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L’écosystème socionumérique actuel est marqué par la prolifération des puissances du faux[1] qui atténuent considérablement notre capacité à détecter les manifestations de tromperie. Selon une perspective d’intermédialité, les objets visés par ce numéro se trouvent à la fois dans le domaine des « arts trompeurs », ces pratiques artistiques — historiques ou plus récentes — où interviennent des stratégies de tromperie, de simulation et d’illusion, et dans l’écosystème socionumérique contemporain, où se produisent des phénomènes de désinformation engendrés notamment par la reconfiguration des dynamiques de médiation. Les deux régimes suscitent des imaginaires sociaux[2] qu’il s’agit d’examiner en les mettant en relation pour mieux en exposer les rouages. C’est bien la mise en tension entre ces deux sphères, artistique et informationnelle, où se manifestent les mécanismes et les stratagèmes de la tromperie, allant de l’illusion au subterfuge, de la supercherie à la duperie, que ce numéro examine. Ainsi, il s’agit de croiser les champs artistiques et ceux de la communication et de l’information autour du concept de tromper dans ses multiples facettes pour en éclairer les ressorts et les dispositifs.

Ces phénomènes ne sont pas nouveaux. Ils découlent du très ancien art du mensonge, de la (dis)simulation ou de la tromperie (IACCARINO[3]) dont les manifestations sont multiples, tant dans les pratiques artistiques (arts vivants [théâtre, spectacle de magie], littérature, cinéma) que dans le milieu informationnel et socionumérique actuel, où ils ont pris des configurations inédites alors que se dessine un régime que l’on a qualifié de post-vérité où les faits et les opinions sont sinon indifférenciés, du moins mis sur un même pied et où les instances susceptibles de départager le vrai du faux se multiplient en s’opposant et se concurrençant les unes les autres (BOURASSA, ROUIBI, SCHERZINGER). Soulignons que dans cet espace intermédial aux multiples embranchements où se construisent les dynamiques de médiations, les médias ne se remplacent pas les uns les autres, mais se cumulent dans des effets d’interdépendance et d’amplification, alors que les frontières — entre les genres, entre les médiations — se brouillent.

Commençons par ces pratiques artistiques qui jouent depuis longtemps sur les multiples ressorts de l’illusion, qu’ils soient occultés ou affichés, afin de divertir, et que, avec quelques collègues, nous avons qualifiées d’« arts trompeurs[4] », empruntant l’expression à Charles Patin, un observateur attentif de la scène culturelle européenne du 17e siècle. Les circonstances qui l’ont mené à forger cette catégorie artistique valent d’être rapportées en ouverture de ce dossier.

Alors qu’il effectue un long voyage à travers l’Europe centrale, la Suisse et l’Angleterre, Charles Patin, « Docteur Médecin de la Faculté de Paris[5] » (1633–1693), s’arrête à Nuremberg où il assiste, pour la première fois de sa vie, à une séance de lanterne magique organisée par un moine capucin réformé du nom de Grundler[6]. Cette expérience, qui a sans doute lieu en 1671, a eu sur lui un effet durable. Elle a été précédée d’une rencontre entre le médecin et le moine au cours de laquelle ce dernier a tenté de convaincre son interlocuteur français du bien-fondé de la Réforme et des errements de l’Église catholique.

Patin revient sur cet épisode dans le récit qu’il fait de ce voyage dans un ouvrage paru trois ans plus tard sous le titre Relations historiques et curieuses de voyages, en Allemagne, Angleterre, Hollande, Bohême, Suisse, etc.[7]. Ce n’est pas tant la description de ce qu’il a vu alors qui nous a interpellés, malgré l’intérêt de ce témoignage rare et précoce pour l’histoire de la lanterne magique, mais la réflexion qu’il en a tirée.

Si Patin n’a pas été très sensible aux arguments religieux du moine, il ne cache pas son admiration pour ses prouesses en matière d’optique :

Pour se justifier auprès de moi de son changement par la comparaison du parti qu'il abandonne [le catholicisme] à celui qu'il embrasse [le protestantisme], il faudrait qu'il eût autant d'empire sur la raison qu'il en a sur les yeux, à qui il fait voir ce qu'il veut, et comme il le veut[8].

Considéré comme l’un des précurseurs de la fantasmagorie – qui consiste à faire paraître des fantômes en public –, Grundler aurait projeté, lors de cette séance, des scènes variées, allant de la représentation d’un mariage dans un village à des visions apocalyptiques où les « fantômes et les spectres véritables ne sentent pas plus l’autre monde[9] ». De la première, Patin confiera que la noce lui avait paru « d’une manière si naturelle qu[’il s’]imaginai[t] être de la fête[10] ». De l’autre, il dira :

[Grundler] remue les ombres comme il veut sans le secours des enfers.

[…] En un moment, je vis l’air rempli de toutes sortes d’oiseaux, à peu près comme on les peint à l’entour d’Orphée […]. L’horizon de ma vue fut ensuite occupé par un palais si superbe qu’il n'y a que l’imagination qui le pût produire […]. Les héros en étaient ces dieux que l’antiquité adorait[11].

Bien que le compte rendu de Patin reste assez imprécis et lacunaire, il en ressort un fort sentiment d’inquiétude à l’égard de ce que peut produire le nouveau média, non seulement sur les masses mais même sur des spectateurs et spectatrices avisés dont on pourrait attendre une réception plus critique : « Je sais des héros qui ont pâli à la vue de ces jeux et ces sophismes de magie[12]. » Si Patin a pu s’imaginer « être de la fête du village[13] » et si des personnes raisonnables et respectables ont pu être subjuguées par ces images factices, comment prévenir les abus auxquels pourraient mener ces artifices optiques dans une période particulièrement tourmentée où s’affrontent violemment, souvent de façon mortelle, deux interprétations radicalement opposées de l’application des Saintes Écritures ? Patin n’accuse pas Grundler de faire du prosélytisme avec ses lanternes magiques, mais il appelle à la prudence contre les ravages possibles de « cet art trompeur qui se joue de nos yeux, et qui avec la règle et le compas dérègle tous nos sens[14] ».

L’allusion à la règle et au compas renvoie spécifiquement aux instruments qu’utilisent les maîtres de l’optique à l’époque mais l’expression « art trompeur », comme Patin le suggère d’ailleurs, peut être facilement élargie à l’ensemble des pratiques artistiques qui, en fonction de leur médialité propre, créent l’illusion de la réalité (HAMUS-VALLÉE) ou rendent réel un monde imaginaire, ce qui correspond aux deux exemples qu’il mentionne. On dirait, pour reprendre le concept de transparence défini par Bolter et Grusin dans leur essai Remediation[15], que ces pratiques occultent la médiation elle-même, en cherchant à la rendre imperceptible aux usagers, créant ainsi un double effet de transparence (ne pas percevoir l’acte de médiation) et d’immédiateté[16] (avoir le sentiment d’être dans le même espace et le même temps que ce qui n’est, dans les faits, que représenté).

C’est donc autour de cette notion d’« art trompeur » que se sont regroupés, au début des années 2010, une cinquantaine de chercheurs et chercheuses pour examiner plus à fond, à partir d’une approche intermédiale, différentes pratiques assimilables à cette catégorie singulière proposée par Patin. Très actif jusqu’à l’éclatement de la pandémie de COVID-19, le groupe international de recherche « Les arts trompeurs / Deceptive Arts[17] » s’est ainsi intéressé à certains arts créateurs d’illusion et de simulation, dont le cinéma, le théâtre, le spectacle de magie moderne, la littérature et les arts visuels. Assez rapidement, il est apparu que le critère du « dérèglement » avancé par Patin n’avait pas de réelles vertus opératoires.

Patin, en prévenant des dangers que présentent certaines pratiques artistiques à l’encontre de la vérité, révèle, par son propre geste, les défis définitoires que pose celle-ci et les enjeux complexes que soulève son analyse. C’est cette complexité qu’ont tenté de mieux comprendre les chercheurs du groupe « Les arts trompeurs / Deceptive Arts » dans les différents chantiers qu’ils ont menés de 2010 à 2018, sur diverses pratiques artistiques et médiatiques. Il a découlé de cet exercice, comme on pouvait s’y attendre, davantage de questions que de réponses. Nous en reprenons quelques-unes se trouvant dans le présent dossier.

Le critère du « dérèglement » avancé par Patin n’a rien d’anecdotique, il ressortit à ce que les spécialistes actuels des études patrimoniales qualifient de « régime d’authenticité[18] ». Le dérèglement suppose en effet un monde antérieur « réglé », ce qui suggère l’existence d’une autorité reconnue par la collectivité qui définirait cette « règle » dont le fondement serait la vérité.

Par ailleurs, si Patin, comme bien d’autres, décrit l’effet qu’a sur lui une expérience médiatique inusitée, il n’explique pas comment cet effet se produit. Quels processus techniques, sensibles et cognitifs sont mobilisés, et de quelle façon, par les « artistes trompeurs » ?

Il apparaît aussi que, chez Patin comme chez de nombreux analystes des processus de médiation subséquents, la question de l’agentivité du public usager ne se pose pas, le public étant pensé comme une masse non seulement passive et manipulable mais souvent comme un ensemble stable, monolithique, inchangé à travers le temps. Ce n’est évidemment pas le cas. Ce que Arthur C. Clarke qualifiait de « moment magique[19] » dans l’évolution de toute innovation technologique correspond à un déficit temporaire de littératie du public usager que finissent par combler l’usage des dispositifs concernés et les apprentissages qu’ils entraînent. Cet aspect, qui touche au premier chef aux phénomènes de médiation, conduit vers d’autres questionnements relatifs, eux, aux liens entre tromperie et intentionnalité, qu’il s’agisse des intentions — ou de l’absence d’intention — de la personne qui « trompe » ou de la personne qui est « trompée ».

Ces diverses questions, qui sont déjà présentes dans le témoignage de Patin, montrent qu’il n’y a pas de définition simple de la tromperie. Les phénomènes où se joue l’art de tromper se situent souvent à la lisière du vrai et du faux ou encore dans les frictions entre le fictionnel et le réel, en mettant en cause les régimes d’authenticité par les stratégies du mensonge ou du subterfuge. Ces frictions incitent à examiner nos rapports à la fiction à travers l’enchevêtrement de ses mondes possibles et, par ricochet, nos rapports au réel[20]. Le concept de puissances du faux, sous-jacent ici, a été énoncé de façon visionnaire par Deleuze en 1985, dans son analyse séminale de l’image cinématographique (« image-temps[21] ») où il met en jeu notamment le rapport du réel et de l’imaginaire en opposant une narration dite véridique — c’est-à-dire qui prétend au vrai même dans la fiction — à une narration dans un régime qu’il appelle cristallin. Deleuze constate la difficulté de penser la vérité et sa mise en crise dans son rapport avec le temps, ce qui le conduit à poser la théorie des mondes possibles où le passé peut être vrai sans nécessairement être vrai, comme l’exemplifie Borges dans son « jardin aux sentiers qui bifurquent[22] ». Pour Deleuze, dans le régime cristallin, « la narration cesse d’être véridique, c’est-à-dire de prétendre au vrai, pour se faire essentiellement falsifiante[23] ». Ce n’est pas du tout « chacun sa vérité », une variabilité concernant le contenu. C’est une puissance du faux qui remplace et détourne la forme du vrai, parce qu’elle pose la simultanéité de présents compossibles. Dans son article sur le film Memento (2000), de Christopher Nolan, Juliette LEBLANC rend bien compte de cette dualité narrative, où la tromperie intervient entre le protagoniste et sa propre mémoire défaillante. Le récit met en scène les entrelacements entre vérité et illusion suggérés par Deleuze en mobilisant un temps non chronologique générateur de processus falsificateurs.

Dans le contexte du projet ARCANES[24], dont émane le présent numéro d’Intermédialités, le concept séminal de Deleuze se déplace et s’élargit à l’examen d’un ensemble de phénomènes intermédiaux qui mobilisent d’autres manières de penser les puissances du faux suivant différents contextes de médiation. Les stratégies de tromperie sont difficiles à percevoir et, plus encore, à analyser, parce qu’elles mettent en jeu des éléments de natures très différentes. À strictement parler, ce sont des processus de médiation jouant sur les croisements, les chevauchements et les hybridations, parfois transparents, parfois opaques, parfois les deux à la fois. On comprend donc l’intérêt que présente l’approche intermédiale pour les études sur la tromperie. C’est précisément ce qu’illustrent, plus loin dans ce dossier, Frédéric TABET et Thibault RIOULT dans leurs articles « La mécanique du faux à l’oeuvre dans le spectacle d’illusionnisme, l’art magique et sa réception spectatorielle » et « Et si la magie existait ? L’Illusionnisme fantastique comme dispositif intermédial (objet chargé, récit fantastique, effet magique) ».

Mais la logique intermédiale permet aussi de déduire de ce type d’analyse des modèles applicables à des pratiques médiatiques non artistiques, entre autres certaines pratiques qui relèvent de l’écosystème informationnel. C’est pourquoi, depuis les recherches initiales sur les arts trompeurs, a émergé de façon naturelle, en 2019, un nouveau collectif, le groupe de recherches international ARCANES, qui a élargi le contexte initial de la recherche autour de cette nouvelle hypothèse que nous évoquions en ouverture à cette introduction : les mécanismes et les facteurs techniques, psychologiques et sociaux qui, historiquement, font qu’on trompe, qu’on se trompe ou qu’on est trompé, intentionnellement ou non, dans les arts trompeurs, sont similaires à ceux qui sont à l’oeuvre dans l’écosystème informationnel et socionumérique contemporain, ce qui inclut la part qu’y tient l’intelligence artificielle. En effet, ces domaines mettent à l’oeuvre le libre jeu de l’imaginaire, ils mobilisent sa capacité de générer des possibles : l’un invente de façon heuristique de nouveaux rapports au monde à des fins (ré)créatives, l’autre décuple les puissances falsificatrices où se déploie une crise de la vérité dans un espace de désinformation, de mésinformation et de malinformation croissantes[25]. Entre les deux régimes où se jouent les rapports entre le vrai et le faux, ce sont essentiellement les contextes pragmatiques de médiation qui diffèrent pour déterminer le processus de tromperie en cause. À partir de cette hypothèse créant des ponts conceptuels entre deux sphères médiatiques, Renée BOURASSA analyse les dispositifs issus de l’apprentissage profond (deep learning) et des algorithmes génératifs de l’intelligence artificielle, soit les hypertrucages (deepfakes) ainsi que les agents conversationnels — ChatGPT — qu’elle met en relation intermédiale avec ses filiations historiques autour de la magicalité technique, où se sont exercées d’autres formes du tromper.

Si cette extension aux champs de l’informationnel et du socionumérique a donc marqué une étape décisive dans la réflexion des membres du groupe ARCANES, une nouvelle étape se dessine à présent qui implique un élargissement, historique cette fois, à des pratiques de médiation passées, autres qu’artistiques. L’article d’Immacolata IACCARINO intitulé « Anatomy as art of dis-deception: the moral anatomies of Allessandro Tommaso Arcudi and Ottavio Scarlattini », contenu dans le présent dossier, témoigne de cette évolution en associant, dans ce cas, chirurgie et quête de vérité au-delà des apparences — et de l’épiderme.

Fondements théoriques et philosophiques

La situation actuelle de l’espace médiatique contemporain suggère une rupture majeure qui a été l’un des déclencheurs de ce déploiement heuristique : le système reposant sur les « régimes d’authenticité » qui fournissait des repères partageables, tout en assurant l’évolution de ce qu’on considérait comme « vrai », n’est tout simplement plus opérant. Cet élargissement du projet initial portant sur les arts trompeurs mobilise la question du consentement — ou du non-consentement — dans les actes de tromperie, ainsi que de l'intentionnalité de leurs auteurs. C’est bien dans cette distinction essentielle que se situe la fragile frontière entre la tromperie dans les pratiques artistiques — généralement consentie —, qui reposent souvent sur des stratégies d’illusion pour le plaisir des spectateurs ou des lecteurs (TABET) et celle qui s’effectue dans l’espace social médiatisé de façon non consentie ou encore dans l’opacité, soit dans les coulisses de la médiation et de façon invisible aux acteurs sociaux. Ces cas de non-consentement à la tromperie dans l’espace informationnel apparaissent dans les phénomènes de propagande, par exemple, de désinformation ou de malinformation.

En effet, l'efficacité et l’abondance des stratégies de tromperie dans l’espace informationnel contemporain vont jusqu’à mettre nos démocraties à risque. Ces régimes d’authenticité́ surviennent dans une ère dite de « post-vérité » ou encore « post-factuelle », où s’opèrent des transformations des régimes de vérité, d’autorité et de légitimité à l’oeuvre dans les dynamiques de médiations contemporaines. Bien sûr, le terme de post-vérité lui-même est contestable, car il laisse supposer une rupture avec une époque où les régimes de vérité auraient été stables, limpides et prédominants. Depuis longtemps déjà, à commencer par les stoïciens — qui posaient la distinction entre la vérité et le vrai — jusqu’à Derrida, les interrogations sur le concept de vérité ont marqué la pensée occidentale.

Pour le sens commun, l’évidence du réel s’impose afin de garantir ce qui est considéré comme « vrai ». Dans son texte Dire le faux, mentir, falsifier, Umberto Eco proposait de recourir aux concepts cousins de vérité et mensonge pour enrichir et approfondir la réflexion. Associant le « vrai » à « ce qui est le cas dans le réel[26] », il montre que Ptolémée disait bien la vérité — ce qu’il croyait être vrai — quand il affirmait, démonstration scientifique à l’appui, que le Soleil tournait autour de la Terre. Mais il aurait menti si, pour gagner la confiance des disciples d’Aristarque, protagonistes d’une conception héliocentrique du monde, il avait affirmé la centralité du Soleil (à laquelle il ne croyait pas). Il aurait ainsi menti en disant ce qui est vrai, alors qu’il ne mentait pas en disant quelque chose de faux. En suivant Eco, la question du faux est un problème aléthique, soit une question en relation avec le concept de vérité, alors que le tromper met en jeu la question du mensonge et de la falsification, un problème d’ordre éthique. Dans son Trattato di semiotica generale, le sémioticien affirme que « nous devrions considérer comme signe tout ce qui peut être utilisé pour mentir [...] est signe tout ce qui peut être utilisé pour dire le faux ou, encore mieux, pour dire ce qui n’est pas le cas dans le monde réel[27] ».

Déjà avant Eco, Nietzsche avait problématisé la référence au vrai en dénonçant les illusions qui infléchissent nos visions du monde, pour en ébranler le fondement inébranlable dans le concept de vérité du sujet, mais sans toutefois remettre sa valeur en cause. Dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, Nietzsche affirmait ainsi que « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont[28] ». Pour Aurélien Barrau, la question de la vérité en science est abyssale[29]. Le physicien se demande s’il est pertinent ou même légitime de lui accorder une telle prépondérance, entre son importance primordiale pour fonder la pensée scientifique même, par l’exercice du doute, et les divers régimes de croyance qui la revendiquent[30]. Comme l’illustrait déjà la lecture de Patin, nos rapports à la vérité constituent une question complexe et fluctuante qui a traversé l’histoire de la philosophie et des sciences, en étant toujours problématisée et mise en cause tant dans l’établissement des méthodes scientifiques[31] que dans ses contestations relativistes[32] ou dans nos rapports aux diverses croyances.

La crise de la vérité, ou son autre déclinaison qui surgit du milieu sociotechnique actuel selon de nouvelles configurations, nous conduit donc à revisiter cette question fondamentale aux multiples facettes entrelacées et à problématiser les puissances du faux en fonction des faiblesses du vrai. Le problème est devenu particulièrement saillant dans notre espace contemporain en raison (1) de la complexification croissante de l’environnement médiatique et de l’hybridation accélérée des pratiques et technologies communicationnelles dans le contexte d’une croissance effrénée et exponentielle de l’information et du débordement qui en découle; (2) des défis inédits posés à nos capacités attentionnelles[33]; (3) de la transformation des schèmes d’autorité qui interviennent dans l’espace public actuel; et (4) du développement essoufflant de technologies toujours plus raffinées dans l’art de la simulation, notamment celles de l’apprentissage automatique (machine learning) et des algorithmes génératifs issus de l’intelligence artificielle (BOURASSA, SCHERZINGER), capables de manipuler les images, les discours et les données afin de tromper nos sens ou nos facultés cognitives[34], en démultipliant ainsi les puissances du faux.

Le concept de vérité est mis en cause par les tenants du constructivisme et du relativisme postmoderne et sa réaffirmation dans certaines voies des Nouveaux Matérialismes (SCHERZINGER), jusqu’aux abus du relativisme à tout crin des pensées de l’extrême droite politique, des théoriciens de la conspiration ou des négationnistes qui subvertissent la question du doute mobilisée par la pensée scientifique pour la détourner et se l’approprier au sein d’argumentaires trompeurs. S’ensuit une élégie des « faits alternatifs » ou une fragilisation de la notion même de « fait », alors que les valeurs de vérité propres à la science, elles-mêmes toujours mises en doute suivant la méthode scientifique, s’estompent dans l’espace social commun. Nul doute, donc, que la réflexion sur la tromperie se trouve compliquée par le relativisme postmoderne et ses suites. Si les collaborateurs et collaboratrices de ce dossier se montrent généralement critiques à l’égard d’un relativisme radical qui remettrait en question l’existence même du fait, ils n'adhèrent pas pour autant aux théories reconduisant à des formules duelles qui, à la manière de Ferraris, distingueraient entre « ontologies naturelles » et « ontologies sociales », les premières appartenant à l’ordre des choses (autre qu’humain), les secondes résultant de constructions logiques (humaines). La démarcation entre les deux est elle-même problématique comme le montre, dans les pages qui suivent, Martin SCHERZINGER dans son article « Physics and Metaphysics of Post-Truth (Or, Do Realia Deliver us from Artefacts of False Witness?) ».

C’est dans cet horizon théorique que se situe le TROMPER et que les auteurs et autrices de ce dossier discutent de façon critique selon diverses perspectives, en engageant le domaine des arts trompeurs autour de l’illusionnisme (TABET, RIOULT, LEBLANC, HAMUS-VALLÉE, BOURASSA) et de ses précurseurs intermédiaux (IACCARINO) tout comme celui de la propagande ou de la désinformation dans l’écosystème numérique (BOURASSA, ROUIBI, SCHERZINGER), pour interroger les régimes de vérité et d’authenticité. Les deux domaines d’investigation — (1) les arts trompeurs, (2) le monde informationnel et l’écosystéme socionumérique — problématisent la capacité d’imaginer le réel autrement que ce qu’il pourrait être, autrement dit, son espace de possibles où s’exercent les puissances fictionnelles. Si dans le cas des arts trompeurs, il s’agit de déployer ces puissances de façon créative et ludique dans toute leur force heuristique pour inventer des possibles, ces espaces de libre jeu et de libertés peuvent donner lieu à des falsifications trompeuses, venues déstabiliser l’espace commun.

Deux perspectives convergentes traversent le dossier en s’appuyant l’une sur l’autre : d’une part, les réflexions sur les enjeux théoriques que soulève l’acte de tromper, dans les différentes acceptions du terme et ses multiples manifestations, et, d’autre part, les études de cas mettant en relief l’un des phénomènes où intervient le « tromper », que ce soit dans les arts trompeurs, dans leurs filiations historiques ou dans le contexte hypermédiatique et sociopolitique actuel.

Présentation des textes

Cet ouvrage s’ouvre sur l’article « Puissances du faux, faiblesses du vrai : tromperie, stratégies d’illusion et intelligence artificielle », où Renée Bourassa se penche sur les puissances du faux issues des modèles algorithmiques, depuis les agents conversationnels (GP3, ChatGPT) jusqu’aux hypertrucages (deepfakes). Les médias génératifs désignent la manipulation et la modification de données à l'aide de procédés statistiques que l’intelligence artificielle automatise. Ces dispositifs récents multiplient les effets de falsification allant des stratégies d’illusion dans le contexte des arts trompeurs jusqu’à la tromperie dans l’écosystème socionumérique contemporain. Les cas à l’étude vont de la création d’une uchronie littéraire imaginant une version alternative de la Rome antique jusqu’à un simulacre de Dali au service de la médiation muséale. Ce dernier cas met en jeu la question de la résurrection numérique, laquelle ouvre une filière intermédiale dans le domaine des arts trompeurs autour du rapport de l’image à la mortalité. Sont examinés des exemples historiques, de la magicalité technique jusqu’aux cas récents de simulation algorithmique d’acteurs ou de recréation, au cinéma, de figures décédées. En suscitant des dispositifs originaux ou des imaginaires inédits, les technologies génératives sont légitimées dans le contexte de la création artistique ou de la médiation culturelle. Cependant, il est de plus en plus difficile de distinguer un document authentique d’un artifice. Les procédés algorithmiques peuvent également tromper de multiples façons afin de perturber l’environnement socionumérique autour du déclin de la vérité dans les dynamiques de médiation actuelles. Comment penser la complexité qui en résulte, tant dans les processus de médiation culturelle que dans les dérives potentielles qu’ils peuvent induire ? C’est la question que l’auteure examine.

Véritable règle de survie sociale et politique, la pratique de la dissimulation domine le Grand Siècle avec, comme image emblématique, le masque. À l’opposé, la dissection permet d’aller sous la surface des choses, là où résident la tromperie et les artifices, et donne accès à la réalité telle qu’elle est. C’est la question qu’examine Immacolata Iaccarino dans son article intitulé « Anatomy as art of dis-deception : the moral anatomies of Allessandro Tommaso Arcudi and Ottavio Scarlattini ». Elle y montre comment, du débat du 17e siècle sur la simulation et la dissimulation, émerge une vision moralisée de l'anatomie dont l’intériorité est dévoilée par la dissection, révélant autant les arcanes organiques que moraux de l'humain. L’autrice s’appuie sur l’oeuvre du dominicain Alessandro Tommaso, Arcudi Anatomia degl’Ipocriti (1699), qui défend cette conception de l'anatomie comme pharmakon susceptible d’éradiquer la « fièvre pestilentielle » de l'hypocrisie, qui est bien l'art de la simulation par excellence. À cette conception manichéenne, fondée sur la mascarade et la transparence, correspondent deux organes précis : la bouche et le coeur. La première est le repaire de la tromperie et de la fraude, le second n’est que vérité, voire sainteté. Iaccarino évoque ensuite l'atlas encyclopédique et anatomique illustré, L'huomo, e sue parti figurato e simbolico (1684), d'Ottavio Scarlattini, pour élargir le débat au corps et à l’âme.

Dans « La mécanique du faux à l’oeuvre dans le spectacle d’illusionnisme, l’art magique et sa réception spectatoriale », Frédéric Tabet souligne le caractère tout à fait paradoxal des puissances du faux dans l’art magique. La spécificité du spectacle magique tient, en effet, à la construction d’une tromperie qui est à la fois avouée et consentie. Le magique impose la présence du faux mais aussi l’impossibilité de le détecter, ce qui entraîne le public à s’interroger continuellement, mais sur des modes variés : du ludisme ou de l’émerveillement à l’authenticité de la représentation. L’article propose une exploration des différents aspects du spectacle magique — la virtuosité, la scientificité, la théâtralité — et leur effet sur le public. Ceci impose, évidemment, la prise en compte des régimes de croyance en vigueur lors des spectacles puisque ceux-ci évoluent. Mais un invariant demeure : notre capacité à détecter les manifestations de tromperie est toujours déjouée et les « ressorts de la tromperie résident en partie au seuil de ces formes et induisent une réception trompeuse par l’adhésion tacite à des pactes spectatoriels spécifiques[35] ». Ces pactes sont des composants fondamentaux de l’écriture magique.

Thibault Rioult propose d’examiner ce qu’il est convenu d’appeler l’illusionnisme fantastique en tant que dispositif intermédial dont les trois principaux fondements sont l’objet chargé, le récit fantastique et les effets magiques. Son article intitulé « Et si la magie existait ? L’illusionnisme fantastique comme dispositif intermédial (objet chargé / récit fantastique / effet magique) » explore le moment de transition entre la « magie bizarre » (bizarre magick) et l’illusionnisme fantastique. La première se déploie à la fin des années 1960, le second s’impose une trentaine d’années plus tard, principalement sous l’impulsion de l’artiste et illusionniste belge Christian Chelman. Ce moment précis correspond à l’ajout d’un élément décisif qui assure le pivot entre fait et fiction : l’objet chargé.

L’illusionnisme fantastique s’impose comme une pratique intermédiale fondée sur la narration mais intègre en les entremêlant différents médias. C’est cet entremêlement qui multiplie les possibilités de la « transfictionnalité », à partir desquelles sont produits un méta-effet, une illusion, celle de l’existence d’un monde magique et, a fortiori, d’éléments surnaturels (les vampires existent, les voyages dans le temps sont possibles, les prophéties se réalisent, etc.).

À la différence de la prestidigitation classique, qui repose sur la dissimulation, l’illusionnisme fantastique doit être compris comme une monstration extrême. En ce sens, elle procède par multiplication et saturation des faits, un peu à l’image de ce qu’on observe dans l’écosystème socionumérique. C’est davantage de là que de l’illusionnisme ou de la falsification que découlent les effets de réel.

Dans son article intitulé « An Inquiry of Self Deception: Memento, Truth Display and the Detective Genre », Juliette Leblanc rend compte d’une enquête sur la nature de la mémoire dans les récits de crime. Celle-ci y est examinée dans deux histoires de meurtre, celui qui est au coeur du film Memento de Christopher Nolan et celui autour duquel se déploie la nouvelle d'Edgar Allan Poe, The Tell-Tale Heart. Dans les deux cas, nous serions en présence d’une « mémoire trompeuse ». Adoptant une grille inspirée de Maurizio Ascari, Leblanc combine, dans son exploration, analyse littéraire avec approche intermédiale, philosophie (Nietzsche) et études sensorielles (Serematakis). Dans les deux oeuvres, les histoires sont inventées et les lecteurs et lectrices se trouvent ainsi dupés par le récit de narrateurs peu fiables. Mais il existe des différences notables. Dans le film de Nolan, le narrateur trompe et se trompe. Il a constamment besoin de reconstruire la réalité, ce qui a pour effet de dé/re/construire continuellement l’intrigue mais, aussi, de démontrer que tout récit est un souvenir construit.

La situation est différente dans The Tell-Tale Heart où le narrateur est trahi par ses sens. Convaincu que le coeur du décapité qui se trouve sous son plancher continue à battre et que ce battement est audible par tous, il ne peut se dérober à sa mémoire et faire taire ce son rythmé qui l’obsède. Il s’agit bien ici d’un cas de sens trompeur qui fait que la mémoire ne peut plus servir de fondement à la fabrication de la vérité.

Les retouches sur les visages des acteurs et actrices ne datent pas d’hier. Les nombreux portraits altérés du 19e siècle ou les diverses astuces de maquillage ou de lumière de l’âge d’or hollywoodien et les « beauty works numériques », qui se répandent à partir des années 2010, l’illustrent bien, participant de ce que Simondon qualifiait fort justement de « tromperie parfaite ». C’est ce que propose d’étudier Réjane Hamus-Vallée dans son article « Le trompe-l’oeil parfait ? Les beauty works numériques ou la perfection de l’imperfection ». Techniquement, les retouches corporelles peuvent assurer à présent un rajeunissement (de-aging) sans faille, grâce en particulier aux avancées du deep learning depuis 2017. Mais, esthétiquement, le beauty work repose sur un équilibre délicat puisque le rajeunissement doit paraître naturel au grand public. En d’autres termes, le résultat de la retouche doit être très visible mais la retouche elle-même doit demeurer imperceptible. Modifier le visage des acteurs et actrices est un fort tabou mais en même temps un enjeu technique complexe, surtout dans la perspective de tournage de gros plans. En 1972, Christian Metz affirmait que les trucages étaient toujours de l’ordre de la « machination avouée[36] », au contraire, le beauty work est une machination systématiquement inavouée. Il s’agit d’un « trompe-l’oeil absolu » dans la mesure où, à la différence du trompe-l’oeil pictural classique, l’oeil n’est jamais détrompé.

L’article « Tromper au nom de Dieu. L’infox à l’ère de la propagande djihadiste » explore les mécanismes de l’une des grandes entreprises propagandistes du 21e siècle. Rima Rouibi y examine la propagande djihadiste et le phénomène de radicalisation qu’elle induit et dont elle est, en même temps, le produit. Il s’agit, pour elle, d’une forme de tromperie particulièrement critique dans l’écosystème socionumérique (la sphère géopolitique) contemporain. L’autrice s’appuie sur la définition que Dorna donne de la propagande, « un ensemble de desseins idéologiques et techniques dont le but est de réaliser une stratégie de conquête de pouvoir, d’emprise sur le public, de cohésion des participants et de maîtrise des adversaires jusqu’à les réduire au silence et à l’impuissance[37] ». Dans un contexte général d’infobésité, facilitée, la propagande prend une ampleur inédite et tout concorde à en multiplier les effets, de l’addiction au numérique à la radicalisation du spectacle (telle que l’a décrite Lipovetsky). L’autrice examine l’évolution de la propagande djihadiste, en tant que vecteur de radicalisation, et sa capacité à migrer d’un média à l’autre, de l’époque du VHS à celle du djihadisme reloaded. Elle en conclut que la technologie n’est jamais neutre. L’article analyse quelques vidéos produites par Daech entre 2014 et 2017, qui exploitent la décontextualisation des versets coraniques comme moyen de tromperie. Il se termine par une hypothèse : allons-nous vers une ère d’infoxionabilité qu’on pourrait caractériser par la capacité de l’humain à subir l’infox et à l’accepter comme unique évidence ?

Dans son article intitulé « Physics and Metaphysics of Post-Truth (Or, Do Realia Deliver us from Artefacts of False Witness?) », Martin Scherzinger discute les propositions philosophiques du Nouveau Réalisme qui se voudraient un antidote aux théories du postmodernisme. Les penseurs du Nouveau Réalisme, Graham Harman et Maurizio Ferraris en tête, soutiennent de manière plausible que, au cours du 20e siècle, le lien qu’a établi le postmodernisme entre savoir, intérêt et pouvoir est devenu si synthétique et omniprésent qu’on ne pouvait y échapper que par le recours au doute, à la négation ou au scepticisme. C’est ce qui explique, selon ces penseurs, que la déconstruction est devenue l'alliée paradoxale et objective des formes contemporaines de désinformation et de fondamentalisme.

Pour les « nouveaux réalistes », l’idée voulant que la réalité soit socialement construite (les faits sont chargés de théorie) et que la solidarité l'emporte sur l'objectivité (l'affect remplace la science) est aussi caractéristique des formes contemporaines de désinformation et, donc, y participe ou, du moins, la facilite. Les « nouveaux réalistes » en viennent ainsi à proposer des antidotes aux tendances à la désobjectivation du postmodernisme, il s’agit des realia, c’est-à-dire des objets et des réalités non réductibles aux interprétations sociales (et donc non manipulables par celles-ci).

C’est donc à un vaste chantier réflexif qu’invite cet article, sur la valeur philosophique du refoulement des « nouveaux réalistes » contre les écrits théoriques du postmodernisme. Mais l’article rappelle aussi que cette « correction politique », promise par le Nouveau Réalisme, s’applique principalement davantage aux ontologies naturelles (non modifiables) qu’aux ontologies sociales, qui relèvent de la documentalité et présentent des enjeux particulièrement complexes.