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Interventions économiques : Merci, professeur Bernier, d’avoir accepté de nous accorder un peu de votre temps pour cette entrevue. À la suite du long mandat du premier ministre Abe Shinzô, deux premiers ministres lui ont succédé : Suga Yoshihide, de septembre 2020 à octobre 2021 et Kishida Fumio depuis. Est-ce qu’on revient à la pratique de faire une rotation rapide des premiers ministres et est-ce que la longévité politique d’Abe reposait sur un charisme qu’on voit rarement au Japon, du moins en politique ?
Bernard Bernier : Je pense qu’il y a deux tendances dans le Parti libéral-démocrate (PLD) au sujet du mandat des premiers ministres. Une première qui concerne certains politiciens comme Sato Eisaku, Nakasone Yasuhiro, Koizumi Junichirô et Abe Shinzô qui ont eu une longévité politique remarquable à titre de premier ministre, mais ils n’étaient pas particulièrement charismatiques. Ils sont même plutôt ennuyants, sauf peut-être pour Nakasone ou Koizumi. Nous avons pu le constater juste à voir comment ces deux chefs, Abe et Koizumi, se comportaient au parlement. Ils étaient, en comparaison de la grande majorité des premiers ministres, excellents pour répondre aux questions de l’opposition et pour débattre, mais ils n’étaient pas des dirigeants flamboyants, peut-être Koizumi dans une certaine mesure, mais c’est tout. On ne parle pas de dirigeants de la trempe de Trump, de Clinton, voire de Macron ou de Trudeau. Les premiers ministres japonais sont des gens assez posés. C’est par le biais de leurs relations personnelles à l’intérieur du monde politique et non pas en raison de leur charisme qu’ils ont pu atteindre les hautes sphères du pouvoir et qu’ils s’y sont maintenus longtemps. Et pas seulement à titre de premier ministre. Ils demeurent des politiciens de carrière dont le pouvoir d’influence s’articule à l’intérieur du PLD.
À la différence de bien d’autres premiers ministres de pays démocratiques, les premiers ministres japonais défendent une idéologie nationaliste, ils sont nationalistes ou même ultranationalistes. C’est clair avec Abe qui était manifestement un ultranationaliste. Il était membre d’une association d’extrême droite appelée Nippon Kaigi qui vise le retour au système politique et à l’éducation de l’avant-guerre. Il n’en demeure pas moins qu’il a sorti le pays de la crise, ce que Koizumi a fait également au début des années 2000. Abe a su profiter lorsqu’il a orchestré son retour à la tête du pays en 2012 de la débâcle du Parti démocrate du Japon (PDJ), au pouvoir de 2009 à 2012, dans la gestion des affaires de l’État et plus particulièrement de la triple catastrophe de 2011 (le tremblement de terre, le tsunami et l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima).
Interventions économiques : La réforme de l’administration centrale de la fin des années 1990 et du début des années 2000 qui visait, entre autres, le renforcement de l’exécutif, a-t-elle été un succès, d’où la longévité politique d’Abe, où est-ce que ça dépend en fin de compte de l’« homme » qui détient le poste de premier ministre ?
Bernard Bernier : C’est la deuxième tendance. Tout dépend de l'homme. Certes, les premiers ministres détiennent des pouvoirs que leurs prédécesseurs d’avant la réforme n’avaient pas, et ça peut aider un premier ministre comme Kishida de se maintenir à son poste malgré sa faible popularité, mais un politicien qui est « faible » à l’intérieur du PLD ne peut se maintenir au pouvoir bien longtemps. On l'a vu avec plusieurs premiers ministres qui étaient des « nullités », mais un premier ministre comme Abe qui avait de la poigne (et il n’y avait pas grand monde pour remettre en question son leadership) peut faire ce qu'il veut en raison justement de ces réformes. Sa marge de manœuvre était beaucoup plus grande en comparaison des premiers ministres qui ont dirigé le Japon dans le cadre du « système de 1955 ». Kishida est dans une position plus faible, mais il a néanmoins réussi à faire voter à la Diète l’augmentation du budget de la défense de 1 % à 2 % du PIB annuel de 2022 à 2027. Abe avait un projet plus ambitieux : celui de changer la Constitution afin d’éliminer l’article 9 qui stipule que le Japon n’aura pas d’armée. Il s'est aperçu assez rapidement qu’il n’avait pas l'appui du public. Il voulait donc en faire une discussion nationale, mais c’est moins une discussion qu’il voulait faire que de trouver un moyen de convaincre les gens. Kishida a été en mesure de faire les changements, mais sans changer la Constitution. Bien sûr, la guerre en Ukraine, la menace nucléaire nord-coréenne et les risques accrus d’une invasion chinoise de Taiwan ont vraiment eu un effet sur l’opinion publique. Il y avait bien une frange importante de la société qui était contre, mais aujourd’hui, il y a beaucoup moins de gens en désaccord avec un renforcement des forces d’auto-défense. Et peu de personnes se sont opposées à la hausse des dépenses militaires pour les prochaines années.
Interventions économiques : Donc Kishida a réussi là où Abe avait échoué, mais plusieurs observateurs affirment qu'il s'accroche tout de même au pouvoir malgré sa faible popularité ? Pensez-vous qu’il est en mesure de le faire jusqu’aux prochaines élections en 2025, si bien sûr il n’y pas d’élections anticipées ?
Bernard Bernier : Oui, il s’accroche au pouvoir, mais il a certainement la possibilité de le faire parce que le contexte lui est favorable. Il n’y a pas de concurrents sérieux au poste de président du PLD. Kishida a été capable d’écarter la faction Abe, la plus puissante au sein du PLD, ou du moins d’en diminuer considérablement l’influence, éliminant par la force des choses plusieurs concurrents. Il reste qui ? Koizumi Shinjirô, le fils de l’autre ? Il est considéré comme un futur premier ministre, mais il est encore jeune. Il y a toujours Kôno Tarô. Il n’a jamais caché ses ambitions et il a une expérience politique solide, mais sa faction est petite. Il est de l’aile gauche du parti et plus libérale que les autres membres ; il est effectivement plus populaire que Kishida, mais il est en position de minorité à l’intérieur du PLD.
Donc oui, Kishida pourrait se maintenir au pouvoir, compte tenu du fait que les prétendants à son poste sont tous assez faibles au sein du parti. Je pense qu'il peut se rendre jusqu'aux prochaines élections et qu’il pourrait bien les gagner. Encore une fois, il est difficile d’affirmer hors de tout doute ce qu’il va se passer, mais l’opposition parlementaire demeure anémique, divisée. Il se crée encore des partis politiques dans le but de créer une coalition anti-PLD, mais ce n’est pas viable pour le moment.
Interventions économiques : Pourquoi l'opposition est-elle incapable de se présenter comme une alternative valable au PLD ?
Bernard Bernier : Parce qu’elle est divisée. Il y a également plusieurs personnages qui ont de grandes ambitions, mais pas nécessairement pour porter les intérêts d’une coalition. Prenons Ozawa Ichirô comme exemple. Il est en politique depuis 1969 et il a quitté le PLD en 1993 et le PDJ en 2012 quand il voyait ses ambitions contrariées. Il fondait alors un nouveau parti politique. Il torpille aujourd’hui les possibilités d’alliance, car elles l’empêchent de devenir premier ministre, même s’il n’a plus l’appui d’un très grand nombre de politiciens. D’ailleurs, son ascension dans le système politique s’est faite en s’associant à Kanemaru Shin, littéralement une « crapule », l’un des politiciens les plus corrompus de l’après-guerre. La police a découvert l’équivalent en argent comptant, en or et en bons du trésor de plusieurs millions de dollars dans le coffre-fort de sa résidence au début des années 1990.
Interventions économiques : L’opposition est divisée, mais une autre facette du problème ne serait-elle pas qu’elle est incapable de se démarquer idéologiquement ?
Bernard Bernier : En effet, cette division a également comme conséquence que les partis politiques ne peuvent offrir un front idéologique solide et unifié. Sans compter qu’il y a des courants politiques qui s’opposent à l’intérieur même des partis d’opposition. Ce fut une des grandes faiblesses des gouvernements successifs de Hatoyama Yukio, de Kan Naoto et de Noda Yoshihiko du PDJ entre 2009 et 2012 alors que ce parti avait réussi, lors d’une élection, à défaire le PLD pour seulement la deuxième fois de son existence (le PLD avait perdu les élections en 1993 aux mains d’une coalition de partis politiques, même s’il demeurait le plus grand parti). Il y a plusieurs dizaines de partis politiques qui ont été créés depuis les années 1990. Très souvent quelques partis fusionnent dans l’espoir de prendre le pouvoir, mais au risque d’accentuer les conflits idéologiques internes. Ce fut le cas de la coalition de 1993, puis du PDJ dans lequel on retrouvait à la fois des anciens du PLD, comme Ozawa, très à droite, et des anciens du défunt Parti socialiste du Japon (PSJ), comme Kan.
Interventions économiques : C’est intéressant ce que vous dites. Habituellement dans les grandes démocraties on peut voir des divergences politiques et idéologiques assez marquées, mais dans le Japon de l’après-guerre froide il est difficile de retrouver ces divergences, alors que l’opposition entre le PLD et le PSJ, entre 1955 et 1994, était justement très polarisée.
Bernard Bernier : Le PLD est vraiment passé à droite depuis les années 1990. Il y avait autrefois un plus grand éventail de positions idéologiques à l’intérieur du PLD, avec des politiciens en faveur de politiques sociales à connotation sociale-démocrate. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’est vraiment un parti ancré dans l’ultranationalisme, mais heureusement il n’y a pas de personnages avec des comportements extrémistes de la trempe de Donald Trump. La culture japonaise ne favorise pas non plus ces personnalités arrogantes, même si les positions défendues par certains politiciens japonais sont extrémistes sur le fond. Les partis d’opposition sont aussi passés à droite, sauf pour le Parti communiste du Japon.
Interventions économiques : Revenons sur les récents scandales entourant le financement illégal des factions au sein du PLD. Dans des années 1970 jusqu’au début des années 1990, plusieurs scandales ont touché le Japon. C’étaient des cas de corruption de grande envergure. Est-ce que nous sommes dans la même situation aujourd’hui ou parlons-nous de quelques individus ou groupes et pas vraiment d’un retour à une corruption structurelle comme c’était le cas il y a quelques décennies ?
Bernard Bernier : À l’époque, dans les années 1970 à 1990, il y avait au sein du PLD, mais également dans une certaine mesure au sein de l’opposition, des structures relativement bien institutionnalisées de pratiques malhonnêtes, avec au centre des politiciens très puissants comme Kanemaru Shin ou Takeshita Noboru et qui marchaient dans les traces de Tanaka Kakuei, un premier ministre qui a été condamné pour corruption dans l’affaire Lockheed des années 1970. Et de plus, le crime organisé n’était jamais très loin, du moins de certains politiciens comme Kanemaru. Mais depuis, le crime organisé a été grandement affaibli, ses liens avec le monde politique ont été coupés et la grande majorité de politiciens de cette époque n’est plus là.
Il y a donc eu des changements profonds au sein du système politique, mais je pense que la population en a marre de ces scandales et la réaction de l’opinion publique le confirme. Certaines factions du PLD organisent des évènements qui sont en fait des campagnes de financement gardant pour elles les sommes récoltées au lieu de les remettre au parti. Ce n’est pas un scandale aussi important que dans les années 1980, mais ça demeure un financement illégal. Ce ne sont pas non plus des montants très gros en comparaison à certains scandales du passé comme celui de Recruit (un cas de délit d’initié) où des hauts dirigeants du PLD et du PSJ ont été impliqués et ont reçu des millions de dollars, mais ça demeure de la corruption. Il y a d’autres cas, comme celui du ministre de la Justice, Kawai Katsuyuki, qui a démissionné en 2019 parce que son épouse n’avait pas respecté la loi électorale lorsqu'elle faisait campagne pour un siège à la Chambre haute. Il y a encore des trucs un peu louches, très mal perçus d’ailleurs par l’opinion publique, mais ça demeure des cas individuels. La population est beaucoup moins tolérante aujourd’hui. Le financement illégal, dominé par la faction Abe, a permis d’ailleurs à Kishida de l’écarter du pouvoir, mais temporairement. La faction va revenir, c’est certain ; elle est trop grosse pour disparaître. Il faut se rappeler que Takeshita Noboru, profondément impliqué dans le scandale Recruit, est tout de même devenu premier ministre de 1987 à 1989.
Interventions économiques : Ce scandale entourant le financement des factions du PLD va-t-il favoriser une centralisation du parti ? La réforme des règles de financement a par le passé renforcé la centralisation du parti au détriment des factions, à un point tel que certains observateurs de la politique nipponne ignorent aujourd’hui les factions, par exemple, lorsqu’il s’agit d’analyser la composition ministérielle du cabinet.
Bernard Bernier : Les factions sont encore très présentes. Ce scandale pourrait cependant donner l’occasion à Kishida de les encadrer plus étroitement, voire de les affaiblir, si ne n’est que pour renforcer sa propre influence, car sa faction est relativement petite et que plusieurs députés du PLD ne voient plus autant d’intérêt à devenir membre d’une faction. Je ne sais pas ce qu’il va faire, mais je doute qu’il aura l’appui de la Diète pour resserrer encore une fois les règles en matière de financement.
Si c’est le cas, le pouvoir du premier ministre Kishida en sortirait renforcé dans une certaine mesure, car le pouvoir est là (quand les gens veulent bien le prendre), pour les politiciens qui ont la carrure pour le saisir. D’ailleurs, il y a eu des premiers ministres très puissants dans le passé (peu nombreux certes), comme Nakasone Yasuhiro ou Yoshida Shigeru, à l’intérieur des limites strictes imposées à leur autorité après la guerre. Déjà Kishida fait des choses ! Il porte fermement les politiques qui lui apparaissent importantes. Dans une certaine mesure le jeu des factions n’est plus un grand obstacle. Je pense qu’il perdrait rapidement le pouvoir s’il était passif comme d’autres PM l’ont été avant lui.
Interventions économiques : Traditionnellement, le premier ministre au Japon était un personnage qui avait comme première responsabilité de maintenir l’unité du parti face aux rivalités des factions. Aujourd’hui, comme vous venez de l’expliquer avec Kishida ou Abe, il joue un rôle semblable aux premiers ministres dans les autres démocraties parlementaires. Les affaires internationales sont-elles devenues une priorité pour le premier ministre japonais ?
Bernard Bernier : Oui, exactement. Et aujourd’hui c'est à l’avantage de Kishida qui a été ministre des Affaires étrangères pendant environ cinq ans. Il utilise d’ailleurs maintenant la politique étrangère pour essayer de se maintenir au pouvoir, en allant chercher des gains pour le Japon à l’étranger, par exemple les alliances qu’il tisse avec les autres puissances de l’Indopacifique comme l’Australie ou le Vietnam. Il se construit une réputation de chef d’État. Il est probablement plus populaire à l’étranger qu’au Japon.
C’était un peu la même chose pour Abe Shinzo. Il était très populaire à l’étranger, mais je pense que les étrangers ne connaissaient pas nécessairement ses préférences idéologiques ni celles en matière de politiques publiques. On ne le percevait pas nécessairement comme quelqu’un de très nationaliste et de très à droite. Cette reconnaissance internationale aurait été moins importante si on l’avait mieux connu. Cela a joué à sa faveur, sûrement, et à la faveur du Japon dans la mesure où cette reconnaissance internationale associée à sa longévité politique ont induit une stabilisation des relations du pays avec les autres grandes puissances, notamment les États-Unis à un moment où les relations sino-japonaises se crispaient. Lorsqu’il y a une rotation rapide des premiers ministres, comme ce fut le cas tout au long des années 1990 et 2000, (sauf pour le mandat de cinq ans de Koizumi Junichirô) il est plus difficile pour le Japon de se démarquer sur la scène internationale.
Interventions économiques : Abordons maintenant la situation économique du Japon. Le Japon a perdu une place dans le classement des grandes économies. Il se trouve maintenant au 4 e rang, mais il s’est fait dépasser non pas par une jeune puissance industrielle ascendante, mais par une autre vieille puissance industrielle, l’Allemagne, qui ne va pas nécessairement très bien. C’est lié à quoi ? À son déclin démographique ou à la faible croissance ? Mais avant tout, qu’en est-il aujourd’hui des Abenomics ?
Bernard Bernier : Quand Abe est revenu au pouvoir, il avait en tête des idées économiques bien précises qu’on a appelées les Abenomics. Sans revenir sur les détails de ce plan de relance de l’économie japonaise, on peut affirmer que ça a marché en bonne partie, plus ou moins disons, mais les Abenomics ont quand même permis au Japon de renouer avec la croissance, certes peu élevée, mais récurrente (sauf en 2014 et pendant la COVID). La croissance était au rendez-vous. Ce que les Abenomics n'ont pas réussi à faire, c'est de générer de l'inflation pour avoir une croissance plus forte et sortir le pays de la déflation. L’objectif de 2 % d’inflation n’a pas jamais été atteint pendant les mandats de Abe. On y est arrivé il y a moins d’un an, l’inflation atteignant 3 % pour redescendre ensuite, mais pour des raisons qui ne sont pas nécessairement associées aux Abenomics. La croissance de l’économie pour 2023 a été de 1,5 %, et pour 2024, on prévoit sensiblement la même chose. En général on pense que l’inflation pour 2024 devrait se stabiliser autour de 2 %. Mais avec le retour de l’inflation, la Banque centrale s’interroge sur la politique monétaire à suivre et sur les taux de change. Si on écoute les conférences du gouverneur de la Banque centrale, Ueda Kazuo, les choses ne sont pas claires. Il est toujours assez flou dans ses commentaires, mais tout dépend en définitive de la croissance. À cet égard, il a mis fin au taux d’intérêt négatif, mais ce taux demeure très près du 0,0 %.
Le Japon n’est pas dans une situation économique excellente d’autant qu’on prévoit une hausse majeure des dépenses d’armement par le gouvernement Kishida, mais sans indiquer clairement comment on va financer ces nouvelles dépenses. C’est la même chose pour les nouveaux programmes pour relancer la natalité qui exigent des subventions importantes, notamment pour le programme de garderie. De plus, comme on l’a vu pour le tremblement de terre dans la péninsule de Noto du 1er janvier 2024, une catastrophe naturelle d’une telle ampleur peut ralentir fortement la croissance économique.
On peut également expliquer en partie le recul du Japon par la dévalorisation du yen au cours des deux dernières années. Le taux de change actuel par rapport au dollar américain accentue l’effet, alors que l’euro n’a pas perdu autant de valeur par rapport au dollar américain. Cela dit, je pense que l'Allemagne est effectivement en train de dépasser le Japon, indépendamment du taux de change. Mais, dans ce cas, je pense que c'est vraiment en raison d’une faible croissance économique.
Est-ce que le déclin démographique joue un rôle dans ce ralentissement ? Certainement, mais j'ai l'impression que ce rôle est moins important présentement. L’effet du déclin se fera beaucoup plus sentir dans le futur. Je m’explique : durant les difficiles années du Japon suivant l’explosion de la bulle financière en 1990, le pays avait un surplus de main-d’œuvre et un chômage non négligeable. Le Japon est revenu aujourd’hui dans une situation où la main-d’œuvre se raréfie. De plus, il y a des jeunes hommes qui refusent de rejoindre le marché de l’emploi, et ce à cause de ce qui s'est passé dans les années précédentes.
Il faut, en effet, mentionner qu’il y a eu pendant longtemps une espèce de contrat social : vous étudiez fort, vous allez dans une bonne université et on vous offre ensuite un bon emploi à vie, fort exigeant certes, mais avec la promesse d’une retraite bien méritée, voire d’un second emploi bien rémunéré, notamment pour les fonctionnaires. Dans les années 1990, on se retrouve soudainement dans un contexte économique difficile et les mises à pied sont massives sans compter l’imposition de retraites anticipées. Le Japon a donc vécu des vagues de licenciement comme jamais auparavant alors qu’on cessait d’embaucher les jeunes gens sortant de l’université. Le contrat social a été affaibli. Ils ont été nombreux à en tirer des conséquences radicales : on ne veut plus de ce contrat social. C'est peut-être aussi un peu comme ces raisins sont trop verts, c'est-à-dire, il n’y a pas d'emploi donc je n’en veux pas. Les effets se font sentir aujourd’hui. Une partie de la jeunesse n’est plus attirée pas ce mode de vie. D’autre part, il y a un volet de la population qui pourrait être employé de façon plus efficace, ce sont les femmes. Et évidemment, il y a le problème du faible taux de natalité. Lorsque Kishida a lancé la création de places en garderie, il a voulu permettre aux femmes de travailler d’autant qu’elles sont très bien formées. Elles représentent plus de la moitié des étudiants universitaires. D’ailleurs, le taux d'activité des femmes âgées entre 15 et 65 ans est plus élevé au Japon qu'aux États-Unis. Mais la moitié de ces femmes travaillent à temps partiel alors qu’aux États-Unis c’est le cas pour environ 25 % d’entre elles. C’est une différence majeure et un facteur important à prendre en considération, car il y a plus de femmes que d’hommes.
Interventions économiques : La taille de la dette nationale brute du Japon atteint des proportions considérables, soit plus de 266 % du PIB en 2023. Les taux d’intérêt ont augmenté partout dans le monde, sauf au Japon, amenant une forte dévaluation du yen par rapport au dollar américain. Il est difficile de croire que les États-Unis vont tolérer un yen aussi faible très longtemps. Si les taux d’intérêt au Japon augmentent, il y aura des effets négatifs sur le service de la dette. Quoiqu’il en soit, comment envisagez-vous la gestion de la dette nationale ?
Bernard Bernier : Ce n’est pas aujourd’hui que le Japon va commencer à se préoccuper de la dette nationale, d’autant qu’il y a des politiques sociales à mettre en place qui vont coûter cher au trésor public et qui ne doivent pas tarder. La dette est achetée en grande majorité par les Japonais, eux-mêmes, à la différence des États-Unis qui dépendent des marchés financiers étrangers pour financer leur déficit budgétaire. Il va falloir quand même travailler un jour ou l’autre à résorber la dette, mais de ce n’est pas pour demain. Le Japon n’est pas dans une situation comme celle de la Grèce qui a fait défaut sur une dette qui appartenait en grande partie à des créanciers étrangers.
Si jamais le gouvernement se décidait de jouer dur – c’est toujours possible – il y a en contrepartie une épargne nationale accumulée supérieure à la dette nationale. Pendant la pandémie de la COVID-19, les Japonais, comme ailleurs dans le monde, ont eux aussi haussé leur épargne. L’incertitude était grande et à la différence du Canada, les Japonais ont tendance à épargner plus dans un tel contexte d’autant que le filet social comporte des failles, comme on l’a vu avec l’assurance-chômage qui n’a pas pu assurer un revenu décent aux personnes qui ont perdu leur emploi entre les années 1995 et 2002. Avec le taux de croissance actuel, il est difficile de croire que le gouvernement pourra améliorer le filet social. Le pays pourrait tomber à tout moment en récession, alors que la Chine, son principal partenaire économique, est justement en récession, même si ce n’est pas officiellement reconnu. La politique très rigide de « zéro COVID » de Xi Jinping a laissé des traces !
Interventions économiques : Les Japonais sont réputés pour ne pas apprécier de payer des impôts ! Peut-on envisager que le gouvernement décide de hausser le taux de la TPS à 20 % voire 25 % pour améliorer sa base fiscale ? On sait que le service de la dette représente plus de 22 % du budget du gouvernement, c’est 4,5 fois le montant des dépenses en éducation !
Bernard Bernier : C’est une option qui serait tout à fait envisageable, d’autant que l’inflation demeure faible. Ici au Canada, hausser la taxe de vente serait très mal perçu compte tenu de la forte inflation. Mais Kishida ne le fera pas. L’opinion publique réagit toujours assez négativement à une hausse de la taxe de vente et Kishida n’a pas la popularité nécessaire pour le faire.
Interventions économiques : Dans ce contexte de faible croissance et de déclin démographique, une hausse de l’immigration est-elle envisagée ?
Bernard Bernier : C'est un gros problème et je pense que le Japon n’aura pas le choix de s’ouvrir à l’immigration un jour ou l’autre. La résistance est cependant très forte. En particulier du côté des nationalistes, ceux-là mêmes qui ont peur que la culture japonaise disparaisse. C'est vraiment une vieille peur japonaise. Elle date du début de la période d'Edo (la peur du colonialisme) et s’est renforcée au cours de la période de Meiji. Pendant la guerre, les généraux voulaient protéger le Japon jusqu’au dernier Japonais, mais s’il n’y a plus de Japonais, il n’y a plus de culture, il n’y a plus de pays.
Les Japonais devront un jour changer la perception qu’ils ont de l’immigration. Dans une certaine mesure, on est en train de le faire. Graduellement on accepte plus d'étrangers : des pays de l’Europe et de l’Amérique du Nord pour des postes permanents avec la possibilité d’accéder à la citoyenneté japonaise. On accepte aussi des Asiatiques bien formés. Enfin, on accepte beaucoup d’immigrants pour des emplois dont les Japonais ne veulent plus, comme prendre soin des personnes âgées vivant en résidence ou pour travailler dans la construction ou en usine. Ce sont souvent des emplois qui exigent peu de qualifications, avec des contrats de durée limitée, et c’est à peu près impossible pour ces immigrants d’acquérir le statut de résident permanent.
On semble aussi vouloir relancer les anciens programmes favorisant l’immigration de Brésiliens d’origine japonaise. Ces programmes n’ont pas été un grand succès dans le passé, il est difficile de croire que ça marchera mieux cette fois-ci. Ils ne parlent pas nécessairement très bien le Japonais, et souvent leurs ancêtres proviennent d’Okinawa, donc ils parlent un vieux japonais. La culture brésilienne qu’ils ont profondément intériorisée ne cadre pas toujours très bien avec la culture japonaise.
Interventions économiques : Dans un contexte où il y a un changement de mentalité à l’égard de l’immigration, peut-on envisager une hausse du nombre d’immigrants comme au Canada où l’on accueille maintenant près de 500 000 personnes par année ?
Bernard Bernier : Je pense que le Japon n’aura pas le choix, mais peu de monde envisage présentement une immigration d’une telle ampleur. Par contre, il y a quand même des correspondances culturelles assez fortes avec la Chine, le Vietnam ou la Corée, ce qui pourrait limiter les impacts culturels de l’immigration. Il y a d’ailleurs beaucoup de Chinois qui sont prêts à aller au Japon. Mais dernièrement, on a préféré se tourner vers le Vietnam plutôt que vers la Chine. Les illégaux proviennent cependant en grande majorité de la Chine. L’immigration chinoise poserait moins de problèmes que des gens de l’Inde, du Bangladesh ou de l’Afrique où les différences culturelles peuvent être quand même assez fortes. L’Occident est culturellement éloigné, mais les gens reçoivent une éducation similaire à celle des Japonais et ils s’adaptent relativement bien à la société nipponne. J’insiste, c’est vers la Chine que le Japon devrait se tourner, et peut-être le faire rapidement étant donné qu’il y a un taux de chômage élevé chez les jeunes et que ce pays commence son déclin démographique à l’image du Japon.
Interventions économiques : Qu’en est-il des relations du Japon avec la Chine ? Nous savons qu’il y a une volonté du gouvernement japonais de relocaliser certaines entreprises japonaises installées en Chine ailleurs en Asie, voire de les rapatrier au Japon. Un programme a d’ailleurs été mis sur pied pour financer ces relocalisations. Mais les tensions demeurent vives. La réaction épidermique de la Chine au déversement de l’eau contaminée de Fukushima, n’indique pas du tout un réchauffement des rapports sino-japonais, au contraire des relations entre le Japon et la Corée du Sud.
Bernard Bernier : Je pense qu'il va y avoir une distanciation croissante entre les deux pays, et elle a déjà commencé comme on peut justement le constater avec la relocalisation de certaines usines japonaises hors de la Chine. Présentement la politique internationale nuit aux échanges comme l’indique la guerre commerciale sino-américaine, mais la réalité est que le Japon dépend de nombreux produits, biens d’équipement et de ressources naturelles en provenance de la Chine, dont les terres rares. Il est évident que la Chine va elle aussi imposer des restrictions sur ses exportations comme elle le fait déjà avec les terres rares, ce qui peut poser problème pour le Japon, car la Chine fait des progrès technologiques rapides, plus rapides qu’au Japon, et est capable d’investir massivement pour atteindre ses objectifs de puissance économique dans des secteurs ciblés comme les semi-conducteurs ou les technologies « vertes ». Tokyo ne possède pas les mêmes ressources financières, par exemple pour subventionner l’industrie des semi-conducteurs, et d’ailleurs les dépenses additionnelles sont canalisées vers le domaine militaire, dont l’achat de nouveaux armements. Ce n’est pas pour rien que Tokyo a libéralisé le marché de l’armement pour vendre à l’étranger du matériel militaire ! Est-ce que cette distanciation va persister ? Il est difficile de le dire, mais il est assez évident que la politique extérieure de Xi Jinping nuit au Japon et aux relations de la Chine avec plusieurs pays dont le Vietnam.
Interventions économiques : Et la Corée du Nord ?
Bernard Bernier : Depuis l’échec des négociations pour résoudre le problème des personnes séquestrées par la Corée du Nord, la position du Japon est d’isoler ce pays. La Corée du Nord a un discours très belliqueux et ne se gêne pas pour affirmer qu’elle va détruire la Corée du Sud. Et elle détient maintenant l’armement nucléaire pour le faire ! Si Xi Jinping semble malgré tout tenir un discours rationnel, ce n’est pas du tout le cas pour Kim Jung-un. Mais cette menace nord-coréenne grandissante va peut-être avoir comme résultat de rapprocher militairement Tokyo et Séoul ! On ne peut pas envisager pour le moment une résolution mutuellement satisfaisante des enjeux historiques comme les femmes de réconfort ou les iles Dokdo/Takeshima, d’autant plus que ces enjeux historiques, notamment liés à la colonisation du Japon de la péninsule coréenne, sont régulièrement récupérés par des forces sociales ou politiques nationalistes et/ou antijaponaises de la Corée du Sud ; un phénomène qu’on retrouve en Chine également lorsqu’il s’agit des différends territoriaux et d’évènements historiques comme le massacre de Nankin. La Chine demeure un pays très nationaliste. Je me souviens d’un sondage mené auprès de jeunes hommes dans plusieurs pays du monde et dans lequel on posait la question suivante : si vous pays était attaqué, accepteriez-vous de rejoindre les rangs de l’armée ? Le pays où il y a eu le plus de réponses positives était la Chine, et là où il y en avait le moins, le Japon et l’Allemagne. Certes le sondage date de plusieurs années, mais je pense que ces résultats ne changeraient pas beaucoup dans le cas du Japon si on posait la même question aujourd’hui.
Interventions économiques : Merci encore une fois Professeur Bernier pour cette entrevue.