des femmes entrepreneures au développement économique et élaborent des programmes afin de promouvoir la création d’entreprises parmi les jeunes marocaines (Boussetta, 2013). Ce soutien politique s’accompagne d’une série de mesures législatives destinées à améliorer le taux d’activité entrepreneuriale (Abargaz et Aboudrar, 2013).

Cependant, de fortes résistances subsistent sur le terrain pour rendre ces réformes opérationnelles. D’une part, les textes juridiques revêtent un caractère sacré en raison du lien existant entre les lois marocaines, le fiqh (droit musulman), le hadith (paroles et vécu du Prophète) et le Coran (parole de Dieu) (Benradi, 2006). Les changements au niveau légal ont bien sûr amélioré le statut de la femme, mais sans jamais enfreindre les lois de la Charia (lois islamiques). Par exemple, le nouveau code de la Famille ne remet pas en question la priorité des garçons en matière d’héritage familial (Bessis, 2007). D’autre part, la lourdeur des procédures administratives, la complexité de la règlementation, les coûts de production élevés, les difficultés d’accès au financement, et le manque d’accompagnement et de suivi concret constituent des obstacles importants pour les femmes entrepreneures (Banque mondiale, 2012 ; Hamdouch, Berrada et Mahmoudi, 2006).

1.2.5. Contexte socioculturel

L’idéologie islamique prédominante au Maroc a largement contribué à la construction socioculturelle des relations entre le masculin et le féminin basée sur la séparation et la hiérarchisation des genres. Pendant longtemps, le rôle principal de la femme marocaine s’est limité à prendre soin de son foyer, de ses enfants et de son époux. Elle était considérée comme la gardienne naturelle des valeurs sacrées et avait comme mission de la transmettre à ses enfants. L’homme quant à lui devait incarner la virilité et la puissance, étant le seul pourvoyeur des revenus de la famille. Ainsi, le domaine domestique était réservé au féminin et le domaine public au masculin. Les femmes étaient souvent sous tutelle des membres masculins de leur famille et privées de toute possibilité d’accès à des ressources financières et à certains métiers. Les pratiques religieuses sont considérées comme une des principales causes d’une division sexuée des rôles conjugaux et d’une distribution inégale du pouvoir entre les hommes et les femmes (Diehl, Koenig et Ruckdeschel, 2009 ; Inglehart et Norris, 2003).

Depuis le début des années 1990, ces jugements et pratiques ont commencé à reculer progressivement (Lfarakh, 1998) et le travail des femmes est de plus en plus valorisé (Nair, 2003). Un nombre croissant d’hommes acceptent aujourd’hui que leurs épouses travaillent en dehors du foyer et voyagent pour leurs affaires (Haut-Commisssariat du Plan, 2013), une situation inenvisageable il y a quelques années (Naciri, 2002). Ces évolutions sont la conséquence de profondes mutations socioéconomiques, de la scolarisation des filles, de l’avancée des droits des femmes, de l’entrée d’effectifs féminins sur le marché de l’emploi, de l’apparition de la famille nucléaire et de réformes juridiques en faveur de l’égalité femmes-hommes.

Au niveau des croyances religieuses, les réformistes remettent en cause les interprétations restrictives de la religion qui ont mené à transformer l’esprit du Coran et de la Sunna en des instruments d’asservissement des femmes et appellent à réinterpréter l’Islam (Minces, 1996). D’un autre côté, les traditionalistes s’opposent à toute réinterprétation de la religion (Benradi, 1999), arguant que le Coran accorde déjà les capacités permettant de produire des richesses et de les gérer en autonomie (Kebe, 2004). Selon Amina Wadud, une des figures du mouvement féministe musulman, le Coran évoque les fonctions des hommes et des femmes sans aucune hiérarchisation. Ces sujets continuent de diviser la société marocaine.

Celle-ci reste caractérisée par une culture patriarcale (Benradi, 2012 ; Enhaili, 2006). Des études soulignent que les représentations sociales restent dominées par la suprématie du masculin et par une distinction radicale entre les genres, au détriment du féminin (Benradi, 2006 ; Zirari, 2006). La participation des femmes à la prise de décision est stigmatisée, notamment dans les milieux périurbains et ruraux, où un ménage identifié via la mère est systématiquement perçu de façon négative (Benradi, 2006, 2012 ; Harrami, 2005). Le monde politique est considéré comme un espace masculin (Harrami, 2005 ; Zirari, 2006) et la participation politique de la femme marocaine reste faible (Enhaili, 2006). Le Maroc se situe en queue de peloton dans les classements internationaux concernant l’égalité entre les genres, la participation économique des femmes, et les politiques et mécanismes d’appui des entreprises féminines (Rapport du Conseil économique, social et environnemental, 2014). Certaines catégories de femmes marocaines restent exclues, discriminées et fragilisées en termes de scolarité, de vie familiale et dans le monde du travail (Zirari, 2006).

Au vu de nos questions de recherche autour de l’analyse contextuelle différenciée de trois profils de femmes entrepreneures au Maroc, nous émettons les hypothèses suivantes :

Hypothèse 1. Les femmes exerçant une profession libérale bénéficient d’une crédibilité et d’une légitimité accrues en regard de leur diplôme et de leur profession. Leur diplôme d’études et leur profession sont en effet reconnus par la société et peuvent donc leur conférer une crédibilité et une légitimité plus fortes au sein de leur entourage familial, professionnel et social.

Hypothèse 2. Les femmes chefs d’entreprise rencontrent plus de difficultés liées à l’inadéquation perçue entre leur statut de femme et leur position de chef d’entreprise. Compte tenu des rôles traditionnels de la femme marocaine au sein du couple et de la famille, les femmes chefs d’entreprise sont perçues comme moins en accord avec les attentes et stéréotypes de la société.

Hypothèse 3. Les femmes coopératrices bénéficient moins de soutien de la part de leur entourage familial et social. Étant donné le manque de capital financier, humain et social, les femmes coopératrices sont le plus susceptibles de se retrouver isolées et fragilisées.

2. Méthodologie

Nous adoptons une méthodologie qualitative, au regard de notre objectif de compréhension de la situation des femmes entrepreneures marocaines, et afin de pouvoir proposer des recommandations qui pourront contribuer à l’amélioration de leurs situations. La recherche qualitative vise à comprendre les processus sociaux en s’intéressant à la façon, dont les personnes et groupes sociaux les vivent (Deslauriers, 1991).

Notre étude exploratoire est basée sur des entretiens semi-directifs approfondis avec 60 femmes entrepreneures, qui nous ont permis de leur donner la parole et de leur permettre de s’exprimer sur leurs histoires et expériences individuelles. Cette technique de collecte de données permet d’obtenir des détails sur les facteurs individuels et contextuels qui ont stimulé ou entravé l’activité entrepreneuriale des femmes interviewées. Ces entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits avant leur analyse.

Notre échantillon est constitué des trois catégories de femmes entrepreneures dans le secteur formel au Maroc :

  • les femmes chefs d’entreprises, ayant créé ou repris une entreprise commerciale légalement enregistrée, quelles que soient sa taille (PME, PMI ou grande entreprise) et son secteur (commerce, services ou industrie) ;

  • les femmes exerçant une profession libérale en tant qu’indépendantes ;

  • les femmes coopératrices, ayant créé une entreprise coopérative.

Notons que notre recherche ne couvre pas le secteur informel. Des détails sur la constitution de l’échantillon qualitatif sont repris dans le tableau 1.

Tableau 1

Constitution de l’échantillon qualitatif

Constitution de l’échantillon qualitatif

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Les données qualitatives récoltées via les entretiens individuels ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique. Cette forme d’analyse consiste à codifier le texte en différents thèmes et sous-thèmes, permettant une compréhension en profondeur des représentations et une interprétation synthétique des discours. L’analyse de contenu était en partie formatée, certains thèmes ayant été déterminés avant l’interview (Roussel et Wacheux, 2005). Dans notre cas, il s’agissait d’une analyse genre contextualisée, prenant en compte les contextes genrés dans lequel s’inscrit l’entrepreneuriat des femmes marocaines. Nous nous sommes intéressées aux dynamiques de genre liées à la place qu’occupent les femmes dans la société marocaine, à différents niveaux de contexte : individuel, familial, professionnel, institutionnel et socioculturel. Nous avons entrepris une analyse comparative entre les trois profils de femmes entrepreneures sur ces différents points.

Concrètement, nous avons d’abord procédé à une lecture sommaire des entretiens, afin d’avoir une idée générale de leur contenu. Nous avons ensuite relu en profondeur ces entretiens, plusieurs fois, ce qui nous a permis de découper le texte en un certain nombre de thèmes de signification. L’analyse thématique nous a ainsi permis de mettre en évidence des condensés de sens, dont la récurrence revêt une signification particulière pour l’analyse. Par exemple, dans certains extraits, la formulation « soutien » ou « aide » apparaît sous d’autres formes, comme « je suis bien entourée » ou « je suis bien accompagnée ». Nous avons réalisé une analyse verticale et une analyse transversale du contenu. La première a pour but d’analyser comment chaque participante aborde l’ensemble des catégories thématiques prévues dans la grille. La seconde consiste en une analyse transversale des entretiens, afin de déterminer comment chaque thème figurant dans la grille a été abordé par l’ensemble des répondantes.

3. Résultats

Nous structurons la présentation des résultats autour des cinq catégories de facteurs de contexte susceptibles d’influencer l’activité des femmes entrepreneures marocaines : les facteurs individuels, familiaux, professionnels, institutionnels et socioculturels. Pour chaque catégorie, nous différencions les trois profils de femmes entrepreneures : chef d’entreprise, profession libérale et coopératrice.

3.1. Facteurs individuels

Pour les femmes avec un statut de profession libérale, il s’agissait de s’installer à leur compte afin de valoriser le diplôme obtenu (médecin, juriste, avocat, etc.).

« Quand j’ai choisi d’étudier la pharmacie, je savais qu’à la fin de mes études, je devais travailler à mon compte. » (Soumia, 31 ans, mariée, un enfant, pharmacienne)

La plupart des femmes chefs d’entreprise ont généralement débuté dans la vie active comme salariées ou fonctionnaires. L’expérience professionnelle a joué un rôle important dans la décision de créer leur entreprise. Elles ont décidé de changer de statut, souvent par souci de reconnaissance et de recherche d’autonomie dans la gestion de leur temps et de leur travail.

« J’ai créé mon entreprise, ce n’est pas parce que j’avais besoin d’une situation meilleure, mais parce que l’entrepreneuriat pour moi était toujours un rêve plus qu’un gagne-pain ! » (Amal, 35 ans, mariée, 2 enfants, société d’événementiel)

On retrouve chez elles un mélange de motivations liées à la frustration et l’insatisfaction des conditions de travail comme salariées et à une volonté d’accomplissement personnel et d’autonomie professionnelle.

« Je me sentais très exploitée par mon ancien patron, j’ai tout donné pour mon travail mais en contrepartie, ma situation ne s’améliorait pas, alors j’ai décidé de travailler à mon propre compte. » (Naima, 44 ans, mariée, 2 enfants, société de transport international)

Enfin, les femmes coopératrices étaient pour la plupart sans diplôme et sans expérience professionnelle antérieure. Elles ont décidé d’entreprendre après un divorce ou le décès du mari. Ainsi, leur moyenne d’âge lors de la création/reprise est de plus de 37 ans, comparée à 30 ans pour les femmes chefs d’entreprise et 33 ans pour les professions libérales. Ces femmes en coopérative sont dans une situation économique difficile, de pauvreté, qui les pousse à lancer une activité entrepreneuriale de survie, la coopérative leur permettant de sortir du secteur informel.

« J’ai créé avec d’autres femmes cette coopérative, car j’avais besoin d’avoir un revenu régulier qui me permettra de subvenir à mes besoins et ceux de ma famille. » (Houria, 38 ans, veuve, 3 enfants, coopératrice)

Elles sont souvent illettrées et le fonctionnement en coopérative offre un cadre de sécurité.

« Je ne sais ni lire ni écrire, mais j’ai plein d’idées, donc je n’ai pas hésité à créer avec d’autres femmes comme moi notre coopérative. » (Fatima, 44 ans, 4 enfants, coopératrice)

3.2. Contextes familiaux

La vie familiale et parentale reste largement du domaine de responsabilités des femmes entrepreneures interrogées. Les femmes remettent rarement en question le partage inégalitaire des responsabilités familiales et domestiques, considérant que celles-ci font partie des missions que toute femme doit accomplir. Cela passe souvent par un aménagement de la charge et des horaires de travail. La famille et la gestion de ses contraintes sont des freins au projet entrepreneurial et à son développement, surtout quand celui-ci exige une mobilité géographique et/ou des horaires particuliers.

Toutefois, le soutien de la famille est souvent identifié comme primordial pour la création de l’entreprise, mais aussi pour sa gestion et son développement par la suite. La famille fournit habituellement le capital de démarrage et intervient également pour faciliter l’accès au marché, la garde des enfants, donner des conseils et d’autres supports de toute nature. Elle est le premier recours en cas de problèmes ou de complications, que ce soit sur le plan financier, professionnel ou personnel. Ce soutien fort renvoie aux valeurs de solidarité familiale, importantes dans la société marocaine.

Ici aussi, nous constatons certaines différences entre les trois profils de femmes entrepreneures. Les femmes exerçant une profession libérale ont, dans la majorité des cas, des moyens financiers suffisants pour faire appel à une aide externe pour la garde des enfants et les tâches ménagères, et se reposent également sur leurs parents.

« Mes parents m’ont octroyé une partie du capital nécessaire et mon mari a fourni le reste, plus le local où j’ai installé mon laboratoire d’analyses médicales. » (Nadia, 38 ans, mariée, 2 enfants, médecin biologiste)

Les femmes chefs d’entreprise bénéficient d’un soutien plus fort de la part de leur mari, étant donné l’investissement financier de départ plus important.

« Mon mari m’a offert l’intégralité du montant d’investissement. En plus, il m’a offert le local où j’ai installé mon bureau. » (Hanane, 50 ans, mariée, 2 enfants, société d’événementiel)

Notons enfin la position plus précaire des femmes coopératrices, qui sont souvent l’acteur économique principal de leur famille. Celle-ci, en situation de pauvreté, leur offre peu de soutien pour l’activité entrepreneuriale. En l’absence de moyens financiers suffisants, ces femmes se voient dans l’obligation de déléguer leurs responsabilités familiales à leurs filles aînées, qui abattent une lourde besogne à l’intérieur du foyer. L’importance de l’aide de ces filles est un élément capital, dont les femmes coopératrices ne peuvent se passer. La scolarité de ces filles est souvent sacrifiée. Les femmes coopératrices ont également plus d’enfants que les autres, avec une moyenne de quatre enfants par femme.

« Pour les tâches ménagères et les enfants, c’est ma fille aînée qui m’aide. Comme elle ne va pas à l’école, c’est elle qui me remplace à la maison. » (Khadija, 55 ans, veuve, 6 enfants, coopératrice)

3.3. Contextes professionnels

Nos résultats indiquent que l’activité entrepreneuriale des femmes au Maroc repose principalement sur le développement d’un tissu relationnel informel, notamment en mobilisant le réseau familial et social proche.

Les femmes chefs d’entreprises sont parfois affiliées à un réseau professionnel, mais le manque de temps, le manque d’enthousiasme par rapport à ces structures et le manque d’informations constituent des freins à plus de participation.

« Je suis affiliée à trois réseaux d’entrepreneurs, mais aucun d’entre eux ne m’intéresse. En plus, je n’ai pas assez de temps pour suivre leurs activités. » (Hanane, 50 ans, mariée, 2 enfants, société d’événementiel)

Les femmes exerçant une profession libérale choisissent de faire partie d’un groupement ou d’une association défendant les intérêts de leur profession.

« Je suis affiliée à l’association des barreaux d’avocats, mais sans plus, le travail plus les responsabilités à la maison ne me permettent pas de suivre ces activités, ni de garder contact avec les autres membres. » (Khadija, 40 ans, mariée, 2 enfants, avocate)

Par contre, aucune femme coopératrice interviewée n’est membre d’un réseau professionnel. Ces dernières se reposent principalement sur le réseau familial et les membres de la coopérative.

« Je ne suis pas affiliée à un réseau, et je ne sais pas à quoi ça sert ! » (Khadija, 32 ans, célibataire, coopératrice)

Certaines soulignent les difficultés d’accéder à l’espace public (bars, restaurants, etc.) et d’effectuer des déplacements professionnels (foires commerciales, etc.), où se déroulent les activités de réseautage.

Les femmes entrepreneures indiquent également avoir des difficultés à faire reconnaître leurs compétences professionnelles dans un environnement où existent des préjugés et stéréotypes importants sur les compétences féminines. Cela se traduit dans leurs relations avec certaines parties prenantes comme les fournisseurs, les banques ou les clients. Elles parlent de relations difficiles avec les organismes bancaires et des freins à l’accès au financement externe. Les femmes qui ont pu obtenir un crédit ont dû présenter un garant masculin, bien qu’elles remplissaient les conditions exigées par la banque. Elles soulignent que leurs banquiers ne les prennent pas au sérieux. Pour cette raison et pour d’autres, les femmes entrepreneures préfèrent s’autofinancer, en mobilisant des économies personnelles ou familiales.

« Je ne fais pas confiance totalement à la banque. J’ai préféré emprunter auprès de ma famille. » (Houria, 31 ans, célibataire, opticienne)

Cela est d’autant plus facile que leurs projets n’exigent pas des sommes importantes pour le démarrage (entreprises de petite taille, secteurs des services aux personnes, du commerce de détail et de l’artisanat).

« Pourquoi emprunter à la banque quand on a nos propres économies. En plus, moi je ne trouve pas que c’est une bonne idée de commencer son activité par un emprunt. » (Aicha, 32 ans, mariée, sans enfants, école privée)

On reste dans le modèle de l’entreprise familiale où le capital externe est une exception. Une deuxième explication réside dans des facteurs psychologiques. Les femmes de notre échantillon considèrent que le financement bancaire est risqué et s’estiment incapables d’assumer ce risque. Les exigences des banques en termes de garantie les empêchent d’opter pour cette solution.

Concernant les relations avec les clients, les femmes entrepreneures pointent des difficultés communes aux entreprises des hommes, comme des problèmes de non-paiement, des retards, etc. Les femmes chefs d’entreprise ainsi que les femmes coopératrices rencontrent en outre des freins importants liés à leur sexe et aux dynamiques de genre.

« Les clients qui s’intéressent à nos produits ne sont pas nombreux, donc on est obligé de vendre à crédit pour s’assurer qu’ils reviendront d’autres fois. » (Houria, 37 ans, veuve, 3 enfants, coopératrice)

Au Maroc, les relations commerciales fonctionnent à la parole donnée et les négociations s’effectuent souvent en dehors des heures de travail, essentiellement dans les lieux publics. Les femmes sont donc obligées d’abandonner certaines opportunités d’affaires pour pouvoir préserver leur image dans l’environnement social.

« Les hommes peuvent aller où ils veulent. Après le travail, ils investissent les cafés, c’est là qu’ils ont l’occasion de dénicher des opportunités d’affaires. Il est très difficile pour nous les femmes de se comporter comme les hommes. » (Assia, 31 ans, mariée, un enfant, société métallurgique)

Certaines gardent un nombre limité de clients qui appartiennent à leur cercle familial ou de connaissances.

« Mes clients, je les connais très bien, et eux pareil, me connaissent très bien vu qu’on travaille ensemble depuis longtemps. » (Khadija, 52 ans, célibataire, 2 enfants, société de transit)

D’autres par contre n’hésitent pas à faire appel aux services de rabatteurs (appelés Samsara en dialecte marocain), qui jouent le relais dans les affaires commerciales.

Les femmes en professions libérales, quant à elles, sont davantage reconnues dans leurs métiers et signalent peu de difficultés de ce type ou de comportements sexistes de la clientèle.

« Souvent, j’entends des compliments de la part de mes patients. » (Ouafae, 50 ans, mariée, 2 enfants, médecin généraliste)

Par rapport à la gestion des relations avec le personnel, ce sont les femmes chefs d’entreprise qui expriment le plus de difficultés, notamment lorsqu’elles adoptent un style de gestion autoritaire qui ne correspond pas à leur statut de femme et peut donc ne pas être accepté par les collaborateurs masculins.

« Certains salariés confondent gentillesse et faiblesse. Le fait de s’approcher d’eux et de les traiter comme des membres de la famille les poussent à l’irrespect et l’irrévérence. » (Boutayna, 34 ans, mariée, 3 enfants, société de confection)

Les femmes en professions libérales semblent mieux gérer la relation avec leurs salariés ou collaborateurs, la nature et le niveau de leur diplôme favorisant leur légitimité par rapport au personnel.

« J’ai quatre personnes qui travaillent avec moi. On se connaît bien, donc c’est comme une petite famille, chacun fait son travail sans aucun problème. » (Loubna, 45 ans, mariée, 4 enfants, pharmacienne)

Pour les femmes en coopérative, la situation est sensiblement différente, car de telles structures mettent les femmes en partenariat avec les autres salariés, sans lien de subordination à gérer.

« Au sein de la coopérative, j’ai appris comment travailler avec les autres femmes de façon coopérative. On s’entraide tout le temps et on s’organise selon les capacités de chacune d’entre nous. » (Mounira, 38 ans, mariée, 5 enfants, coopératrice)

3.4. Contextes institutionnels

Les femmes entrepreneures interrogées ne pointent aucun changement lié aux importantes réformes légales dans le pays. Celles-ci ne semblent pas avoir eu d’impact positif sur la situation des femmes entrepreneures marocaines.

En ce qui concerne la relation avec l’administration et les structures d’accompagnement publiques, les femmes entrepreneures de notre échantillon affichent leur mécontentement sur la qualité des services offerts. La complexité des procédures et les tracasseries administratives sont les principaux obstacles pour la création, la gestion et le développement de leurs entreprises.

« Quand j’ai voulu ouvrir mon cabinet, la tâche la plus difficile était les démarches administratives, c’était vraiment un casse-tête ! » (Farah, 31 ans, célibataire, orthodontiste)

L’irresponsabilité, le laisser-aller ou la corruption des fonctionnaires sont pointés du doigt et l’environnement administratif est perçu comme peu favorable à l’investissement. Ces éléments paraissent d’autant plus paradoxaux que de nombreuses initiatives sont officiellement mises en place pour soutenir et développer l’activité entrepreneuriale.

De plus, les femmes entrepreneures dénoncent l’inégalité de traitement de la part des fonctionnaires et s’estiment désavantagées par rapport aux hommes. Elles sont souvent victimes des pratiques abusives de certains fonctionnaires corrompus. Elles se plaignent également de l’accueil et estiment que les services publics ne sont pas suffisamment adaptés à la diversité de leurs besoins.

« Quand on est une femme, certains fonctionnaires ne nous traitent pas comme il faut. Pour un simple document, ils nous demandent à chaque fois de revenir la prochaine fois, certains n’hésitent pas à nous faire chanter directement et demander un pourboire contre un service rendu. Moi, dès le début, j’ai fait appel au service d’un facilitateur. C’est une personne que j’ai payée pour s’occuper de toutes les démarches administratives. » (Assia, 32 ans, mariée, un enfant, société métallurgique)

Le groupe le plus touché par cette situation est celui des femmes coopératrices. Étant donné leur situation sociale précaire, elles sont les moins informées de leurs droits et obligations et éprouvent plus de difficultés que les autres femmes dans les relations avec les services administratifs.

« Pour la création de la coopérative, on a passé beaucoup de temps à rassembler les documents administratifs qu’il fallait envoyer à plusieurs administrations. Franchement, c’était épuisant ! » (Hasna, 28 ans, célibataire, coopératrice)

3.5. Facteurs socioculturels

L’activité des femmes entrepreneures est en lien étroit avec leur contexte socioculturel. D’une part, les femmes interrogées soulignent toutes que leur activité professionnelle leur donne une image plus positive auprès de leur entourage familial et social. Les femmes exerçant une profession libérale pointent en particulier le prestige lié à leur profession. Les femmes en coopérative soulignent l’amélioration de leur statut social lié à une autonomie économique plus importante. Les femmes chef d’entreprise enfin se sentent valorisées par rapport aux revenus générés par leur activité professionnelle.

Cependant, le poids des préjugés et des stéréotypes sexués encore très présents dans la société marocaine se manifeste dans certaines contraintes qu’elles rencontrent dans le cadre de leur activité entrepreneuriale. Si ces femmes se sont affirmées sur le plan professionnel via la création et la gestion de leurs entreprises, il n’en reste pas moins qu’elles se fixent des limites dans l’espace public en considérant des normes et règles culturelles qui caractérisent leur contexte social. Les femmes entrepreneures interrogées accordent beaucoup d’importance à leur environnement socioculturel, qui définit leur marge de liberté par rapport aux hommes.

La mobilité reste un sujet délicat pour plusieurs d’entre elles. Même si les femmes marocaines n’ont pas besoin de demander l’autorisation de leurs maris pour pouvoir exercer leur activité, les déplacements pour des raisons professionnelles ne sont pas toujours acceptables.

« Ma famille s’oppose parfois à l’idée qu’une femme mariée voyage seule en dehors de la ville surtout si je dois rester plusieurs jours. Elle trouve que cela n’est pas bien pour sa réputation. » (Loubna, 32 ans, mariée, un enfant, chef d’une entreprise d’imprimerie)

Plusieurs femmes préfèrent se résigner face aux discours moralisateurs et culpabilisants par rapport à leur rôle de mère.

« C’est très difficile pour une femme de mener une activité comme pour un homme ; les faits et gestes des femmes sont tout le temps scrutés. Si on s’absente pour quelques jours, les gens vont voir ça comme un abandon et un manque aux devoirs familiaux. » (Samira, 42 ans, 2 enfants, mariée, avocate)

L’accès à certains espaces publics (cafés, restaurants, bars, etc.), qui abritent des négociations commerciales importantes, reste également problématique.

« Les hommes peuvent aller où ils veulent. Après le travail, ils investissent les cafés, c’est là qu’ils ont l’occasion de dénicher des opportunités d’affaires. Il est très difficile pour nous les femmes de se comporter comme les hommes. » (Assia, 31 ans, mariée, un enfant, société métallurgique)

La majorité des femmes interviewées affirment qu’elles ne peuvent pas fréquenter les mêmes endroits que leurs homologues masculins et ne s’approprient pas ces endroits de la même façon. Elles restent exclues des espaces investis par la majorité masculine.

« Les traditions marocaines ne donnent pas à la femme l’autorisation ou la liberté de s’opposer à la famille et à son mari, par exemple, elle ne doit pas refuser la tutelle en cas de mariage, elle ne doit pas travailler et voyager sans l’autorisation de son mari ou sa famille, etc. Personnellement, je suis pour la protection de nos traditions. » (Khadija, 32 ans, célibataire, coopérative)

Le poids de la religion islamique, toutes catégories confondues, reste très limité, contrairement à nos suppositions. Dans la majorité des cas, la religion est évoquée par ces femmes uniquement comme une « éthique religieuse de travail ». La religion ne semble pas constituer une contrainte spécifique pour la gestion de leurs affaires. Elles expliquent plutôt qu’elles se démarquent par rapport à la religion et « jouent avec ».

Une synthèse des spécificités de chaque profil est présentée dans le tableau 2, qui reprend les facteurs individuels et les éléments clés des contextes familiaux, professionnels, institutionnels et socioculturels.

Tableau 2

Synthèse des spécificités de chaque profil

Synthèse des spécificités de chaque profil

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4. Que retenir ?

Nous avons voulu explorer la situation des femmes entrepreneures dans le contexte marocain, qui connaît de multiples transformations. Notre objectif était de comprendre comment interagissent les facteurs individuels, familiaux, professionnels, institutionnels et socioculturels avec leurs processus d’affaires pour les trois groupes cibles. Contrairement aux études qui abordent l’entrepreneuriat féminin comme un groupe homogène, nous montrons qu’il s’agit d’un groupe multiple et hétérogène. Les trois profils de femmes entrepreneures au Maroc (chefs d’entreprise, professions libérales, coopératrices) combinent de manière spécifique les facteurs de contexte individuels, familiaux, professionnels, institutionnels et socioculturels. Ces influences prennent différentes formes et peuvent s’avérer plus ou moins favorables selon les situations. L’expérience entrepreneuriale reste singulière et spécifique.

Tous les groupes vont mobiliser leur réseau familial et social, mais de façon différente. Chacune des femmes est aussi confrontée aux poids de valeurs (survalorisation de leur rôle familial et parental) et de normes (interdiction de rencontrer seule un homme dans un espace public, nécessité d’être accompagnée dans les voyages dans une autre ville ou un autre pays), qui marquent leur quotidien. Les femmes restent investies de la responsabilité de la vie familiale (Barkallil, 2006 ; Benradi, 2006 ; Bourqia, 2010 ; Boussetta, 2011 ; Scarfo-Ghellab, 2006 ; Zirari, 2006). Au niveau de l’administration marocaine, les femmes de notre échantillon pointent un environnement dissuasif et peu coopératif et cela même si le gouvernement annonce régulièrement sa volonté de soutenir l’entrepreneuriat féminin (Dechant et Al-Lamky, 2005 ; Jodyanne, 2009 ; Singh et Belwal, 2008 ; Yalcin et Kapu, 2008). La complexité et la lenteur des formalités administratives, qui touchent les hommes comme les femmes, constituent aussi un obstacle pour les entrepreneures marocaines (Belhaj, 2005 ; Sedjari, 2009 ; Zeidan et Bahrami, 2012). La corruption pénalise l’entrepreneuriat féminin de par le poids du système relationnel. L’environnement socioculturel au Maroc constitue également un frein à l’entrepreneuriat des femmes (AFEM/CGEM, 2010 ; Boussetta, 2011 ; Rachdi, 2006). On reste dans une culture patriarcale, où leur rôle attendu est celui de mère et d’épouse (Arasti, 2008 ; Diakité, 2004 ; McElwee et Al-Riyami, 2003). La religion ou la religiosité, contrairement à nos présupposés (Allali, 2008 ; Balambo, 2013 ; Bourqia, 2010 ; McIntosh et Islam, 2010 ; Tozy, El Ayadi et Rachik, 2007), n’ont pas été identifiés comme des facteurs influençant l’activité entrepreneuriale des femmes interrogées, hormis les limites posées à leur mobilité et à la rencontre de clients dans l’espace public. La pratique de la religion reste assez modérée et ce sont plutôt les normes sociales et les valeurs qui encadrent les relations entre individus qui influencent la réalité entrepreneuriale des femmes. Comme l’avaient souligné Holmen, Min et Saarelainen (2011), les restrictions culturelles pour leur mobilité géographique constituent un obstacle aux relations avec les clients, avec des modulations et impacts différenciés pour les femmes en professions libérales, les femmes coopératrices et chefs d’entreprise. En lien avec ces contraintes, on voit apparaître la nécessité d’utiliser des intermédiaires masculins qui gèrent les négociations publiques.

Nous confirmons notre première hypothèse et montrons que les femmes exerçant une profession libérale sont aussi celles qui bénéficient le plus de l’atout que constitue leur diplôme (Carrier, Julien et Menvielle, 2006 ; Chelly, 2007 ; Havet, 2015). Elles sont dans une position privilégiée par rapport aux autres diplômées d’études supérieures fortement touchées par le chômage (Haut-Commissariat au Plan, 2014 ; Maamar, 2011), car leurs études les amènent presque inévitablement à opter pour le statut d’indépendant. Dans ce contexte, le diplôme devient un levier pour créer son propre emploi et obtenir la reconnaissance. Elles démarrent aussi souvent leur activité juste après avoir terminé leurs études, donc sont plus jeunes que les autres femmes entrepreneures à la création. Le soutien familial est essentiellement apporté par le conjoint, mais aussi par les parents qui investissent dans leur projet professionnel, dans le prolongement du soutien donné pour la réalisation des études. On est dans des scénarios où ces femmes ont eu des parents qui avaient pour leurs filles des projets de promotion sociale et une volonté de les soutenir dans des études supérieures. Ces femmes bénéficient souvent d’une aide payante pour la gestion des enfants et des tâches familiales, mais aussi d’une certaine implication des conjoints. Même si les valeurs de solidarité et d’entraide familiale permettent à ces femmes d’avoir un soutien important, la nécessité de se conformer à une norme d’investissement dans la vie familiale intervient dans les arbitrages qu’elles posent en regard du développement de leur activité (Allali, 2008 ; Ascher, 2012 ; Benradi, 2006 ; Harrami, 2005). Les relations familiales s’avèrent aussi critiques pour ce développement. Le capital social est intrinsèquement lié au milieu familial (Belhaj, 2005 ; Hamdouch, Berrada et Mahmoudi, 2006) et les femmes entrepreneures marocaines construisent leur clientèle à partir de leurs contacts personnels et familiaux. Leur style de leadership apparaît comme directif, mais aussi bienveillant, teinté de paternalisme. Elles bénéficient vis-à-vis de leur personnel d’une reconnaissance accrue liée à leur diplôme.

Notre seconde hypothèse est aussi confirmée, les femmes chefs d’entreprise étant celles rencontrant le plus de difficultés liées à leur statut de femme dans le monde professionnel. Elles ont pour la plupart travaillé comme salariées et leur volonté de créer une entreprise répond à la frustration ressentie dans ces emplois (plafond de verre, manque de reconnaissance, manque d’autonomie sur la gestion des horaires, etc.). On retrouve l’importance du conjoint qui s’est souvent impliqué dans le financement de l’activité au démarrage (Ezzedeen et Ritchey, 2008 ; Le Loarne-Lemaire, 2013 ; Valimaki, Lamsa et Hiillos, 2009 ; Werbel et Danes, 2010). Il est aussi un conseiller pour la gestion et la croissance des affaires. Comme les professions libérales, ces femmes vont souvent bénéficier du soutien des parents et beaux- parents. La famille est d’autant plus importante qu’il existe peu d’infrastructures publiques de garde d’enfants (Cadieux, Lorrain et Hugron, 2002 ; Jennings et McDouglad, 2007 ; Shinnar, Giacomin et Janssen, 2012). L’environnement familial et social est crucial pour identifier les partenaires d’affaires et les opportunités de marché, pour démarcher de nouveaux clients et se faire recommander. La littérature présente les femmes entrepreneures comme ayant un style de leadership relationnel, privilégiant la satisfaction de leurs collaborateurs et un climat chaleureux et familier (Riebe, 2005 ; St-Pierre, Nomo et Pilaeva, 2011 ; Vier-Machado et Rouleau, 2002). Au Maroc, les femmes chefs d’entreprise déclarent avoir un style de gestion très directif, voire autoritaire, ce qui est le style de leadership le plus courant dans les entreprises du pays (Allali, 2008 ; Bourqia, 2010 ; Mezouar, 2002). Certaines expriment une certaine résistance de la part de leurs salariés, chez qui l’autorité féminine n’est pas toujours acceptée. Par rapport aux facteurs professionnels, les femmes entrepreneures s’estiment exclues de la plupart des réseaux, souvent organisés et destinés exclusivement aux hommes, même si certaines fréquentent les chambres de commerce et d’industrie. Le difficile équilibre entre le travail et la famille leur laisse peu de temps pour le réseautage. De plus, le manque d’accès à l’espace public où se déroulent la plupart des relations d’affaires constitue un frein important pour la croissance de l’activité. La plupart des femmes chefs d’entreprise ont fait appel à leurs économies personnelles et à leur famille pour trouver les fonds nécessaires au démarrage. Elles préfèrent ne pas faire appel aux banques, afin de garder leur autonomie (Cornet et Constantinidis, 2004).

Enfin, notre troisième hypothèse est également confirmée. Les coopératrices sont exclues du marché du travail à cause de leur manque de formation et de diplôme (Filali et Rioux, 2010). Elles sont souvent très pauvres, sans capital de départ et leur seul atout est un savoir-faire qui est transmis de famille en famille et dans les communautés locales. Pour le contexte familial, la situation est plus complexe (Hqieq, 2006). Ces femmes n’ont pas de soutien financier de leurs parents ou d’un mari. Le soutien familial devient celui de leurs aînés, le plus souvent les filles, qui aident à l’activité, mais gèrent surtout les autres enfants de la famille et les repas (Mouaqit, 2003). Ces aînées sont alors pénalisées dans la poursuite de leur projet personnel, notamment en termes d’études et d’éducation. Les réseaux de coopératives locales sont marqués par la solidarité entre femmes autour de leur situation de pauvreté, pour assurer leur survie et celle de leur famille. Pour le financement de leur activité, certaines utilisent les microcrédits ou certaines formes de tontines locales (Alaoui et Boulahbach, 2014). Au niveau des clients, les femmes coopératrices ont l’impression qu’elles ne sont pas prises au sérieux en raison de leur manque de formation et d’expérience (Bates, 2002). Plusieurs femmes n’osent pas franchir le pas et demander leurs droits à cause de la hchouma (sentiment qui allie honte et pudeur). La magistrature marocaine, masculine dans sa majorité et connue pour son traditionalisme, reste un obstacle de taille face à l’application des nouveaux droits des femmes (Fédération de la Ligue démocratique des droits des femmes, 2008). Cela se marque surtout pour ces femmes en coopérative qui souffrent d’une triple oppression : femmes/pauvres/en milieu rural. Notons toutefois qu’elles tirent une reconnaissance et une fierté d’avoir pu lancer une activité qui leur permet d’assurer la survie de leur famille. Elles regrettent toutes le manque d’aide de l’état pour les aider à sortir de leur précarité et la difficulté de se retrouver dans le dédale des démarches administratives, liée en partie à leur illettrisme et à leur faible niveau d’éducation en général.

Conclusion

Le but de cette recherche était de comprendre la situation des femmes entrepreneures marocaines en termes de facteurs individuels et contextuels qui influencent leur processus entrepreneurial, au moyen d’entretiens individuels avec trois groupes de femmes, à savoir : les femmes chefs d’entreprises, les femmes exerçant une profession libérale et les femmes coopératrices. On voit clairement l’impact des dynamiques de genre dans l’exercice des activités entrepreneuriales féminines, avec des influences différentes pour chacun de nos groupes. Les résultats de notre recherche plaident pour la création d’un écosystème qui favorise l’entrepreneuriat de façon générale au Maroc, et celui des femmes en particulier, avec des instruments juridiques et politiques qui tiennent compte des spécificités locales. Les particularités les plus saillantes sont : 1) des motivations hybrides d’entrepreneuriat, entre la contrainte et l’opportunité ; 2) le manque de confiance dans les compétences des femmes entrepreneures ; 3) la prédominance d’un leadership autoritaire, pourtant bien répandu au Maroc, mais encore mal accepté quand il s’agit de femmes leaders ; 4) la tutelle masculine qui handicape la mobilité des femmes et leur liberté de prendre certaines décisions ; 5) la prédominance de la culture patriarcale ; 6) la corruption et l’importance des accords verbaux, où la parole des hommes est plus valorisée que celles des femmes.

Par ailleurs, nos résultats montrent qu’il est difficile de soutenir les entrepreneurs, hommes et femmes, en négligeant l’influence de leur environnement interne et externe. Un accompagnement standardisé, sans tenir compte de la diversité des contextes où évolue l’entrepreneur, s’avère ainsi inadapté et peu efficace. Ainsi, la contextualisation de l’entrepreneuriat implique la nécessité de diversifier les outils permettant d’évaluer les besoins spécifiques des entrepreneurs et de leurs entreprises.

Notre recherche présente certaines limites, dont la plus saillante est sa considération uniquement des femmes entrepreneures dans le secteur formel alors que la part des femmes dans l’emploi du secteur informel est d’environ 30 % (Haut-Commissariat au Plan, 2014). Dès lors, des études sur ce secteur pourront contribuer à apporter un regard plus large de la réalité de l’entrepreneuriat féminin au Maroc.