Corps de l’article

Introduction

L’entrepreneuriat occupe une place de plus en plus importante dans les économies nationales. Dès lors, beaucoup d’auteurs considèrent que la création d’entreprises est un enjeu majeur pour le développement de toute nation dans la mesure où elle est la principale source de richesse et de lutte contre le chômage (Moreau, 2004). De ce fait, les similitudes et les écarts entre les pays sont fonction, essentiellement, des différences au niveau des taux d’emploi et de création de nouvelles entreprises (Baccari, 2006). Avec l’évolution rapide des technologies de plus en plus complexes et la mondialisation de l’économie, un intérêt particulier a été accordé à la création et au développement des entreprises innovantes à fort contenu de savoir. Ainsi, et comme le mentionne Schumpeter (1939), quand de nouveaux développements technologiques et scientifiques génèrent des opportunités économiques qui sont saisies par de nouveaux entrepreneurs, il émerge des entreprises dynamiques qui vont promouvoir l’innovation. Plus récemment, Julien et Marchesnay (1996 : 35) soulignent que « l’innovation constitue le fondement de l’entrepreneuriat, puisque celui-ci suppose des idées nouvelles pour offrir ou produire de nouveaux biens ou services, ou encore pour réorganiser l’entreprise. L’innovation, c’est créer une entreprise différente de ce qu’on connaissait auparavant, c’est découvrir ou transformer un produit, c’est proposer une nouvelle façon de faire, de distribuer ou de vendre ».

Nombreuses sont les recherches qui ont montré les particularités des entreprises innovantes et leur contribution au dynamisme économique (Scottish Executive, 2001) et à la diffusion de nouvelles connaissances (Allen et Stearns, 2004 ; Aspelund, Berg-Utby et Skejevdal, 2005). Albert (2000) illustre cinq principales spécificités qui caractérisent les entreprises innovantes : elles opèrent dans des secteurs d’activité très instables, tels que : l’électronique, l’informatique et les télécommunications ; leurs dépenses en recherche et développement sont plus importantes que les autres entreprises ; elles bouleversent l’équilibre du marché en introduisant des innovations, et ce, par la modification de la demande et la création de nouveaux marchés. Elles se caractérisent par des besoins et des modes de financement spécifiques auxquels participent des acteurs bien particuliers (Capital-Risque, investisseurs providentiels, etc.) ; leur activité nécessite des investissements plus élevés que les autres entreprises non innovantes.

Si les entreprises innovantes et les déterminants qui sont à l’origine de leur émergence font l’objet de nombreux travaux, en revanche, la création proprement dite des entreprises innovantes dans les pays en développement n’a pas donné lieu à des publications très nombreuses. En effet, la rareté de ce type d’étude s’explique par la difficulté d’identifier les activités innovantes des entreprises, l’inexistence d’un consensus au niveau des classifications économiques existantes et l’accès difficile aux données (Robert, Marques, Lasch et Le Roy, 2008). Dans ce contexte, la question de recherche qu’on peut se poser et qui constitue la problématique de notre papier est la suivante : comment se réalise le processus de création des entreprises innovantes en Tunisie ?

L’objet du présent article est d’identifier les déterminants (individuels et environnementaux) inhérents au processus de création des entreprises innovantes et présenter les principales difficultés rencontrées par les entrepreneurs innovateurs qui s’opposent ainsi à leur acte entrepreneurial. La méthodologie adoptée s’appuie sur une étude qualitative exploratoire de dix-sept entreprises, spécialisées dans les technologies d’informations et de communications (TIC), installées dans le parc technologique El-Ghazala. À travers cette étude, nous tentons d’analyser le phénomène de création d’entreprise innovante, en Tunisie, en nous appuyant sur un soubassement théorique portant sur l’entrepreneuriat innovant. Ces observations nous permettent d’une part, de recueillir des informations en profondeur sur le parcours des créateurs, leurs motivations pour la création et les principaux freins inhérents au processus de création de leurs entreprises et, d’autre part, de suggérer des propositions d’actions aux pouvoirs publics afin de stimuler davantage la dynamique entrepreneuriale chez les jeunes diplômés, en particulier.

1. La création des entreprises innovantes : Contour du concept

L’entrepreneuriat, selon Fayolle (2003), correspond tout d’abord à la création d’entreprise. Elle rassemble l’ensemble des activités et des démarches qui engagent la création et le développement d’une entreprise. Dans le même ordre d’idées, Julien et Marchesnay (1996, p. 23) soulignent que « la création d’entreprise est la manifestation la plus claire de l’entrepreneuriat ». Verstraete et Saporta (2006, p. 102) adoptent un point de vue similaire en affirmant que « la plupart des créations d’entreprises, même modestes, partagent au moins certaines caractéristiques des phénomènes entrepreneuriaux ».

La littérature relative à la création d’entreprises innovantes s’est fortement développée depuis le début des années 90 (par exemple : Johannisson, 1998 ; Pirnay, Amedodji et Lambrecht, 2003 ; Peters, Rice et Sundarajan, 2004 ; Fayolle, 2004 ; Moreau, 2005). Cependant, la terminologie utilisée pour désigner ces entreprises est variée : on parle souvent de spin-off, de spin-out, de spin-off universitaire, de start-up et entrepreneurialuniversity, pour désigner une entreprise qui exploite des résultats scientifiques issus d’une recherche. De leur part, Albert et Mougenot (1988) définissent l’entreprise innovante comme une entreprise qui se confronte délibérément à l’incertitude économique. Cette incertitude recouvre deux aspects. D’une part, elle est « technique/technologique dans le sens ou rien ne garantit exante que l’entreprise sera à même de développer et/ou d’acquérir les facteurs techniques et humains requis par la nouvelle activité » (Allegret et Dulbecco, 1998, p. 10). D’autre part, elle est concurrentielle dans la mesure principalement où l’entreprise peut difficilement prévoir l’état et l’évolution de l’offre et de la demande sur ses nouveaux marchés, savoir avec certitude si l’innovation sera acceptée et quand elle pourra l’être.

Par ailleurs, de nombreuses études, menées sur les entreprises innovantes, ont précisé un certain nombre de critères différenciant ces dernières des autres formes d’entreprises, notamment les entreprises traditionnelles. Hedlund (1994) souligne qu’il faut distinguer entre une entreprise traditionnelle et une entreprise innovante dans la mesure où la première possède une forme orientée vers des objectifs rationnels et appropriés à un environnement stable, par contre, la deuxième a une forme convenable aux changements de conditions et de problèmes et à l’imprévisibilité de l’action. De même, Albert (2000) fait une distinction entre entreprise innovante et entreprise traditionnelle en termes d’incertitude. Il précise que, pendant que l’incertitude est importante pour les entreprises innovantes, elle est moindre pour les entreprises traditionnelles qui opèrent dans un environnement plus stable et pour les grandes entreprises qui possèdent un portefeuille d’activités leur permettant de diversifier leurs risques. En outre, Bellon (1994, cité par Aldebert et Loufrani-Fédida, 2010, p. 35-36) révèle que « les petites et moyennes entreprises (PME) semblent présenter des caractéristiques contradictoires à l’égard de l’innovation. D’un côté, par leur structure, elles ont une capacité de flexibilité interne et de réactivité plus importante que les grandes entreprises, ainsi qu’une souplesse dans leur communication interne et une rapidité des prises de décisions. D’un autre côté, elles sont censées ne pas posséder les ressources et compétences internes, surtout humaines et financières nécessaires pour les projets d’innovation ».

Aussi, Jacquin (2003) dénonce que la création des entreprises innovantes « se caractérise par l’introduction d’une technologie radicalement nouvelle, mais comprend également toutes les formes plus incrémentales d’amélioration des produits, technologies ou modes d’organisation existantes » (Jacquin, p. 25). De son côté, Park (2005), définit une entreprise innovante comme une entreprise qui utilise ou investit dans une technologie en émergence ou en évolution rapide comme facteur clé de développement de son produit, de sa production ou de sa stratégie marketing. Enfin, Ayadi, Arlotto et Jordan, (2005) proposent une définition plus large de l’entreprise innovante en ajoutant d’autres caractéristiques telles que : l’âge, la taille et l’existence d’une innovation technologique non-industrielle (dans le secteur des services). Les auteurs précisent ainsi qu’une entreprise innovante est une « entreprise jeune, (âgée de moins de 10 ans), de taille moyenne qui utilise ou investit significativement dans des innovations technologiques émergentes ou à croissance rapide comme élément clé de son processus de développement, de production, d’acheminement ou de service » (Ayadi et al., p. 5).

Après avoir présenté les principales définitions et spécificités des entreprises innovantes, il est aisé de constater que l’entrepreneuriat renvoie à différentes notions comme l’individu, l’entreprise et le risque. Il peut être défini également soit par la découverte et l’exploitation des opportunités, soit par l’innovation, comme il peut être appréhendé par la création d’une nouvelle organisation. Dans ce contexte, nous essayons de décrire et d’expliquer la dynamique entrepreneuriale des entreprises innovantes tout en mettant l’accent sur les particularités de leur processus de création.

2. Particularités du processus de création des entreprises innovantes

Certains auteurs ont montré que le processus de création des entreprises innovantes présente certaines particularités, notamment des besoins élevés de ressources, d’une dépendance marquante aux connaissances et aux nouvelles technologies, d’une difficulté remarquable pour le développement et la commercialisation du produit/service, d’une existence considérable de l’entrepreneuriat par équipe et de la présence des relations de partenariat avec d’autres acteurs sociaux (Albert, 2000 ; Benavent et Verstraete, 2000 ; Bernasconi, 2000 ; Samuelsson, 2001). Dans leur étude comparative entre 77 entreprises technologiques et 115 entreprises classiques, Borges, Filion et Simard, (2006) ont montré que le processus de création des entreprises innovantes est plus long et plus difficile en raison des besoins de développer la technologie, des caractéristiques de leur marché et de leurs besoins accrus en ressources. Un résultat similaire a été trouvé par Samuelsson (2001), dans son étude menée auprès de 233 entreprises innovantes de Suède, qui indique que le processus de création de ce type d’entreprises est plus long, moins linéaire, ce qui rend nécessaire la réalisation de plus d’activités. L’auteur souligne que les entreprises traditionnelles imitent généralement la démarche de création des entreprises déjà existantes, alors que les entreprises innovatrices sont tenues de trouver leur cheminement propre et même d’inventer de nouveaux marchés.

À cet effet et étant donné que l’entrepreneuriat en général et l’entrepreneuriat innovant, en particulier, sont des affaires de personnes (Gasse, 2004), les entrepreneurs ont joui et jouissent encore d’une notoriété forte tant au niveau de la recherche que de la pratique. Ces derniers sont perçus comme ayant un rôle particulier dans le développement des pays (Diakité, 2004). Dès lors, les déterminants qui sont à l’origine de l’émergence des entrepreneurs ont suscité l’intérêt de plusieurs chercheurs. En effet, Fayolle (2003) précise que l’approche par les « facteurs déterminants », centrée sur l’individu ainsi que son environnement, est importante dans la mesure où elle permet de repérer les différents éléments pouvant conduire à la création d’une entreprise.

2.1. Le profil particulier de l’entrepreneur innovateur

Dans la littérature traitant la création des entreprises innovantes, le personnage de l’entrepreneur innovateur est considéré comme central, des caractéristiques bien particulières ont été données à cet individu. Dans ce cadre, nous essayons de présenter le profil de l’entrepreneur innovateur et d’exposer les spécificités des déterminants environnementaux conduisant à la création des entreprises innovantes.

2.1.1. Genre et âge

La création des entreprises technologiques intéresse les hommes plus que les femmes, comme le soulignent Ayadi et al. (2005). Selon ces auteurs, les entrepreneurs technologiques sont des hommes dans plus de 80 % des cas. Ces entrepreneurs sont relativement jeunes (Danjou et Dubois-Grivon, 1999 ; Blais et Toulouse, 1992) et sont âgés généralement de 30 à 40 ans (Ayadi et al., 2005) et de 35 à 44 ans pour Borges, Filion et Simard (2006).

2.1.2. Niveau d’éducation

De nombreuses études ont montré que les entrepreneurs innovateurs se distinguent des autres créateurs par leur éducation de haut niveau (Bernasconi, 2000). En effet, dans leur étude exploratoire auprès de 22 entreprises innovantes, Danjou et Dubois-Grivon (1999) ont trouvé que 95 % d’entre eux disposent au moins d’un niveau « Bac +5 » et dont la moitié sont des docteurs ou docteurs-ingénieurs. De même, Ayadi et al. (2005) notent qu’en 2005, et dans le cadre du concours national de création d’entreprises de technologies innovantes en France, 50 % des porteurs de projets sont des doctorants et 34 % sont des ingénieurs. Dans le même ordre d’idées, Borges et al. (2006) confirment que les créateurs des entreprises technologiques sont plus éduqués que les créateurs des entreprises classiques. En effet, les entrepreneurs technologiques, ayant un baccalauréat ou plus, représentent 67 % contre 39 % seulement pour les autres entrepreneurs. De plus, 26 % des entrepreneurs technologiques sont titulaires d’une maîtrise ou d’un doctorat contre 9 % des autres.

2.1.3. Expérience

Selon Tesfaye (1997) et Fayolle (1999), les entrepreneurs technologiques créent leurs entreprises après avoir travaillé dans des secteurs proches du secteur d’activité de la nouvelle entreprise où ils ont acquis leurs compétences et leurs expériences avec le produit et la technologie utilisée et possèdent donc une bonne connaissance des marchés, des technologies ou de l’industrie (Gasse, 2002). Cette expérience professionnelle peut durer en moyenne douze ans (Danjou et Dubois-Grivon, 1999). Pour Borges et al. (2006), ces entrepreneurs disposent d’une expérience de seize ans en moyenne sur le marché du travail, neuf ans dans le secteur de l’entreprise créée, huit ans à un poste de direction et plus de la moitié (54,5 %) ont déjà créé une autre entreprise. Pour leur part, Lee et Wong (2004) mettent l’accent sur l’importance d’une telle expérience pour l’identification des opportunités d’affaires. Hills, Shrader et Lumpkin (1999) confirment ce point de vue en montrant qu’entre 50 et 90 % des idées d’entreprises proviennent des expériences antérieures. Cependant, malgré le niveau élevé de formation et d’expérience des entrepreneurs technologiques, certains auteurs ont montré que la plupart de ces entrepreneurs, souvent préoccupés par les performances techniques, manquent des compétences nécessaires pour accomplir des activités de gestion, particulièrement celles comme le marketing et la commercialisation (Borges et al., 2006 ; Albert, 2000 ; Gartner, Starr et Bhat, 1999 ; Jones-Evans, 1997). Ainsi, ils n’ont pas acquis, au moment de la création de leur entreprise, les compétences suffisantes pour développer un projet important (Albert, 2000).

2.1.4. Motivations

Il y a plusieurs motivations conduisant à la création d’entreprises technologiques. Ces dernières empruntent quelques motivations liées à la création d’entreprises non-technologiques telles que le besoin d’indépendance (Martinez Sanchez et Urbina Perez, 1998), le besoin d’accomplissement et le contexte familial (Park, 2005 ; Danjou, 1999 ; Albert et Mougenot, 1988). Cependant, d’autres motivations spécifiques aux entrepreneurs technologiques ont été mises en évidence. Park (2005) parle du désir de réaliser une innovation. Colombo et Delmastro (2002) mettent en avant la conviction d’introduire quelque chose de nouveau. Cette vision est proche de celle de Schumpeter (1935 ; cité dans Mustar, 1997) selon laquelle un individu ne s’engagera dans la voie entrepreneuriale que s’il est sûr de pouvoir récompenser ses efforts et bénéficier d’un monopole, même temporaire. Vesper (1980), Blais et Toulouse (1992), pour leur part, notent que les individus passionnés par le développement des technologies sont plus enclins à créer des entreprises technologiques. De même, Bruno, McQuarrie et Torgrimpson, (1992), dans leur étude menée auprès de deux cent cinquante nouvelles entreprises technologiques du nord de la Californie, ont dressé la loyauté envers un produit ou une technologie comme une motivation particulière des entrepreneurs innovateurs. Dans le même ordre d’idées, à partir d’une étude qualitative reposant sur huit cas d’entreprises innovantes du MIT, Shane (2000) relève l’importance des informations techniques préalables pour identifier des opportunités. Selon l’auteur, l’identification d’opportunités n’est pas accessible à tous : « les entrepreneurs découvrent les opportunités liées à l’information et la connaissance qu’ils détiennent déjà » (Shane, 2000, p. 448). Plus spécifiquement, l’auteur a fait ressortir l’importance du capital humain spécifique (expériences passées), de l’éducation ou d’autres moyens sur la capacité de l’entrepreneur à saisir, évaluer et mettre en oeuvre les nouvelles informations de manière à ce que ceux qui ne détiennent pas ces connaissances antérieures ne puissent le faire.

2.2. Les déterminants environnementaux de la création des entreprises innovantes

Les caractéristiques d’un environnement dynamique qui attire et facilite la création des entreprises innovantes ont fait l’objet de plusieurs théories (districts, système de production localisée, pôles de compétitivité, milieux innovateurs).

Les économistes italiens ont tout d’abord développé la notion de district industriel, à partir des travaux d’A. Marshall (1890) portant sur les « économies d’agglomération ». Sur ce point, Fournier et Muchnik (2010 : 3-4) exposent que « certaines zones de production d’Italie du Nord, connaissant des taux de croissance supérieurs à la moyenne nationale, peuvent être assimilées à des Districts industriels marshalliens : un tissu industriel majoritairement composé de PME, des zones bien délimitées spatialement, d’intenses relations inter-entreprises, à travers des relations de sous-traitance, mais aussi des accords, tacites ou explicites, de coopération, d’échanges d’informations, de savoirs ou de savoir-faire ».

Ce concept a été prolongé par l’école française, notamment par Courlet (2002) et Pecqueur (2000) dans la notion de « système industriel localisé », appelé encore « système productif localisé » (SPL). En effet, Courlet (2002 : 31) définit le SPL « comme un ensemble caractérisé par la proximité d’unités productives au sens large du terme (entreprises industrielles, de services, centres de recherches et de formation, interfaces, etc.) qui entretiennent entre elles des rapports d’intensité plus ou moins forte ».

Une autre catégorie de travaux, ceux de Porter, constituent également une pierre angulaire à l’édifice de l’innovation territoriale. Ce dernier définit le concept de pôle de compétitivité comme étant un réseau d’entreprises et d’institutions proches géographiquement et interdépendantes, liées par des métiers, des technologies et des savoir-faire communs (Porter, 1998). Le pôle de compétitivité permet donc un ancrage territorial des activités industrielles et des services aux contenus technologiques.

Le quatrième concept est relatif au milieu innovateur (Aydalot, 1986 ; Proulx, 1994 ; Fache, 2002). Ce concept, comme les précédents, cherche à expliquer l’émergence de nouvelles activités industrielles localisées (Crevoisier, 1994). Selon Maillat (1994), le milieu innovateur remplit la fonction de cerveau du SPL car il constitue une agrégation des facultés cognitives des acteurs du milieu.

La théorie des « milieux innovateurs » apparaît mieux adaptée à l’analyse des déterminants environnementaux de la création de notre échantillon d’entreprises. En effet, elle nous permet d’interpréter les processus innovateurs de nos entreprises enquêtées et leur capacité à engendrer de nouvelles capacités productives mises en place sur un territoire limité, à savoir le parc technologique El-Ghazala. Ce dernier aurait la capacité à générer des innovations technologiques via la création des structures industrielles innovantes. De ce fait, « le concept de milieu innovateur permet d’analyser les environnements qui sont appropriés aux formes avancées d’innovation : celles qui développent des capacités de création technologique continue » (Perrin, 1991, cité par Tremblay et Rousseau, 2005, p. 5). Aussi, Uzunidis (2007) précise que le « milieu innovateur » désigne le plus souvent « la capacité d’une économie locale à engendrer des innovations via l’émergence de nouvelles entreprises et la localisation d’anciennes entreprises dans sa zone géographique, là où la valorisation industrielle de la recherche organise la création de petites entreprises innovantes » (Uzunidis, 2007, p. 7-8).

2.2.1. Le milieu innovateur

La théorie des « milieux innovateurs » a été développée par les travaux de GREMI (Groupe de Recherche Européen sur les Milieux innovateurs qui réunit, à son origine, une vingtaine d’équipes de chercheurs européens et nord-américains qui veulent étudier les relations entre innovation technique et territoire) dans le but d’expliquer la concentration spatiale des entreprises innovantes dans des territoires bien particuliers (Aydalot, 1986 ; Quevit, 1991 ; Perrin, 1991 ; Maillat, 1992). Ces territoires, qui peuvent être des technopoles (Zghal et Labidi, 2007), sont constitués par des entreprises technologiques, des centres de recherche, des universités et des structures d’aide à la création d’entreprises telles que les incubateurs et les réseaux de financement (Bernasconi, 2003) et dont le principe repose sur la notion de proximité (Gilly et Torre, 2000 ; Rallet et Torre, 2001). Cette dernière génère des effets de synergie (Haddad et Poncet, 2008) en permettant de développer des interactions entre ces acteurs et donc la « diffusion des connaissances » et « l’accès et l’exploitation des complémentarités technologiques » (Mezouaghi, 2002, p. 8). De même, l’approche par le milieu innovateur accorde une importance particulière à la constitution de savoir-faire nouveau qui génère à son tour une dynamique d’apprentissage. Dans ce contexte, Lecoq (1995, cité par Tremblay et Rousseau, 2005, p. 8), révèle que « la dynamique d’apprentissage traduit la capacité des acteurs à modifier leur comportement en fonction de ces nouvelles situations qui affectent leur environnement, à formuler de nouveaux projets, leur capacité d’élaborer de nouvelles structures et de générer de nouvelles ressources ».

Par ailleurs, Bernasconi (2003, p. 17) illustre les avantages offerts par les milieux innovateurs en cinq principales familles :

  • « Avantages en termes d’expérience et de motivation pour l’entrepreneur (culture entrepreneuriale, success stories, politiques favorables) » ;

  • « Avantages en termes de coûts (économie de territoire) » ;

  • « Avantages en termes de ressources (ressources humaine s, financières, sous- traitance) » ;

  • « Avantages en termes d’accès aux premiers clients » ;

  • « Avantages en terme d’apprentissage et d’innovation ».

La région de Silicon Valley aux États-Unis est le modèle idéal d’un milieu innovateur, constitué par un nombre important d’entreprises à fort potentiel technologique, soutenant une économie régionale dynamique et à croissance rapide (Collinson et Gregson, 2003 ; Castells, 1998). Ainsi, l’existence d’un tel milieu offre des attraits particuliers aux yeux des entrepreneurs potentiels et les incite à créer des entreprises technologiques. Outre ce milieu, il est nécessaire aussi de souligner le rôle joué par les dispositifs d’appui à la création d’entreprise.

2.2.2. Les dispositifs d’appui à la création d’entreprise

Verstraete et Saporta (2006) soulignent que les dispositifs d’appui à la création d’entreprise ont pour objectif primordial de promouvoir la création de nouvelles entreprises dans un territoire bien déterminé. Selon ces auteurs, ces dispositifs se structurent en trois principaux axes :

  • Le développement des réseaux de conseil et de formation : dans le but de réduire l’asymétrie de l’information et de limiter les risques d’échec des jeunes entrepreneurs et le soutien logistique, par la création des structures d’accompagnement, telles que les pépinières et les incubateurs ;

  • L’appui financier : il peut se manifester par la participation des acteurs spécifiques tels que les Sociétés d’Investissement à Capital Risque (SICAR)[2], spécialisées dans le financement des entreprises par la participation dans le capital et le partage des risques et des opportunités, et les investisseurs individuels appelés Business Angels, qui sont des anciens entrepreneurs ayant pour objectif d’apporter de l’argent, de l’expérience et des conseils aux jeunes entrepreneurs ;

  • Les dispositifs d’appui à la création d’entreprises, en particulier, le rôle joué par les pépinières et les incubateurs dans l’éclosion des entreprises innovantes. À ce niveau, Messeghem et Sammut (2007) précisent que les incubateurs et les pépinières d’entreprises sont des structures d’accompagnement qui ont pour mission d’assurer l’accueil, l’hébergement et l’accompagnement des porteurs de projets et des chefs d’entreprises. Ces auteurs ajoutent qu’outre ces missions, les pépinières doivent faciliter au créateur l’insertion dans son environnement en le mettant en relation avec les différents acteurs issus des milieux technologiques, économiques (clients, fournisseurs…) et institutionnels (accès à des dispositifs d’aide, des subventions, des marchés publics, au capital-risque, aux connaissances juridiques…). Les pépinières assurent aussi des formations en management afin d’améliorer le profil d’un technicien-innovateur pour qu’il devienne un responsable d’entreprise (Messeghem et Sammut, 2007). Cullière (2005) conclut que le fait de s’inscrire dans une pépinière ou un incubateur peut contribuer à crédibiliser le projet du créateur et accroître sa légitimité et donc la légitimité de son entreprise auprès des acteurs externes.

Certes, l’importance des déterminants environnementaux est incontestable dans le développement d’une perception positive de l’environnement entourant l’entrepreneur et l’impulsion des initiatives de création des entreprises innovantes. Néanmoins, les créateurs innovateurs se heurtent à de nombreux écueils s’opposant ainsi à leur acte entrepreneurial. Dans ce cadre, et en nous appuyant sur une revue de littérature, nous essayons, dans ce qui suit, de présenter les principales difficultés rencontrées par les entrepreneurs innovateurs tout au long du processus de création de leurs entreprises.

2.3. Les goulots d’étranglement inhérents au processus de création d’une entreprise innovante

Comme on peut le constater, plusieurs travaux de recherche (Albert, 2000 ; Bénavent et Verstraete, 2000 ; Bernasconi, 2000 ; Samuelsson, 2001 ; Borges et al., 2006) ont montré que le processus de création des entreprises issues du secteur de la haute technologie présente certaines particularités en comparaison avec les traditionnelles, telles que des besoins accrus de ressources, une dépendance majeure aux connaissances et aux nouvelles technologies, une difficulté majeure pour développer le produit/service et pour le commercialiser. Ainsi, les créateurs innovateurs, au moment où ils envisagent de prendre la décision de créer leur entreprise et de devenir entrepreneurs, se heurtent à des difficultés et freins se traduisant par divers types de risques. Dès lors, la notion de risque entrepreneurial apparaît comme un élément inévitable commençant déjà avant même la phase de création.

2.3.1. La lourdeur et lenteur administrative

Toute création nécessite une série d’actes administratifs, juridiques et fiscaux. L’intervention de l’administration constitue en soi une source de difficultés. Naszalyi (2003) relève de nombreuses difficultés qui ralentissent, fragilisent ou empêchent la création d’une entreprise. Ces obstacles se manifestent par la lenteur, la lourdeur, la complexité, le manque de collaboration des organes administratifs et la centralisation des décisions touchant aux activités économiques telles que les autorisations d’importation ou d’exportation, les transferts avec l’extérieur, les décisions de crédits et l’obtention des agréments. De plus, on observe un manque de savoir de la part de certains cadres administratifs au niveau de l’évaluation des projets innovants. En fait, les personnels administratifs sont souvent habitués à faire des études d’évaluation sur des projets classiques et rarement sur des projets innovants (notamment les projets de TIC). Ils appliquent donc la même règle d’analyse pour tous les projets, toutes spécialités confondues. Ceci entraînera, par conséquent, des difficultés lors de la prise des décisions définitives relatives au projet innovant.

2.3.2. Les difficultés liées aux ressources humaines

Lors de la phase d’introduction du produit, le porteur du projet innovant se heurte à une absence de ressources compétentes, plus particulièrement, celles issues des spécialistes de mise en marché. Selon Hoffman, Parejo, Besant et Perren (1998), l’un des facteurs internes du succès du lancement industriel des produits innovants est la présence d’ingénieurs et de scientifiques qualifiés au sein de l’entreprise et le leadership apporté par un dirigeant ayant un niveau élevé de formation académique. En effet, le manque de ressources humaines est particulièrement pénalisant dans la mesure où c’est un facteur essentiel d’innovation (Commission européenne, 1996). Deux solutions sont possibles pour pallier le manque de ressources humaines ou leur déficit de compétences. La voie externe consiste à faire appel à des consultants, à la sous-traitance ou à constituer un partenariat. La voie interne privilégie l’embauche ou la formation du personnel pour acquérir une compétence nouvelle (Thouvenin, 2002).

2.3.3. Les obstacles inhérents au financement de l’innovation

L’accès à la ressource financière constitue l’un des premiers obstacles rencontrés par les entrepreneurs lors de la création de leur entreprise. Compte tenu des efforts de recherche et de développement pour dégager une rentabilité importante, les jeunes entreprises innovantes ont, en effet, plus souvent que d’autres « entreprises classiques » de sérieux problèmes de financement (Albert et Mougenot, 1988 ; Moreau, 2005).

Il est à noter que l’asymétrie d’informations et la présence de l’actif immatériel constituent également les deux principales causes de la problématique du financement de l’entreprise innovante. Ceci pousse les institutions financières, notamment bancaires, à conserver une position prudente en rationnant le volume du crédit aux petites structures innovantes ou en le rendant plus cher pour ces dernières.

2.3.4. Le risque de marché

À cette étape, le souci primordial du créateur consiste à trouver des clients et à fournir le produit au service demandé. Certes, en partant d’une invention, le décideur (créateur) espère lancer avec succès sur le marché de nouveaux produits afin de gagner des parts suffisantes et continuer son activité. Or, en empruntant cette trajectoire, il se retrouve en face d’un marché vaste, submergé par de nombreux produits de plus en plus performants. Face à une telle situation, le créateur doit s’opposer en concentrant toute son énergie à l’obtention d’une éventuelle clientèle suffisante et à la livraison de produits de qualité requise. Donc, pour aborder le marché, il fait appel au brevet afin de protéger ses inventions et garder un avantage concurrentiel. Aussi, il s’agit d’une phase dont les coûts et les risques sont très élevés. D’une part, la conception technique impliquera l’appel à du personnel hautement qualifié et à des laboratoires ou équipements coûteux. D’autre part, le nombre d’idées qui réussira à franchir le cap du test de faisabilité est extrêmement faible. Les enquêtes empiriques en la matière suggèrent qu’en moyenne moins de 20 % des idées proposées font l’objet d’un traitement ultérieur (Adam et Farber, 1994). Une fois que le créateur réussit à formaliser suffisamment son idée, il se préparera progressivement dans le lancement industriel et commercial effectif de ses produits innovants.

En somme, les problèmes rencontrés lors du processus de création des entreprises innovatrices sont en rapport avec la préparation du projet, comme le problème de financement, du développement du produit/service, de formalités administratives et de préparation du plan d’affaires (analyse du marché). Ces problèmes sont considérés comme prédominants à ce stade et les causes peuvent être le manque d’expérience professionnelle, de ressources financières ou d’informations. Selon Fourcade (1986), un problème non résolu à cette phase peut persister à la phase de démarrage.

3. Méthodologie de recherche

Nous privilégions lors de cette recherche le recours à une étude qualitative exploratoire par le biais de dix-sept entretiens semi-directifs auprès des créateurs des entreprises, spécialisées dans le domaine des technologies d’information et de la communication (TIC), installées dans le parc technologique El-Ghazala. En effet, le choix de la méthode semi-directive a été retenu compte tenu des objectifs poursuivis par notre étude empirique. Cet instrument nous permet d’identifier, examiner et mieux comprendre le processus de création des entreprises innovantes en Tunisie. Plus précisément, l’entretien semi-directif est une technique qui consiste à recueillir des informations en profondeur sur les principaux déterminants individuels et environnementaux conduisant les entrepreneurs innovateurs tunisiens à s’orienter vers la voie entrepreneuriale. Aussi, cette méthode tente de mettre en exergue et d’analyser les obstacles inhérents à l’acte entrepreneurial des créateurs d’entreprises innovantes spécialisées dans le secteur des Technologies d’Information et de la Communication.

3.1. Recueil de données

3.1.1. Contenu du guide d’entretien

Afin de réaliser les entretiens semi-directifs, il est recommandé d’établir un guide d’entretien (Thiétart, 1999). Ainsi, Evrard, Pras et Roux (1997, p. 99) indiquent que « le guide d’entretien comprend une liste des thèmes qui doivent être abordés dans le courant de l’entretien ». Compte tenu des informations que nous souhaitons recueillir, le guide d’entretien s’est articulé autour de quatre principaux thèmes, à savoir :

  • le profil des entrepreneurs innovateurs (l’âge de l’entrepreneur et notamment l’âge à la création de l’entreprise) ;

  • le caractère innovant de son domaine d’activité ;

  • le parcours de leurs créateurs (l’expérience professionnelle et l’existence ou non d’expériences antérieures de création d’entreprise), la nature des connaissances et compétences acquises avant la création de l’entreprise (domaine technique, domaine de gestion ou les deux) ;

  • leurs modalités d’accès aux différentes ressources nécessaires (le recours ou non à une structure d’incubation ; le recours ou non aux structures institutionnelles et financières d’appuis à la création d’entreprises innovantes) ;

  • les obstacles auxquels le créateur est le plus confronté.

3.1.2. Sélection de l’échantillon des entreprises étudiées

• Justification du choix du secteur TIC

Dans ce travail de recherche, le choix des entreprises opérant dans le secteur TIC se justifie par le degré d’innovation de ces entreprises. En effet, plusieurs travaux de recherche ont montré que l’innovation prend une place importante dans les entreprises TIC (Maillat et Lecoq, 1992 ; Maillat, Quevit et Senn, 1993). De même, Baruch (1997) souligne que l’appartenance à des secteurs particuliers tels que la biotechnologie et les technologies de l’information et de la communication constitue un critère principal pour différencier les entreprises innovantes des entreprises classiques. D’autant plus que les entreprises appartenant à ce secteur sont caractérisées par leur dynamisme et leur contribution à la diffusion de nouvelles connaissances (Aspelund et al., 2005), ce qui nous incite davantage à connaître et à comprendre les parcours de leurs créateurs, mais aussi les obstacles inhérents au processus de création de leurs entreprises.

• Justification de la sélection des entreprises TIC sises au pôle technologique El-Ghazala

Parmi toutes les entreprises tunisiennes qui opèrent dans le secteur TIC, notre choix s’est porté sur celles qui sont situées au sein du pôle Elgazala des technologies de la communication comme objet d’investigation empirique de ce travail de recherche. En effet, de nombreuses recherches ont montré que la principale vocation des parcs technologiques est d’accueillir les entreprises innovantes et de développer des relations entre l’université, la recherche et l’entreprise (Colombo et Delmastro, 2002 ; Tamasy, 2007). D’autant plus que la sélection des entreprises qui souhaitent s’installer à ce parc technologique se fait par une commission qui identifie et sélectionne les projets, en fonction du degré d’innovation des produits et services proposés. Par conséquent, il est fort probable que les entreprises sélectionnées soient des entreprises innovantes.

• La démarche de sélection des entrepreneurs enquêtés

Une visite de pré-enquête a été réalisée au pôle technologique Elgazala le 9 novembre 2009. Cette visite a permis de tester l’accessibilité du terrain de recherche et d’établir un premier contact avec les responsables de la direction du pôle et la responsable de la pépinière. Nous avons aussi eu l’accord de cette dernière de nous mettre en contact avec les entrepreneurs issus de la pépinière de projets et la pépinière d’entreprises. La deuxième visite a eu lieu le 24 novembre 2009. La sélection des entreprises étudiées s’est faite à partir d’une liste fournie par la direction du pôle. Cette liste compte au total cinquante-quatre entreprises tunisiennes et étrangères (inclut les huit firmes multinationales)[3] et elle comprend une présentation de ces dernières. À partir de cette liste, nous avons retenu trente et une entreprises tunisiennes ayant une participation étrangère dans leurs capitaux qui est nulle ou inférieure à 50 %. À partir des trente et une entreprises sélectionnées, nous avons pu réaliser dix-sept entretiens. En effet, la non-disponibilité de seize entrepreneurs a diminué la taille de notre échantillon. À cet égard, il est à noter que dans la majorité des études qualitatives, il s’agit de sélectionner « des échantillons de taille réduite qui n’ont aucun objectif de représentativité au sens statistique du terme, mais qui répondent à des critères de pertinence de la structure de la population étudiée » (Evrard et al., 1997, p. 100). Même s’il ne prétend pas à l’exhaustivité (voire à la représentativité), le choix de cet échantillon nous permet de récolter des informations qualitatives qui nous permettent de repérer les caractéristiques personnelles des entrepreneurs enquêtés mais aussi d’identifier les freins liés au processus de création de leurs entreprises.

Les rencontres avec les entrepreneurs ont eu lieu sur la période allant du 24 novembre au 25 décembre 2009. La responsable de la pépinière nous a mis en contact avec six fondateurs d’entreprises, un entrepreneur a été contacté par courriel et le reste des entrepreneurs interviewés ont été visités dans leurs entreprises. Certains ont accepté de réaliser directement les entretiens et les autres nous ont donné une date de rendez-vous.

3.2. Analyse des données

Afin de mieux comprendre le processus qui mène à la création d’entreprises innovantes, nous avons approfondi notre étude par une analyse manuelle de contenu. Cette dernière consiste à sélectionner et extraire les informations susceptibles de répondre à nos questions de recherche et à les interpréter. Il s’agit de « faire parler les faits, trouver des indices, s’interroger à propos de la moindre phrase » (Kaufmann, 1996 ; cité par Degeorge, 2007, p. 187). Nous avons procédé, tout d’abord, à la retranscription de tous les discours collectés. Ensuite, et après plusieurs lectures, nous avons codé les textes, c’est-à-dire les découper manuellement en unités d’analyse (thèmes, mots, phrases…), compte tenu des informations recherchées par les thèmes abordés dans le guide d’entretien. Dans ce contexte, le codage est défini comme « le processus par lequel les données brutes sont transformées systématiquement et agrégées dans des unités qui permettent une description précise des caractéristiques pertinentes du contenu » (Holsi, 1969 ; cité par Bardin, 2005, p. 134) ; puis nous avons rassemblé les idées de sens proches en des catégories permettant de dégager le profil des entrepreneurs, les déterminants qui sous-tendent la création de leur entreprise innovante et les obstacles inhérents à leur acte entrepreneurial.

4. Résultats et discussion

4.1. Présentation des entreprises innovantes enquêtées

4.1.1 Le caractère innovant des entreprises

Pour plusieurs des entrepreneurs interviewés, l’innovation est à l’origine de la création de leurs entreprises. En effet, ces dernières sont spécialisées dans le développement de logiciels et les applications informatiques ainsi que dans la réalisation de solutions informatiques et technologiques dans le domaine des télécommunications ou encore la conception de sites web et les applications multimédias. En outre, parmi les dix-sept entreprises enquêtées, 10 unités sont totalement exportatrices, 7 partiellement et cela, dans les secteurs de création, de contenu, d’études, de recherches, de développement des applications, des solutions technologiques dans le secteur des TIC. Ces opérations engendrent des retombées en devises de l’ordre de 120 millions de dinars[4], en 2009, contre 50 millions de dinars, en 2004. Ces chiffres confirment bien que l’innovation, notamment appliquée aux petites entreprises, est reconnue comme source de croissance et de compétitivité (Fort, Rastoin et Temri, 2005 ; Boldrini, 2008, 2010).

4.1.2. Leur taille

Toutes les entreprises enquêtées sont de tailles très petites. En effet, en établissant une répartition de ces entreprises en fonction des effectifs de leurs personnels recensés, on note que le personnel est inférieur à 5 pour dix d’entre elles, compris entre 5 et 10 pour cinq d’entre elles, compris entre 10 et 20 pour deux d’entre elles. Ceci rejoint la définition d’Aldebert et Loufrani-Fédida (2010) qui stipulent qu’« une TPE (très petite entreprise) est considérée comme une entreprise dont l’effectif est compris entre 0 et 19 salariés » (p. 35).

Après avoir présenté les caractéristiques des entreprises innovantes (taille et domaine d’activité), nous nous attachons dans le volet suivant à identifier et analyser les déterminants qui ont amené les interviewés à devenir des entrepreneurs innovateurs.

4.2. Caractéristiques personnelles et profils des entrepreneurs innovateurs interviewés

4.2.1. Genre et âge

À cet égard, notons que presque la totalité des entrepreneurs de notre échantillon sont des hommes. En effet, nous avons trouvé une seule femme entrepreneur (1) sur les dix sept (17) interrogés. Ceci confirme le point de vue de Robert et al. (2008) qui ont montré que la création des entreprises dans le secteur TIC reste une activité très masculine.

En ce qui concerne l’âge, nous avons constaté qu’après la phase d’incubation, les porteurs de projets sont devenus des chefs d’entreprises avec un âge moyen d’environ trente-quatre ans. La proportion des entrepreneurs ayant un âge supérieur à quarante ans est quasiment nulle, ce qui témoigne que la totalité des créateurs innovateurs d’entreprises enquêtées sont jeunes. Ceci renvoie aux travaux de Danjou et Dubois-Grivon (1999) et Blais et Toulouse (1992), qui considèrent que ces entrepreneurs sont relativement jeunes et sont âgés généralement de trente à quarante ans (Ayadi et al., 2005).

Aussi, la politique de l’État qui encourage et promeut les jeunes entrepreneurs tunisiens confirme ce résultat. Au vu des réponses aux questionnaires, il est possible de dresser un « portrait type » du créateur de PME innovante. Cette esquisse permet de « visualiser » ainsi le profil du créateur, plus précisément leurs formations initiales, leurs parcours professionnels, en particulier s’ils ont eu des expériences antérieures dans l’entrepreneuriat (création de start-up), des expériences professionnelles dans le domaine industriel, etc. De ce fait, à partir des témoignages recueillis auprès de notre échantillon de créateurs des entreprises innovantes des TIC enquêtées, sises au pôle El Ghazala, nous essayons de voir les motivations des créateurs enquêtés les amenant à se lancer dans l’aventure entrepreneuriale, l’origine de leur formation acquise ainsi que leurs parcours professionnels.

4.2.2. Niveau d’études

La quasi-totalité des créateurs interrogés possède des niveaux d’éducation très élevés. Deux (2) ont un Bac + 2 et demi, deux (2) sont titulaires de diplômes d’ingénieurs; huit (8) détiennent des diplômes de 3e cycle (mastères recherche et/ou professionnel) et cinq (5) sont des docteurs. Ce niveau élevé de formation des entrepreneurs innovateurs a été aussi souligné par Danjou et Dubois-Grivon (1999). De même, cette formation de haut niveau, comme le pense Bernasconi (2000), distingue les entrepreneurs innovateurs des autres entrepreneurs classiques. Ces créateurs admettent l’importance de leur formation sur leur orientation entrepreneuriale, ils la considèrent comme un moment capital de leur vie qui a été formateur et préparatoire à la création de leurs entreprises. Ces entrepreneurs, qui sont la plupart des cas issus des écoles d’ingénieurs, mettent l’accent sur l’importance de l’aspect pratique dans leur formation : « À Sup’Com[5], il y avait beaucoup de choses intéressantes, tout ce qui est travail personnel, des projets, des mini projets. Il y avait dans la majorité des modules une formation par la pratique, tu es tenu de prendre en charge un projet et de le préparer de A jusqu’à Z. Il y avait aussi la notion de gestion, il y avait un travail personnel (….). Après quelques années, on se rend compte que tout ce qu’on a vu à Sup’Com nous a permis de nous habituer à l’autonomie et à la débrouillardise, on a appris à apprendre ».

Bien que la formation de la majorité des entrepreneurs contribue à une initiation à l’entrepreneuriat, elle n’est pas suffisante pour comprendre tous les aspects de la création d’entreprise du fait que les entrepreneurs interviewés se trouvent après leurs études orientés vers des compétences techniques et manquent généralement de connaissances et compétences managériales et commerciales. De surcroît, les résultats reflètent que les créateurs innovateurs enquêtés avaient un faible niveau de formation et d’expérience dans certains domaines de gestion. En effet, plus de la moitié des répondants de notre échantillon ont avancé n’avoir, avant de se lancer en affaires, aucune connaissance approfondie, respectivement : dans le marketing (57,7 %), la comptabilité (59,8 %), la production ou la gestion des opérations (78,4 %) et la gestion des ressources humaines (72,2 %).

Une minorité des entrepreneurs souligne aussi l’influence des modules de création d’entreprises étudiés pendant leurs études supérieures sur l’initiation à l’entrepreneuriat : « il y a déjà dans notre cursus de 3e année toute une matière de création d’entreprises et c’est elle qui nous a encouragés ». Un tel constat rejoint le point de vue de Kourilsky (1995) pour qui l’enseignement de l’entrepreneuriat a une influence sur les préférences pour une carrière entrepreneuriale.

Il s’avère donc que la plupart des répondants ont apprécié avoir une formation par la pratique. Ce type de formation a été reconnu comme un déterminant primordial pour le développement de leurs comportements entrepreneuriaux. Ceci nous amène à souligner l’importance d’une telle pédagogie pour les universités, surtout celles d’économie et de gestion où l’enseignement de l’entrepreneuriat reste encore très académique et théorique au sens de Taktak Kallel (2006).

4.2.3. Parcours professionnel

Tous les entrepreneurs interviewés reconnaissent l’importance majeure du rôle joué par l’expérience professionnelle dans leurs parcours entrepreneuriaux. En effet, c’est au cours de cette expérience professionnelle, qui est généralement dans le même secteur d’activité de l’entreprise créée, que la majorité des entrepreneurs ont identifié leurs idées de projets et ont perçu des opportunités d’affaires. Une étude, menée par Lee et Wong (2004), aboutit à la même constatation. Signalons aussi qu’avant la création de leurs entreprises, la plupart des répondants ont travaillé à l’étranger, c’est ce qui leur a permis de bénéficier du développement technologique des pays considérés comme plus avancés technologiquement que la Tunisie, d’apporter de nouvelles idées et de développer des projets particulièrement innovants pour le contexte tunisien : « mon entrepreneurship a été mieux développé pendant l’expérience que j’ai vécu au Canada », « … et, après, nous avons eu l’idée, puisque nous avons travaillé dans le domaine pointu de recherche et développement en télécommunications, de créer notre propre entreprise, une entreprise innovante en R&D. On avait une idée bien particulière ».

À coté des rôles cités ci-dessus, la majorité des répondants signale, comme le pense Hebbar (2001), que le travail antérieur a contribué à améliorer leur compréhension du fonctionnement de l’entreprise et des différents aspects de la gestion et de la commercialisation : « l’expérience que j’avais eue a amélioré mes connaissances managériales ». Ce travail antérieur leur a permis aussi d’entretenir des contacts qui leur ont été très utiles lors de la création de leurs entreprises : « j’avais des contacts avec des personnes à l’étranger qui étaient dans le même domaine que moi. J’avais un contact avec d’autres chefs d’entreprises, soit en Tunisie ou à l’étranger. Ceci a développé le sens des affaires et a réalisé la motivation pour créer ma propre entreprise ». L’importance du rôle joué par l’expérience professionnelle antérieure dans la formation des réseaux de relations et l’ouverture sur l’environnement pour l’entrepreneur potentiel a été soulignée par Fayolle (1994). Dans le même ordre d’idées, un entrepreneur indique : « je conseille toute personne de faire un minimum d’expérience professionnelle de quatre à cinq ans avant de créer son entreprise. Ça lui permettra, d’une part, de comprendre le fonctionnement de l’entreprise, de comprendre l’aspect gestion de projet, gestion des ressources humaines et d’autre part, de nouer des réseaux de contacts, ce qui est le plus important ».

Trois (3) entrepreneurs ont eu une expérience antérieure de création d’entreprise. Ils estiment que cette expérience était d’un apport considérable surtout au niveau de la compréhension du marché, des clients et des différentes étapes de la création. Il y a même un entrepreneur qui mentionne qu’il a échoué plusieurs tentatives de création. Cependant, il confirme que cela a été bénéfique pour lui parce qu’il a appris de ses fautes. Pour lui « c’est la règle du jeu ». Ce constat va dans le même sens que celui de Sorenson (2007) qui a montré que l’expérience de création d’entreprise est un facteur qui initie à l’entrepreneuriat.

4.2.4. Motivations et qualités

La motivation la plus citée par la majorité des répondants a été le besoin d’autonomie et d’indépendance, ce qui renvoie aux travaux des auteurs comme Shapero (1975) et Schein (1990), qui considèrent que la recherche d’autonomie et d’indépendance est une variable à l’origine du choix de devenir un entrepreneur. Cette motivation a été manifestée par des expressions de nos interviewés comme : « pour être mon propre chef »[6], « je ne veux pas être contrôlé par quelqu’un d’autre, je ne veux pas qu’une autre personne exploite mes compétences ». Ces entrepreneurs indiquent, dans la majorité des cas, qu’ils privilégient la liberté de travail aux contraintes organisationnelles.

L’autre motivation, qui a été reconnue par la plupart des fondateurs comme ayant une influence sur leur orientation entrepreneuriale, est leur passion de tout ce qui est en relation avec le secteur TIC dans lequel ils ont créé leurs entreprises, à savoir l’informatique, l’électronique et les télécommunications : « il y avait une possibilité de continuer ma thèse en France et de s’orienter vers la recherche et l’enseignement […]. C’est intéressant l’enseignement, mais je ne voulais pas qu’il soit mon métier principal, je voulais plutôt me rapprocher de la pratique, des technologies, du métier d’ingénieur » ; « j’étais toujours passionné du domaine de l’informatique, du multimédia, des communications ». Ces résultats sont conformes à ceux d’une étude menée par Blais et Toulouse (1992) qui montrent que les individus passionnés du développement des technologies sont plus enclins à créer des entreprises innovantes.

Une autre motivation a souvent été citée par les répondants. Elle concerne la volonté d’introduire quelque chose de nouveau, comme le confirme cet entrepreneur : « nous n’avons pas voulu créer une entreprise pour faire des petites ventes, etc. Nous avons voulu travailler sur des projets innovateurs ». Cette motivation, comme le montrent Park (2005), Colombo et Delmastro (2002), est spécifique aux entrepreneurs innovateurs. En outre, plusieurs fondateurs indiquent que la création d’une entreprise dans le secteur TIC nécessite une tendance à la prise de risque : « la création d’une entreprise est un jeu, on peut gagner comme on peut perdre, on doit prendre le risque » ; « on est toujours gagnants, après le succès, mais aussi après l’échec, car tu comprends pourquoi ça n’a pas marché ». L’importance de la tolérance au risque dans l’orientation vers la voie entrepreneuriale a été soulignée par de nombreuses recherches comme celle de Barbosa (2007).

Aussi, il ressort que tous les entrepreneurs interviewés correspondent au profil des entrepreneurs « Pull » (Shapero, 1975). En effet, ces derniers mentionnent qu’ils ont choisi toutes les étapes de leurs carrières sans l’influence des facteurs négatifs (facteurs « Push ») tels que : le licenciement, l’échec professionnel et le chômage. Il apparaît donc que leur décision de créer leurs propres entreprises a été par choix et non pas par nécessité ; ce qui explique la forte ambition entrepreneuriale chez les entrepreneurs enquêtés.

4.3. Les déterminants environnementaux spécifiques à la création d’une entreprise TIC

Dans ce qui suit, nous essaierons d’explorer l’environnement dans lequel prospèrent les entrepreneurs innovateurs interviewés, et ce, dans le but de savoir s’il est favorable pour l’impulsion des initiatives entrepreneuriales, notamment dans le secteur des TIC en Tunisie.

4.3.1. Rôle de la pépinière

Tous les entrepreneurs, qui ont été incubés au niveau de la pépinière de projets et qui présentent presque le tiers de notre échantillon, ont accordé une attention particulière au rôle joué par cette structure d’accompagnement dans leurs parcours entrepreneuriaux. De nombreuses réponses ont été révélées : « on a vu dans le cadre de la pépinière les étapes de création d’entreprise » ; « la pépinière nous a mis en contact avec des conseillers juridiques pour la création du statut de l’entreprise, elle nous a mis en contact avec un comptable pour nous aider à élaborer le bilan » ; « l’avantage de la première année d’incubation, c’est au niveau de l’infrastructure. Nous avions des bureaux gratuits, nous avions l’Internet, les ordinateurs, le téléphone et le fax, tout est gratuit. Cela nous permettait de nous concentrer sur notre projet sans contraintes » ; « la formation que nous avons eue nous a permis d’apprendre tout ce qui est comptabilité, gestion, finance, création d’entreprise. Cela était bénéfique ». De tels propos rejoignent le point de vue de Messeghem et Sammut (2007) qui confirment que le rôle de la pépinière est primordial dans l’accompagnement et la formation des porteurs de projets innovants, d’autant plus qu’elle facilite leur insertion dans leur environnement.

Un autre créateur a mis l’accent sur le rôle joué par la pépinière en tant qu’accélératrice, d’une part, de sa décision de créer une entreprise et d’autre part, du processus de création de son entreprise. Ceci confirme les résultats trouvés par Berger-Douce (2003) qui montrent que l’incubateur dispose d’un caractère « catalyseur » du processus entrepreneurial.

Il est à signaler que le rôle de la pépinière ne se limite pas à l’incubation des porteurs de projets. Cette dernière assure aussi l’accompagnement des chefs d’entreprises pendant la première phase de développement de leurs sociétés. Elle assure des formations à leur profit et elle facilite leur participation aux séminaires et à la vie active de la technopole. Plusieurs fondateurs de notre échantillon ont bénéficié de cet accompagnement : « il y avait des services d’accompagnement pour les chefs d’entreprises qui désirent avoir des formations, des conseils dans divers domaines tels que le management, la fiscalité, la comptabilité, l’exportation des services, etc. Ceci est très important pour les chefs d’entreprises parce qu’en tant que chefs d‘entreprises, on ne maîtrise pas forcément toutes les activités » ; « il y avait certaines formations qui étaient très intéressantes pour moi […]. Quand il y a des formations et des séminaires, cela aide énormément, ça permet au chef d’entreprise d’être au courant des nouveautés ».

4.3.2 Rôle de la technopole

Pour la plupart des entrepreneurs rencontrés, l’existence d’un technopôle dans une région est un facteur primordial pour le lancement des entreprises. Ils affirment que la présence d’un parc technologique, qui accueille les activités liées aux technologies d’information et de la communication, a contribué à améliorer leurs perceptions quant à l’existence d’un environnement idéal pour l’implantation et le développement de leurs activités.

Afin d’explorer les avantages offerts par ce parc aux yeux des entrepreneurs, nous avons interrogé ces derniers sur les raisons qui les ont amenés à s’y installer. Le premier avantage qui a été cité est la présence du parc comme un « lieu de prestige » qui permet plus de visibilité de l’entreprise à l’échelle nationale et internationale : « le pôle se positionne comme étant une adresse de prestige, un pôle d’attraction des sociétés qui opèrent dans le domaine des TIC » ; « vis-à-vis de nos clients, c’est une étiquette qui garantit notre service » ; « il y a un effort marketing qui se fait indirectement via le pôle (…). Il suffit de dire qu’une société est implantée dans un parc technologique. Cela donne de la valeur ! »

Le deuxième avantage qui a été abordé est la proximité entre la technopole et l’université. En effet, un nombre important des fondateurs de notre échantillon est issu des universités qui se situent à proximité du pôle (Iset’Com[7] et Sup’Com) : « nos études étaient là, la pépinière était là, tous nos contacts étaient là, qu’est ce que nous cherchons de plus ?! ». Ceci renvoie au concept de proximité développé par Gilly et Torre (2000) et Rallet et Torre (2001) pour qui les milieux innovateurs reposent sur le principe de proximité entre les entreprises technologiques, les universités et les structures d’aide à la création. L’autre avantage qui a été évoqué est : « l’existence d’un espace d’expositions et de conférences ». Un entrepreneur indique : « les séminaires, les foires et les journées portes ouvertes qu’organise l’administration du parc peuvent nous aider à nouer des contacts et exploiter tout ce qui est relations publiques ». Dans le même ordre d’idées, et comme le montre Bernasconi (2003), l’existence d’un tel milieu permet de développer une culture entrepreneuriale qui favorise l’éclosion des entrepreneurs innovateurs.

Malgré les services proposés par la pépinière d’entreprises du parc technologique d’El-Ghazala pour les entrepreneurs de notre échantillon, ces derniers affirment pourtant avoir rencontré de nombreuses difficultés au cours du processus de création de leurs entreprises. C’est ce que nous essayons de montrer tout au long du volet suivant.

4.4. Les goulots d’étranglements inhérents au processus de création des entreprises enquêtées

Certes, les freins les plus significatifs rencontrés par les entrepreneurs enquêtés sont d’ordre réglementaire (il s’agit précisément des obstacles institutionnels et financiers), néanmoins, d’autres obstacles peuvent surgir lors de l’étape de création des entreprises enquêtées et bloquent ainsi le passage à l’acte entrepreneurial de leur créateur. On retient notamment la saturation du marché.

4.4.1. Lourdeur et contrainte administrative

Malgré la mise à disposition pour les entrepreneurs d’un guichet unique, au sein de l’Agence de Promotion de l’Industrie (API)[8], les créateurs des entreprises enquêtées signalent des difficultés rencontrées avec les institutions étatiques. Étant d’ordre institutionnel, ces difficultés se résument comme suit :

  • des délais d’attente très longs au niveau des réponses du personnel administratif ;

  • un manque de savoir de la part de certains cadres administratifs au niveau de l’évaluation des projets TIC. En effet, certains interviewés jugent que l’évaluation des dossiers de candidatures (au niveau du ministère de l’Industrie) à la création d’entreprises n’est pas fiable du fait qu’elle est assurée par des personnels administratifs qui sont souvent habitués de faire des études d’évaluation sur des projets classiques et rarement sur des projets innovants (notamment les projets de TIC). Ils appliquent donc la même règle d’analyse pour tous les projets, toutes spécialités confondues. Ceci entraînera par conséquent des difficultés lors de la prise des décisions définitives relatives au projet innovant.

Cet obstacle joue un rôle inhibiteur et contraignant qui fait dévier les entrepreneurs dans les secteurs de hautes technologies d’un souci d’innovation et donc de performance à des soucis plus administratifs, coûteux et à faible valeur ajoutée (Ayadi et al., 2005).

4.4.2 Inadéquation des systèmes de financements publics et privés avec les besoins des projets innovants basés sur l’immatériel

Le recours au crédit bancaire par les PME, en général, et celles spécialisées dans les domaines de la haute technologie (notamment dans les TIC), implique la nécessité de fournir des garanties qui peuvent constituer un frein considérable pour les créateurs d’entreprises innovantes. Dans ce contexte, nous avons constaté que la quasi-totalité des répondants a eu recours à l’autofinancement et seulement deux entrepreneurs ont été financés par la BTS[9]. Ce choix a été justifié par l’incompréhension des institutions financières en Tunisie relativement aux besoins et aux investissements que nécessite l’activité de leurs entreprises. Ces entrepreneurs affirment avoir rencontré de nombreuses difficultés dans le sens où les banques tunisiennes refusent généralement de financer des projets risqués émanant du secteur des services et préfèrent les projets classiques dans le domaine de l’industrie : « on n’a pas encore le sens du service en Tunisie. On croit encore à l’industrie, aux grosses machines et au grand appareillage, mais aux sociétés de services et aux nouvelles technologies, on n’y croit pas encore. Quand tu parles avec les responsables des banques, tu sens que la personne en face de vous parle d’un projet industriel. Ils ne comprennent pas les besoins des sociétés innovantes ». Ils ajoutent que les responsables des banques n’ont pas l’expertise suffisante pour évaluer les projets innovants dans le secteur TIC : « les institutions financières, en Tunisie, ne donnent pas une valeur à l’innovation, à la nouvelle idée que tu veux développer, pour eux c’est une question d’argent ». D’autant plus qu’ils exigent souvent des garanties pour le matériel et les machines dont les entreprises innovantes ne disposent pas : « dans la philosophie des banques, ils savent faire l’hypothèque sur les terrains, sur les bâtiments, sur les usines, mais quand il s’agit de l’immatériel, ils ne comprennent pas. C’est ce qui fait qu’au sein des banques, on ne trouve pas vraiment d’interlocuteurs ». Ceci confirme le point de vue de Daoud (2000, p. 34) qui indique que « les banquiers cherchent à obtenir des garanties de remboursement et refusent de se lancer avec l’entreprise innovatrice et d’assumer avec elle le risque ; d’où le blocage ».

Les deux entrepreneurs qui ont eu des prêts de la part de la BTS mentionnent que les montants de ces prêts ne correspondent pas à leurs attentes et restent insuffisants par rapport aux coûts élevés des projets de recherche et développement et d’innovation : « l’innovation technologique nécessite des investissements lourds alors que les montants attribués par la BTS ne dépassent pas les 25 000 euros, très limités par rapport aux besoins financiers de notre projet ».

À ces obstacles, certains fondateurs interrogés évoquent la lourdeur des procédures administratives qui caractérise ces institutions et qui peut entraver la fondation des entreprises : « il y a une très grande longueur pour le traitement des dossiers alors que j’avais des opportunités claires avec des partenaires étrangers qui demandaient une réactivité très rapide. Donc, je ne pouvais pas me permettre d’attendre leur accord. Entre temps, j’aurais pu rater mes partenaires et toutes mes affaires. J’ai dû me débrouiller autrement et c’est ce que j’ai fait; ainsi, je n’ai pas bénéficié d’aides bancaires ».

Concernant les Sociétés d’Investissement à Capital Risque (SICAR), la majorité des répondants affirment que la conduite de ces institutions financières se rapproche de celle des banques : « j’ai présenté mon dossier à plusieurs SICAR, mais le problème est que ces institutions financières se comportaient comme des banquiers. Dès lors, si on ne dispose pas d’hypothèque ou de garantie, on ne finance pas des projets ». Également, ils mettent l’accent sur la nécessité de développer les investisseurs providentiels, en Tunisie pour le lancement et le développement des projets d’innovation : « le Capital Risque en Europe et aux États-Unis a surtout commencé par ce qu’on appelle les Business Angels qui sont des anciens entrepreneurs, qui, dans leur cursus, ont vu la complexité de la création d’entreprise. Leur objectif est de financer et d’assister les jeunes promoteurs à créer des entreprises. Ce sont des personnes motivées qui connaissent les besoins et les problèmes de la création d’entreprise ; malheureusement, ces acteurs financiers n’existent pas en Tunisie ».

De tels problèmes peuvent freiner l’acte entrepreneurial et amener certains individus à renoncer à la création de leurs entreprises malgré les nouvelles idées qu’ils apportent : « je connais des collègues dont leurs projets n’ont pas pu aboutir bien qu’ils aient des projets particulièrement innovants ». Ceci est dû à « une mauvaise gestion des institutions financières ». Il apparaît donc, comme le montre Albert (2000), que les difficultés de financement constituent un obstacle majeur pour les entrepreneurs innovateurs.

4.4.3. Cadre institutionnel et légal encore insuffisant

En Tunisie, le cadre législatif et institutionnel semble encourager l’exploitation de la recherche scientifique par les chercheurs (loi d’orientation de 1996 et loi du 3 juin 2002). Toutefois, l’application des lois et l’accompagnement des structures restent toujours en deçà des aspirations et des attentes des futurs créateurs innovateurs. C’est le cas notamment des créateurs de notre échantillon qui révèlent qu’une grande partie des encouragements n’est pas appliquée : « le cadre juridique existe, mais ce qui manque, c’est son application ». De leur côté, les créateurs, même s’ils sont actifs et contribuent au développement de nouveaux produits/procédés, ils ne le sont pas pour autant lorsqu’il s’agit de dépôt de brevet. La politique de brevet en Tunisie n’encourage pas le créateur ni à déposer des brevets, ni à les exploiter[10]. En effet, le cadre légal n’est pas très incitatif pour pousser les créateurs dans le sens de la propriété intellectuelle et de la commercialisation des brevets ou de l’octroi de licences[11]. En outre, les interviewés soulignent que la « timidité » de la valorisation commerciale s’explique essentiellement par l’absence de structures étatiques ou privées, spécialisées dans cette fonction fondamentale. Ils rajoutent que « l’insuffisance de l’effort entrepris par des institutions en relation avec le monde industriel (Agence de Promotion de l’Industrie, centres techniques, établissements et centres de recherches, etc.) en matière de gestion et de diffusion de l’information creuse davantage le fossé entre le monde de la recherche et celui de l’industrie ». Dans ce cadre, Tlili (2009, p. 1045) révèle que « non seulement le manque de dynamisme qui caractérise la recherche à caractère appliqué en Tunisie, mais aussi l’insuffisance de l’effort entrepris aussi bien par les entreprises privées que par l’ensemble des structures de recherches nationales en matière d’innovation ». À cela, nos interviewés relèvent « le rôle manqué des pépinières d’entreprises, considérées comme principales structures d’incubation ». Malgré leur intervention dans l’accompagnement et l’encadrement des porteurs de projets novateurs, ces structures institutionnelles ad hoc ont été créées dans le cadre de conventions à caractère public[12] qui ont pour conséquence de ralentir les procédures administratives. De même, la démarche adoptée par les pépinières est le plus souvent « réactive » se contentant à étudier les dossiers qui leurs sont soumis.

4.4.4. Saturation du marché

L’entrée sur un marché presque saturé avec le lancement d’un nouveau service ou produit n’est pas toujours aussi facile et évidente que l’on croit. Des concurrents, présents, voire enracinés sur le marché, possèdent déjà une expérience dans leur domaine d’activité leur permettant de faire face au risque lié à une mauvaise connaissance des marchés. Selon les entrepreneurs interviewés, « il est difficile d’entrer et de faire une place sur un marché saturé. Le marché des TIC est extrêmement instable quand plusieurs compétiteurs s’affrontent : celui qui arrive à distancer ses concurrents se retrouve très rapidement en position dominante, dite de monopole, inexpugnable, en devenant la référence dans son secteur tandis que le marché se concentre sur lui-même ».

Analyse récapitulative des résultats obtenus auprès des entreprises sises au parc technologique El-Ghazala

Analyse récapitulative des résultats obtenus auprès des entreprises sises au parc technologique El-Ghazala

 (suite)

Analyse récapitulative des résultats obtenus auprès des entreprises sises au parc technologique El-Ghazala

-> Voir la liste des tableaux

Conclusion

Les entreprises innovantes et les déterminants qui sont à l’origine de leur émergence constituent un thème qui suscite de plus en plus l’intérêt des chercheurs. Pourtant, rares sont les études qui portent sur le processus de création des entreprises innovantes dans les pays en développement, notamment dans les pays du Maghreb, en particulier pour le cas de la Tunisie. À cet effet, le présent article a permis d’analyser la spécificité des entreprises innovantes en Tunisie, notamment celles spécialisées dans les technologies d’informations et de communications (TIC), mais aussi d’identifier les freins inhérents à leur création. Pour ce faire, nous sommes partis d’une revue de littérature portant sur l’entrepreneuriat innovant et d’une série d’entretiens exploratoires menés auprès de dix-sept entrepreneurs tunisiens du secteur TIC, installés au pôle de compétitivité « El-Ghazala ».

Les résultats de notre étude révèlent que les entrepreneurs de l’échantillon sont principalement des hommes ayant un niveau élevé d’éducation et qui sont issus, dans la majorité des cas, des écoles d’ingénieurs. Ils créent souvent leurs entreprises en réunissant autour d’eux une équipe entrepreneuriale. En outre, des motivations particulières ont incité les entrepreneurs de l’échantillon à entreprendre. On cite principalement le besoin d’indépendance, la passion du domaine de l’informatique, de l’électronique et du multimédia et la volonté d’introduire quelque chose de nouveau.

L’éducation joue également un rôle primordial dans l’éclosion des entrepreneurs de l’étude qui sont issus, dans la plupart des cas, des écoles d’ingénieurs. Le système éducatif de ces écoles a préparé ces derniers à la responsabilité, la créativité et l’innovation. Il est à noter, cependant, qu’après leurs études, ces entrepreneurs se trouvent orientés vers des compétences purement techniques et manquent des compétences liées aux activités de gestion qui sont nécessaires pour la création d’entreprise. Concernant l’expérience professionnelle, nous avons révélé qu’elle constitue un déterminant fondamental de l’entrepreneuriat. De même, le fait d’avoir une expérience antérieure de création d’entreprise s’avère, aussi, un facteur favorisant l’entrepreneuriat.

Aussi, notre analyse nous a permis de constater que les déterminants de l’émergence des entrepreneurs innovateurs tunisiens ne sont pas liés à l’individu seulement, mais également à l’environnement dans lequel il s’insère. En effet, les déterminants environnementaux spécifiques à la création des entreprises TIC semblent constituer un aspect « Pull ». À cet égard, il a été démontré que la mise en place des dispositifs d’appui à la création des entreprises TIC (tels que : les parcs, les pépinières…) constitue un environnement favorable, aux yeux des entrepreneurs, à la naissance et au développement des entreprises innovantes spécialisées dans les technologies d’information et de la communication.

Néanmoins, le manque de financement et l’incertitude sur les perspectives de réussite d’un projet novateur étaient à l’origine de la limitation des ambitions des créateurs enquêtés. En effet, les résultats de l’étude font ressortir l’existence des difficultés qu’ont rencontrées les entrepreneurs de l’étude pour le financement de leurs projets. À cet effet, signalons que les institutions financières refusent généralement de financer des projets innovants et exigent des garanties de grandes valeurs. À cela, se rajoute la démarche administrative de création d’entreprise innovante qui est jugée lourde et lente (procédures et formalités pour la préparation du dossier, etc.).

Plusieurs recommandations peuvent alors être formulées aux décideurs politiques :

  • Promouvoir la culture entrepreneuriale au sein des écoles et instituts d’ingénieurs. Nous avons révélé dans cette recherche une forte propension, chez les ingénieurs, à créer des entreprises innovantes. De ce fait, il serait judicieux de mieux adapter leur système de formation à la sensibilisation et à la préparation aux situations entrepreneuriales, en intégrant, par exemple, un module de formation à la création d’entreprises dans les cycles doctoraux et/ou au sein des laboratoires de recherche. Ainsi, des diplômés de l’enseignement supérieur, avec des dispositions favorables, seraient stimulés pour créer des entreprises innovantes issues de leurs recherches

  • Recadrer le statut légal des Sociétés d’Investissement à Capital Risque (SICAR). Incontestablement, les SICAR, en Tunisie, souffrent d’un manque de protection légale : les conventions, contrats, pacte d’actionnaires et autres documents inhérents à leurs activités ne sont pas exécutoires de manière efficiente. Dès lors, le législateur tunisien doit officiellement reconnaître le statut du pacte d’actionnaires et mettre en place une jurisprudence spécifique au métier des capital-risqueurs.

  • Instaurer des réseaux d’investisseurs providentiels. Afin de mieux faciliter et accélérer la création des entreprises innovantes, les pouvoirs publics sont incités à créer et développer de nouveaux acteurs financiers, notamment des investisseurs providentiels, prêts à prendre le risque et qui acceptent d’accompagner et de financer des projets liés aux secteurs innovants. En ce sens, la première association d’investisseurs providentiels en Tunisie, Carthage Business Angels (CBA), a vu le jour récemment (juin 2011). Cette association mettra à la disposition de l’entrepreneur innovateur son argent, son expérience, son réseau social et son savoir-faire afin d’assurer la stimulation et le lancement des projets de fortes valeurs ajoutées sur le marché tunisien.