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La chanson brésilienne

Dans un pays où le niveau de scolarisation a toujours été bas et où l’analphabétisme fonctionnel est d’environ 29 pourcent de la population[1], il n’est pas surprenant que les manifestations culturelles dérivées de traditions non lettrées (le carnaval, les fêtes religieuses, la tradition orale), de même que les produits culturels transmis par les médias de masse (feuilletons télévisés, sports), soient devenus prépondérants dans le système culturel. On assiste également à l’essor du réseau médiatico-politique du pentecôtisme religieux qui contrôle actuellement une importante chaîne de télévision, qui domine une bonne partie de l’audience radiophonique[2], et qui occupe le tiers du Parlement, tout en imposant un programme politique d’extrême droite. Dans ce contexte, la chanson populaire brésilienne (connue vulgairement comme samba) a toujours occupé une place très importante. Il n’est donc pas étrange ainsi qu’on ait publié au Brésil un livre sur le 20e siècle sous le titre Le siècle de la chanson[3]. Le fait que l’auteur de ce livre puisse mener simultanément la carrière de professeur de linguistique à l’Université de São Paulo et celle de chansonnier[4] réputé montre à quel point la chanson pénètre toutes les sphères de la vie culturelle brésilienne[5].

C’est dans ce contexte que Caetano Veloso et Chico Buarque sont devenus des protagonistes de la vie culturelle du pays depuis la fin des années 1960. Entrepris pendant la période la plus sombre et violente de la dictature militaire de 1964–1985, leurs oeuvres et leur activisme médiatique ont joué un rôle important dans la résistance culturelle au régime fasciste[6] des militaires, tout en croisant les genres et les médias, comme l’a fait jadis dans le contexte francophone Boris Vian : Caetano est à la fois poète, compositeur, chanteur et interprète, avec des incursions dans le cinéma et l’écriture littéraire; Chico Buarque, en plus d’être une grande vedette de la chanson, s’est investi avec la même force créative dans l’écriture théâtrale et du roman et a produit des chefs-d’oeuvre dans tous ces domaines.

Or, une « lecture » des oeuvres de Chico et de Caetano comme formes de résistance, telle que nous la proposons ici, suppose non seulement une approche littéraire, esthétique ou sociologique, mais aussi et avant tout intermédiale. D’abord parce que la chanson est en elle-même un art syncrétique mêlant musique et poésie mais également un fait médiatique impliquant les technologies de l’enregistrement et de la diffusion[7]. Ensuite, parce que dans le cas de Caetano et de Chico, le foisonnement créatif dans plusieurs arts et médias aussi bien que leurs incursions dans la vie politique imposent une désobéissance disciplinaire, c’est-à-dire une méthode qui soit suffisamment fluide et pointue pour briser les barrages méthodologiques des disciplines scientifiques[8]. On peut donc envisager Caetano en tant que performer, poète et musicien, mais aussi en tant qu’esthète et critique culturel engagé dans les grandes avant-gardes modernistes brésiliennes (de l’Anthropophagie[9] d’Oswald de Andrade au Concrétisme des frères Campos). De même, on ne peut pas analyser le théâtre, la chanson et le roman de Chico Buarque, sans une méthode suffisamment souple pour saisir le sujet sur le vif, l’empêchant de se fragmenter. Une telle méthode répond aux critères de l’intermédialité, au moins telle qu’elle a été développée au Brésil en 2006, pour étudier les rapports entre cinéma et littérature, mais aussi pour l’analyse de la chanson[10].

Chico Buarque lui-même était déjà une icône dans le domaine de la chanson francophone dans les années 1970, grâce à une version française de « À flor da pele », par Claude Nougaro (« Tu verras »), qui transformait en sentimentalisme mièvre la teneur politique et métaphysique de la chanson originale de Chico Buarque. De la même façon, « Essa moça tá diferente[11] » entra dans le « Top 10 de la Chanson » après avoir été utilisée dans une publicité de la « Schweppes Dry Lemon », en 1990[12]. Il s’agissait d’une publicité racoleuse qui non seulement exploitait l’exotisme du Brésil, mais contribuait aussi à renforcer l’image de Rio de Janeiro en tant que paradis du tourisme sexuel. Parmi les millions d’auditeurs francophones qui bercent leurs fêtes au son de « Essa moça tá diferente », fort peu savent qu’il s’agit en réalité d’une « chanson critique[13] ». En effet, lors de sa création en 1970, la recrudescence du régime militaire, d’un côté, mettait en scène les conflits critiques entre le tropicalisme et la tradition de la samba[14], et de l’autre, pinçait de manière douloureuse les fesses de la classe moyenne adhérant à la devise du « pra frente, Brasil » [en avant Brésil !]. Cette devise stimulait la proposition soi-disant modernisatrice des militaires, en occultant la sanguinolente perversité pratiquée dans les soutes :

Essa moça tá diferente

Já não me conhece mais

Está pra lá de pra frente

Está me passando pra trás

Essa moça tá decidida

A se supermodernizar

Cette fille-là a changé

Elle ne me reconnaît plus

Elle est trop en avant

Elle me dépasse, adieu

Cette fille est décidée

À se supermoderniser[15]

En effet, dans le cas des deux « remédiations » de la chanson de Chico Buarque dans le contexte francophone, on peut considérer le concept de « régression auditive », proposé par Theodor W. Adorno. D’après Adorno[16], la chanson populaire diffusée en disques ou à la radio dans un format standardisé acquiert le même caractère de fétiche de n’importe quelle marchandise sur le marché capitaliste. Cela étant, argumente Adorno, la programmation musicale mène à une écoute tout aussi standardisée, qui rend les auditeurs imbéciles et atomise les formes d’attention sérieuse et convaincue, que seules les grandes oeuvres musicales exigent en éloignant les consommateurs de l’accès à la sphère de l’authenticité, ce qui les prive également de la liberté de choisir le non-identique, le non-standardisé par l’industrie culturelle dans la société de consommation, en contribuant de ce fait à l’impossibilité de l’émancipation politique et au maintien du statu quo.

Mais dès les années 1980, la critique culturelle brésilienne revoyait les critères d’Adorno, vu qu’il semblait qu’ici, dans cette condition périphérique et postcoloniale, la tradition populaire s’était infiltrée dans l’industrie culturelle de manière inusitée, d’après les modèles européens. En évoquant un célèbre conte de J. G. Rosa[17] dans lequel on raconte l’histoire d’un message qui semble venir du fond de la terre, en passant de bouche à oreille jusqu’à ce qu’il parvienne à son destinataire final, lequel finit par échapper à un piège grâce à ce message, José Miguel Wisnik voyait, dans la chanson brésilienne « un réseau de messages[18] », capable de subvertir, par son caractère artisanal, aussi bien la standardisation de l’industrie culturelle que les lois de la censure des militaires qui prirent le pouvoir en 1964, avec l’appui des élites conservatrices. Cela étant, la chanson populaire brésilienne est traitée comme un phénomène culturel complexe, souvent incompris par la propre critique, pour les raisons suivantes :

a) bien qu’elle maintienne un cordon de liaison avec la culture populaire non lettrée, elle s’en défait pour entrer au marché ou dans la ville; b) bien qu’elle se laisse pénétrer par la poésie érudite, elle ne suit pas la logique évolutive de la culture littéraire ni ne s’affilie au filtrage; c) bien qu’elle se reproduise dans le contexte de l’industrie culturelle, elle ne se réduit pas aux règles de la standardisation[19].

Si l’on suit le raisonnement de Wisnik, il faut se rappeler que la samba naquit déjà empreinte du processus d’industrialisation, quand Donga enregistra Pelo telefone (1916)[20]. La « samba », telle que la nomme le chanteur dans l’introduction du disque de 78 tours enregistré par la Casa Edison do Brasil, c’est déjà ce que Benjamin définit comme l’« oeuvre d’art dans l’ère de sa reproductibilité technique[21] », mais en même temps elle semble apporter dans ses sillons des échos du candomblé — la religion afro-brésilienne —, elle s’échappait déjà de la coquille des gramophones comme un prototype de chanson critique, dans la mesure où elle se commentait elle-même en tant que genre, en révélant aussi ses connexions de la musique afro-brésilienne avec la vie moderne : le téléphone, le commissaire de police, le casino, tout s’intègre dans le rythme syncopé de la samba, qui « rend les jambes molles, mais qui fait jouir[22] ».

De l’autre côté, à partir de Noel Rosa, en passant par le génie de João Gilberto, le chansonnier brésilien sut extraire aussi bien de la littérature brésilienne que de la musique des éléments modernes qui rompaient avec la tendance à la standardisation. Dans le cas de João Gilberto, la création d’une nouvelle forme de structuration rythmique-mélodique — en accord avec l’architecture dépouillée de Niemeyer — eut un impact si fort sur la musique mondiale, qu’il peut seulement être comparé à l’impact provoqué par la rumba, par le be-bop et par le rock. Dans les chansons de Caetano Veloso et de Chico Buarque, la relation avec la littérature commence à atteindre un nouveau niveau, qui obligera cette dernière elle-même à revoir ou à repenser son champ d’autonomie. Elles sont une clé pour comprendre la mobilité poreuse de la culture brésilienne, qui est capable de concilier des rites archaïques (par exemple le candomblé) avec la « grande littérature », en créant des textes syncrétiques d’une grande densité sémantique. C’est ce que l’on voit, par exemple, dans une chanson, telle que « Livros[23] », de l’album Livro (1998) de Caetano Veloso : après une introduction orchestrale mélodieuse et classique, accompagnée d’un battement militaire de caisses, les sons sourds de l’école de samba bourdonnent, et les cordes commencent à vibrer en stacattos dissonants, qui annoncent l’entrée vocale :

Tropeçavas nos astros desastrada

Quase não tínhamos livros em casa

E a cidade não tinha livraria

Mas os livros que em nossa vida entraram

São como a radiação de um corpo negro

Apontando pra a expansão do Universo

Porque a frase, o conceito, o enredo, o verso

E, sem dúvida, sobretudo o verso

É o que pode lançar mundos no mundo [...].

Tu traversais les astres en désastre

On avait peu de livres chez nous

Dans un village sans libraires

Mais ceux qui sont entrés dans notre vie

Sont comme la radiation d’un corpus noir

Indiquant l’expansion de l’Univers

Vu que la phrase, le concept, l’intrigue, le vers

Sans doute, surtout le vers

C’est ce qui peut lancer des mondes dans le monde [...][24].

Comme cela se produit dans les textes de Caetano, la narration se construit sur une syntaxe baroque, en spirales et en volutes, et les syntagmes se superposent de façon discontinue, un processus, qui, dans une dimension amplifiée, construit le récit autobiographique de Verdade tropical (1997) : ici coexistent l’emploi de la citation (« tu pisavas nos astros distraída », c’est le début d’une chanson très célèbre d’Orestes Barbosa « Chão de estrelas »), le registre autobiographique (là, le « tu » est Maria Bethânia et la « ville » est Santo Amaro, à Bahia) et le texto essayiste-argumentatif, qui compare l’effet des livres à celui de la radiation dans l’univers en expansion. Comme si cela ne suffisait pas, avant de reprendre la strophe finale, Caetano insère une longue citation — qu’il lit lui-même en français, au son de tambours, d’agogôs et de guitares — de Le Rouge et le Noir, de Stendhal, dans laquelle nous voyons la célèbre scène de la grotte, au cours de laquelle Julien Sorel pense s’écrire un livre sur ses idées bonapartistes réprimées par la société, dans laquelle il vit, mais il finit par y renoncer en brûlant le manuscrit :

Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l’idée de se livrer au plaisir d’écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait […] Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici ? se dit-il; j’ai du pain, et je suis libre ! […] Au son de ce grand mot son âme s’exalta […] Mais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il y avait encore deux lieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brûla avec soin tout ce qu’il avait écrit.[25]

Il y a un autre niveau sémantique, qui est en jeu, dont nous traiterons. Celui des formes de résistance élaborées dans les chansons de Caetano et de Chico pendant le régime militaire (1964–1985), et qui se répercutèrent dans leurs oeuvres les plus récentes. Ce que nous voyons ici, c’est ce qu’une certaine critique de gauche[26] ne voulut pas voir dans le tropicalisme : un mode d’élaborer des formes de résistance à l’autoritarisme à partir du coeur de l’industrie culturelle. Contrairement au fait d ́être un simple produit fétichisé, la chanson tropicaliste, en tant que forme de résistance, défaisait la rigidité des contours qui limitent la haute culture et la culture populaire, en créant un moyen terme, capable de faire penser le corps et le faire danser en même temps, comme le dit la chanson « Odara », de Caetano : « Deixa eu dançar, pro meu corpo ficar odara / Minha cara, minha cuca ficar odara[27]. »

Bossa nova, tropicalisme et dictature militaire

Bien qu’il ait des racines dans les tendances abstractionnistes et minimalistes de l’art dans les années 1950, et de la confluence du pop art et de l’art conceptuel naissant au début des années 1960, le mouvement tropicaliste — tel qu’il se manifeste chez Caetano Veloso —, peut aussi être vu comme le dernier déploiement du modernisme de 1922[28]. C’est à partir de lui que commence à se manifester une « pensée tropicale », sous deux aspects : sous l’aspect « anthropophagique », défini par Oswald de Andrade[29], elle importe des modes de production et des processus esthétiques des avant-gardes européennes de même qu’elle valorise les racines amérindiennes. L’aspect, que je dénomme « autophagique » a à voir avec le mode tel que la culture « caipira » et « sertaneja », de même que les manifestations culturelles amérindiennes et afro-descendantes (lundu, les congadas, le boi-bumbá, etc.) sont réutilisées dans l’espace urbain. La musique brésilienne urbaine, qui en vient à passer par un processus industriel de production et de diffusion (maisons de disques, émissions radiophoniques), sera l’un des lieux de confluence de toutes ces tendances, qui seront amalgamées dans la synthèse culturelle qu’est la bossa nova. Il faut remarquer que le battement de João Gilberto synthétise, dans les cordes de la guitare et dans le mode d’insertion de la voix, l’école de samba et le baião[30]. Cette réduction syncrétique était contemporaine du constructivisme architectonique de Niemeyer[31], du cool jazz et des tendances minimalistes de l’art des années 1950.

À partir de la donnée bossanoviste — et de la relation avec les deux aspects du modernisme décrits ci-dessus —, Chico Buarque développera ses dictions en tant que chansonnier, tel que le définit Luiz Tatit : « la voix qui parle de la voix pendant qu’elle chante[32] », et qui articule une relation particulière entre la mélodie et les paroles à partir de ses expériences et de ses relations avec la tradition.

D’après Luiz Tatit, on a, chez Chico Buarque, une diction « profonde », capable de synthétiser des actions et des passions intenses dans de petits cadres narratifs et dramatiques, qui assument divers points de vue ou perspectives : l’observateur distancié qui juge et / ou sanctionne des comportements étrangers (Quem te viu, quem te vê) ou le protagoniste capable de parler avec la voix de personnages, y compris de personnages féminins (Meu Guri, Olhos nos olhos). « Chico conçoit la passion comme un état condensateur de narratives », observe Luiz Tatit, « c’est pourquoi sa chanson semble toujours être revêtue de diverses couches de sens qui confèrent une profondeur tridimensionnelle à la ligne mélodique[33] » —, ce qui, d’après Tatit, le rapproche de la dramaturgie. Comme nous le verrons également, cette oscillation entre le narratif et le dramatique, ponctuée par la profondeur passionnelle et par l’adoption de plusieurs voix ou perspectives (l’ouvrier abasourdi, la femme trahie, le filou, le gamin, la ballerine, l’actrice), rendra possible également l’écriture du roman, comme si celui-ci était une conséquence déjà prévue dans son impulsion créatrice originale (dans sa « diction »). Mais ces mêmes éléments le mèneront à prendre position de façon plus directe et frontale par rapport aux évènements politiques de la dictature militaire et de ses conséquences contemporaines. D’où la visibilité et la transparence de son « engagement ».

En revanche, chez Caetano Veloso, Tatit observe une double diction, contradictoire, comme l’oeuvre et la personne de Caetano le furent toujours, et que la chanson « O quereres [34]» exprime si bien. D’un côté, un mouvement d’absorption de toutes les dictions possibles, et non seulement des nationales : des Beatles, de Bola de Nieve, de Vicente Celestino à João Gilberto, rien n’échappe à l’éclectisme créateur de Caetano. Tatit nomme ce mouvement « dysphorie de la cristallisation »[35], décrivant l’aspect caméléonien de l’oeuvre de Caetano et de sa personne publique, célèbre au Brésil pour son engagement dans des diatribes politiques et culturelles. De l’autre côté, Tatit observe aussi chez Caetano une « euphorie de la singularité »[36]. Elle se manifeste à partir de ce que Tatit dénomme appelle « iconisation », c’est-à-dire comme la une tendance à traduire les expériences vécues en termes d’images sensorielles, qui peuvent être visuelles, tactiles et gustatives, ou des synesthésies, comme, par exemple, la chanson « Você é linda »[37] :

Fonte de mel

nos olhos de gueixa

Kabuki, máscara

Choque entre o azul

E o cacho de acácias

Luz das acácias

Você é mãe do sol

Source de miel

Tes yeux d’une geisha

Kabuki, masque

Un choc d’azur

Et grappes d’acacia

Lumière d’acacia

T’es la mère du soleil

L’iconisation chez Caetano peut encore se développer en images juxtaposées (Lua de São Jorge, Força Estranha, Tropicália) ou confluer vers la construction d’un personnage (Leãozinho, Um Índio, Tigresa), ou bien elle peut avoir une incidence sur des éléments expressifs (l’allitération du « i » dans Cajuína, les répétitions de mots monosyllabiques dans Eu sou Neguinha ?). En partant de cela, nous pouvons dire que c’est là justement le processus d’iconisation, celui qui rapproche le plus la diction de Caetano du discours lyrique, c’est-à-dire de ce que nous entendons par poésie. La présence simultanée de ces éléments, c’est-à-dire de l’aspect mutant de son style et de l’iconicité répond également à la forme singulière avec laquelle Caetano prend position face aux atrocités du fascisme. Derrière la délicatesse du plumage du paon de ses poèmes chantés, on entrevoit toujours le regard féroce du lion. Un lion caméléonien.

Formes de résistance

L’ascension du gouvernement Jair Bolsonaro après les élections de 2018 prouve la thèse de Marx selon laquelle l’histoire ne se répète que deux fois[38], en tant que tragédie et en tant que farce. Ce que Marx n’avait pas prévu, c’est que les deux choses peuvent se produire simultanément, et c’est ce qui se produisit au Brésil.

Chico Buarque aussi bien que Caetano Veloso furent impliqués directement dans l’ascension de l’extrême droite dans le Brésil de Bolsonaro. Caetano fut l’objet d’un bullying virtuel de l’extrême droite, et Chico Buarque, après avoir été agressé par de riches passants, fut encore boycotté officiellement par le gouvernement Bolsonaro au moment du décernement du prix Camões. Les deux formes de violence rappellent la façon dont les mêmes artistes furent traités en 1968, après l’Ato Institucional n° 5 (AI–5)[39] — Acte institutionnel n° 5, qui inaugura officiellement la phase de terreur de la dictature militaire. En 1968, avant l’AI–5, Chico Buarque vit sa pièce Roda Viva (1968) subir une attaque de la part d ́intégrants d’un groupe extrémiste de droite, avec l’appui des militaires, et immédiatement après l’AI–5, il fut obligé de s’exiler en Italie, et un grand nombre de ses chansons furent censurées par le régime (telle que « Partido alto », en 1972). En novembre 1968, Caetano fut arrêté sans jugement et sans accusation formelle et il passa trois mois à subir différentes formes de torture psychologique, qu’il relate dans le chapitre « Narciso em férias » « Narcisse en vacances » de Verdade Tropical, et maintenant dans le film documentaire[40] du même nom, qui est montré à Venise pendant que j’écris cet essai. Pourquoi Caetano et Chico incommodent-ils les militaires aussi bien que la bourgeoisie réactionnaire au Brésil ? Et pourquoi incommodent-ils encore ? Et comment, en même temps, leurs chansons continuèrent-elles à être jouées sur les radios et à se maintenir à l’apogée du succès dans leurs disques et dans leurs livres ? Pourquoi, encore de nos jours, leurs oeuvres se maintiennent-elles vivantes et pourquoi leurs noms engendrent-ils tant de polémique ? Je crois qu’ils occupent une position unique dans le scénario brésilien, et que ceci est dû aux formes de résistance qu’ils élaborent dans leurs oeuvres et dans leurs propres vies tout en tenant compte du grand développement de l’industrie culturelle depuis les années 1960[41].

Pour parler de formes de résistance, il faut avant tout préciser le sens que nous donnons à résistance. À première vue, le terme résistance semble être associé à la lutte politique contre des situations d’oppression (et le lecteur francophone pensera certainement à la résistance pendant l’Occupation), mais ce terme a un spectre sémantique aussi vaste qu’intéressant, auquel on peut penser. Voyons quelques définitions extraites et abrégées du Trésor de la Langue Française informatisé spécialement pour ce travail[42] :

I. – [À propos de qqch.] 

A. Tout phénomène physique qui s’oppose à une action ou à une force […]. « Force avec laquelle le bois s’oppose à la pénétration, à la séparation ou à la déformation de ses parties » [...] De résistance. Dont on ne vient pas à bout facilement. Plat de résistance. [...] Électricité. Opposition au passage du courant […]

II. − [À propos de l’animé]

A. − [Sur le plan physique] Qualité de ce qui résiste, caractère résistant (v. ce mot B). 1. [Résistance d’une personne] Énergie, bon état physique qui permet de supporter sans dommage grave des atteintes et des agressions diverses [...].

B. − [Sur le plan physique et moral] Action de résister à une agression, une contrainte, une oppression physique ou / et morale. 1. Défense, riposte par la force à un adversaire, à un ennemi qui a déclenché les hostilités. Résistance afghane, islamique, palestinienne [...] — [...] 2. Refus d’accepter, de subir les contraintes, violences et / ou vexations, jugées insupportables, qui sont exercées par une autorité contre une personne, les libertés individuelles ou collectives

− Absolument

♦ La résistance. Combat mené contre un envahisseur, un occupant indésirable[…]. ♦ Histoire (XIX es.) Parti de la Résistance. Au début de la monarchie de Juillet, parti des orléanistes conservateurs [...]. ♦ [...] Au cours de la Seconde Guerre mondiale, action clandestine menée en France et en Europe contre les armées allemandes d’occupation; le mouvement qui en découle. 

PSYCHANAL. Toutes les forces d’opposition du sujet aux efforts faits pour mettre à jour les complexes ou sentiments refoulés […].

Étymologie et Histoire […] Emprunté au b. lat. eccl. Resistentia « résistance » [...] dérivé du verbe resistere […].

En 1968, nous pouvons donc vérifier qu’il y des formes opposées et symétriques dans les oeuvres de Chico et de Caetano, en accord avec le mode de compréhension de la signification de résistance. Chez Chico Buarque, par exemple, nous vérifions que ses chansons surgissent en tant que force de la résistance (I. A) de la tradition de la samba (« Ela desatinou ») ou de la continuité de la bossa nova (« Retrato em branco e preto »), en s’opposant aux innovations matérielles et formelles qui avaient déjà été proposées par le groupe qui lança l’album anthologique Tropicália ou panis et circenses (1968) : utilisation de guitares et recours à la musique électro-acoustique combinés avec des orchestrations dissonantes et avec des instruments populaires (berimbau de la capoeira, triangle du baião); mélange de rythmes bien fondés (samba, baião, frevo) avec des rythmes provenant du monde pop (rock’n roll, blues) et latino-américain (rumba, tango). À la même époque, Chico Buarque lançait, en 1968, quelques chansons qui composaient la bande sonore de la pièce Morte e Vida Severina[43], telle « Funeral de um Lavrador », qui faisait allusion aux révoltes des paysans massacrés par les militaires, en se mettant dans une situation de résistance (II. A) au régime, et en s’alignant sur les guérillas de résistance (II. B1) qui se formaient et qui furent durement réprimées par les militaires, au moyen de tortures cruelles et d’assassinats avec des corps exposés (Epaminondas Gomes de Oliveira) ou occultés (Stuart Angel Jones).

Chez Caetano Veloso, et parmi les tropicalistes, cependant, les chemins de la résistance semblent prendre une direction inverse. D’un côté, il n’y a pas d’alignement direct sur le sens historico-politique de la résistance (II. B1), justement parce que Caetano Veloso et Gilberto Gil étaient vus par la gauche, en 1968, comme les défenseurs des valeurs capitalistes qui soutenaient le régime militaire[44]. Une chanson telle que « Baby[45] », avec la voix de Gal Costa, est bien plus qu’une apologie allégorique de la consommation capitaliste, comme les orthodoxes voulaient le croire. La force de résistance de cette chanson ne vient pas de ce que la chanson dit ou semble dire, dans sa liste d’images apparemment déconnectées, mais de ce qu’elle laisse entendre, au moyen de l’ironie, qui déconstruit l ́imbrication entre l’impératif-performatif de la publicité capitaliste (« Tu dois connaître / la piscine / la margarine / Carolina... ») et la voix de commandement typique du régime militaire (Brasil, ame-o ou deixe-o ! — Le Brésil, aime-le ou quitte-le !). Par conséquent, il s’agit ici d’une autre forme de résistance, qui opère bien plus dans la forme implicite que dans celle de l’explicite. Un peu comme les maquis. La chanson qui vient après « Baby » sur l’album Tropicália (1968), « Enquanto seu lobo não vem[46] », suit cette même ligne, mais crée une tension entre l’ironie des paroles — qui suggère une promenade dans un climat d’appréhension — dans la « forêt cachée » qu’il va faire « sous la boue / sous le lit », faisant allusion à ceux qui fuyaient la répression — et l’arrangement inusité, qui combine des clairons militaires avec des éléments afro-brésiliens, comme la percussion de l’agogô. Outre ces éléments, la citation de la chanson « Dora », de Dorival Caymmi et la référence à l’Escola de Samba Mangueira opèrent dans un double régime de résistance : elles situent l’auditeur dans la relation entre le tropicalisme et la tradition (une tradition baiano-carioca [de Bahia-de Rio de Janeiro]), tandis qu’elles subvertissent l’image du militaire romantique et cordial, alors que l’agneau se transforme en loup. Enfin, les allusions à Vargas et aux États-Unis (nous savons aujourd’hui combien les militaires comptèrent sur le soutien de la CIA[47]) font de cette chanson l’un des moments les plus forts de la résistance au régime militaire, bien qu’elle ne le dise aucunement explicitement.

Ce fut justement cette forme de faire entendre implicite plus que le dire explicite, comme dans le célèbre dicton (il reste donc « le dit par le non-dit »), qui mena aussi bien la gauche orthodoxe que les censeurs militaires à ne pas comprendre ce que le tropicalisme voulait dire en 1968. Quand on lit aujourd’hui le chapitre « Narciso em férias » — Narcisse en vacances —, de Verdade tropical, ce qui saute aux yeux, c’est justement le fait que les militaires eux-mêmes semblaient ne pas savoir pourquoi ils devaient arrêter Caetano. Finalement, rien de ce qu’il « disait » ne ressemblait à la position déclarée des opposants au régime (appelés génériquement « communistes »). Cependant, ce non-savoir cachait une méfiance, elle fut suffisante pour arrêter Caetano et Gil, et pratiquement réduire en poussière un mouvement très intéressant comme ce qui surgit autour de l’album Tropicália.

Après la prison et l’exil, les deux chansonniers adoptèrent des pratiques tantôt convergentes, tantôt divergentes, de résistance. Dans Construção (1971), l’album extrêmement important de Chico Buarque, le chansonnier en vient à adopter une ligne constructive et harmonique qui flirte avec quelques processus tropicalistes et avec Caetano lui-même, surtout dans la façon de travailler l’iconisation et l’ironie. Dans la chanson qui donne le titre à l’album (Construção[48]), Chico Buarque relate le quotidien d’un ouvrier de la construction civile, depuis le moment où il prend congé de sa femme jusqu’à l’accident au cours duquel il perd la vie. Dans la première partie de la chanson, écrite en alexandrins, les phrases suivent un ordre d’actions linéaire :

[...] Subiu a construção como se fosse máquina

Ergueu no patamar quatro paredes sólidas

Tijolo com tijolo num desenho mágico

Seus olhos embotados de cimento e lágrima [...].

[...] Il monta sur la construction comme une machine

Il bâtit sur le palier des murs solides

Une brique sur l’autre, un dessin magique

Ses yeux étaient émoussés de ciment et de larmes [...].

En revanche, dans le deuxième segment de la chanson, les mêmes phrases subissent un processus de permutation des éléments syntaxiques à la fin de la phrase :

[...] Subiu a construção como se fosse sólido

Ergueu no patamar quatro paredes mágicas

Tijolo com tijolo num desenho lógico

Seus olhos embotados de cimento e tráfego [...].

[...] Il monta sur la construction comme un solide

Il bâtit sur le palier des murs magiques

Une brique sur l’autre, un dessin logique

Ses yeux étaient émoussés de ciment et de larmes [...].

En même temps, la mélodie (dans un rythme de samba-canção) suit un modèle répétitif, qui réalise ce que Luiz Tatit dénomme thématisation de l’expression : l’absence de grands sauts intercalaires dans le champ des altitudes crée une texture mélodique répétitive et circulaire, qui semble imiter les actions décrites dans la narration. Ce caractère répétitif est maintenu, dans le champ harmonique, par le maintien du modèle itératif dans l’instrumentation de la samba (battement de la guitare, caisse et agogô). Cependant, parallèlement, l’arrangement de l’orchestre, de Rogério Duprat[49], insère une composante de dramatisation en relation avec la texture mélodique, avec des crescendos, des glissandi, des vibratos et des fortissimos, qui accentuent la coloration tendue et dramatique des permutations qui se produisent dans les paroles. Avec tous ces éléments, la construction est en train de se transformer en une déconstruction, et le dit engagé finit par révéler sa face de dit par le non-dit, de sorte que la chanson élabore une forme de résistance assez proche de celle que nous avons vue dans Tropicália. Il convient encore de rappeler que l’idée de construction était fondamentale pour le soi-disant « miracle économique » du régime militaire pendant la période de 1970–1980, quand on réalisa des oeuvres de grande envergure, telles que Itaipu, Transamazônica et Angra 1, qui voulaient créer l’image d’un Brésil dynamique et stable économiquement, mais qui cachaient le coût humain et l’endettement, ceci sans compter les catastrophes environnementales engendrées par ces oeuvres.

Dans les années 1970, après avoir plongé dans l’expérimentalisme de Araçá Azul (1973), qui est sans aucun doute l’un de ses chefs-d’oeuvre, Caetano Veloso s’éloigne de plus en plus du discours engagé dans les grands thèmes, et opte pour la biopolitique. Dans l’album Bicho (1976), Caetano investit dans deux lignes de résistance qui auraient des conséquences dans les années suivantes, et arrivent jusqu’à nos jours. La première est celle qui s’annonce dans la propre élaboration de l’album, qui incorpore dans ses harmonies des éléments rythmiques du pop nigérien (high-life, afro-funk et juju), mais qui effectue aussi une relecture de l’héritage yoruba au Brésil, et de la manière dont elle participe de la création d’une culture syncrétique, comme on l’entend dans « Odara », déjà mentionnée, et dans « Two Naira Fifty Kobo[50] », chanson qui reflète le passage de Gilberto Gil et de Caetano à Lagos, au Nigéria. D’après l’anecdote de Caetano, le titre se réfère au prix que le chauffeur nigérien demandait, dans la monnaie du pays, pour les commandes de Caetano et de Gil pendant le temps où ils se trouvaient à Lagos :

No meu coração da mata gritou Pelé, Pelé

Faz força com o pé na África

O certo é ser gente linda e dançar, dançar, dançar

O certo é fazendo música

A força vem dessa pedra que canta Itapuã

Fala tupi, fala iorubá

É lindo vê-lo bailando ele é tão pierrô, pierrô

Ali no meio da rua, lá [...].

Dans mon coeur de la jungle criait Pelé, Pelé

Il pousse avec un pied en Afrique

Il vaut mieux être beau et danser, danser, danser.

Il vaut mieux faire de la musique

La force vient de ce rocher qui chante Itapuã.

Parlez Tupi, parlez Yoruba

C’est beau de le voir danser, il est tellement pierrot, pierrot...

Là, au milieu de la rue, là-bas [...].

Sur la texture harmonique de la percussion et de la basse électronique, des guitares et du piano (et, plus tard, de la formation du jazz band), les paroles développent une série de références, comme si elles étaient coquilles de cauri lancées par une voyante. Dans le contexte de ces références, le sujet individuel (« mon coeur ») se trouve comme un sujet collectif (« gente Linda » — jolies personnes), qui s’identifie avec la « força » — force, qui, de son côté, se manifeste dans la danse et dans la musique. Il s’agit de chercher une forme d’affirmation, et en même temps de visibilité, de l’héritage yoruba et africain dans la culture brésilienne, qui finit par affirmer un Brésil bien différent de celui des images et des narrations médiatiques[51]. C’est pour cela qu’il est si important qu’ici la « force » signifie « parler tupi, parler yoruba », et c’est pour cela même que la phrase-refrain qui se répète intensément à la fin est si significative : « personne ne sait s’il est blanc, s’il est mulâtre ou nègre ».

La deuxième ligne de résistance est celle qui se profile à partir de « Um Índio[52] », qui ouvre un éventail de possibilités pour repenser des questions identitaires et décoloniales. Contrairement à l’« Indien » romantique-nationaliste et au bon sauvage, l’« Indien » de Caetano est un « Indien »-post (ou un post-« Indien », si l’on veut), comme cela s’annonce déjà depuis le début :

Um índio descerá de uma estrela colorida, brilhante

De uma estrela que virá numa velocidade estonteante

E pousará no coração do hemisfério sul

Na América, num claro instante

Depois de exterminada a última nação indígena

E o espírito dos pássaros das fontes de água límpida

Mais avançado que a mais avançada das mais avançadas das tecnologias

[...]

Un Indien descendra d’une étoile colorée, brillante

D’une étoile qui viendra avec une vitesse étonnante

Et qui atterrira au coeur de l’hémisphère sud  

En Amérique en un moment assez clair

Après que la dernière nation indienne sera exterminée

Et l’esprit des oiseaux des fontaines d’eau limpide

Plus avancé que la plus avancée des technologies les plus avancées 

[...]

Cet « Indien »-post de l’ère de l’Anthropocène présuppose déjà l’Amérindien vu à travers la loupe de la « pensée sauvage[53] » codifiée par Lévi-Strauss, et qui serait revu par l’anthropologie inversée et par le perspectivisme d’Eduardo de Viveiros de Castro[54], qui révèle qu’outre l’« Indien », « l’esprit des oiseaux » pense aussi. L’« Indien » de Caetano est, enfin, non pas l’« Indien » explicite, mais celui qui fut toujours « occulté quand il aura été l’évident ».

Dans la production la plus récente de Caetano Veloso, les thèmes liés à l’héritage autochtone se concilient avec une préoccupation écologique (voyons par exemple « Purificar o Subaé », enregistrée par Maria Bethania en 1981) et avec une problématisation croissante des questions raciales au Brésil, particulièrement par rapport aux descendants d’Africains. Dans l’album Noites do norte (2000), Caetano se penche sur la question de l’esclavage (« Noites do norte », « 13 de maio ») et du métissage, mais il ne manque pas d’enregistrer, dans l’une de ses plus belles chansons (« Cobra coral[55] ») l’héritage amérindien. Le texte de cette chanson, signé par le poète Waly Salomão, est ce que l’on appelle une image dense[56], vu qu’elle dérivait d’une chanson des « Indiens » tupinambas, enregistrée par Montaigne (à la fin de « Des Cannibales »), et qui, plus tard fut retraduite par Goethe, et transformée en Lied par Max Brod[57].

Les questions identitaires et décoloniales et leurs intersections affleureraient aussi dans les disques et dans les romans de Chico Buarque dans les années 2000. La pochette de As cidades (1998) présentait quatre images d’un hypothétique Chico Buarque : un « noir », un « nissei », un « arabe », un « gringo »[58]. Dans ce même album, la chanson « Iracema voou » montre déjà la personnage « indienne » de José de Alencar[59] dans des temps de la mondialisation et du néolibéralisme : elle vit en tant que clandestine en « Amérique » et « lave le plancher dans un salon de thé ». Le thème identitaire et interculturel reviendrait dans le beau roman Budapeste (2003), dont le protagoniste, José Costa, est un ghost writer, qui émigre en Hongrie et finit par y vivre sous une autre identité (Zsoze Kósta) mais avec la même profession, maintenant dans la langue hongroise. Ici aussi, Chico Buarque se sert du processus « constructif-déconstructif » de Construção, dans une forme narrative qui oscille entre le réel et le possible, mais qui présuppose aussi l’« incompossible » de Leibniz tel que le pense Deleuze[60]. Dans le roman suivant, Leite derramado, la question décoloniale s’incarne dans la longue histoire de la vie d’un personnage aristocratique, dont la trame biographique se confond avec l’histoire du Brésil : son arrière-grand-père était trafiquant d’esclaves, et toute sa vie sera marquée par un remords imprégné par la question raciale et décoloniale. Finalement, dans O irmão alemão, un récit autofictionnel émouvant, il revient une fois de plus sur la question identitaire — maintenant élargie par l ́existence concrète d’un frère du compositeur-romancier né dans l’Allemagne nazie, à partir d’une relation extra-conjugale de son père, le célèbre historien Sérgio Buarque de Hollanda. Comme cela se produit dans Leite derramado, la question décoloniale se fond avec l’histoire du Brésil moderne, et les personnages et les membres de leurs familles voient leurs vies traversées par la violence de la dictature militaire de 1964–1985.

Comme Caetano Veloso le fit dans Noites do norte et dans les disques suivants, l’oeuvre récente de Chico Buarque semble indiquer l’urgence de penser la question raciale au Brésil de façon sérieuse. La vérité est que les inégalités sociales au Brésil dissimulent qu’elles sont avant tout le fruit des inégalités raciales qui découlent du processus de la colonisation et de l’esclavage, que seule la distribution des revenus accompagnée de politiques de quotas peut racheter. Dans « Sinhá » (2011), une chanson de Chico Buarque avec João Bosco[61] emploie sa capacité de dramatisation et de perspectivisme, que nous avons décrite ci-dessus, afin de narrer la souffrance d’un esclave puni de cécité pour « avoir ensorcelé » d’amour sa « Sinhá » blanche aux yeux bleus. Un esclave qui « pleure en yoruba, mais qui prie Jésus ». À la fin de la narration, le chansonnier lui-même, dans un processus autofictionnel, se dévoile et dans ce dévoilement, il y a peut-être une clé pour un Brésil moins excluant et moins raciste :

E assim vai se encerrar

O conto de um cantor

Com voz do pelourinho

E ares de senhor

Cantor atormentado

Herdeiro sarará

Do nome e do renome

De um feroz senhor de engenho

E das mandingas de um escravo

Que no engenho enfeitiçou Sinhá

Et c’est ainsi que finira

Le conte d’un chanteur

Avec la voix du pilori

Et les airs du maître

Chanteur tourmenté

Héritier albinos

Du nom et renommé

D’un féroce maître de trapiche

Et des charmes d’un esclave

Qui dans le trapiche ensorcela la Sinhá

Dans une autre clé, sa clé prospective et décoloniale, Caetano Veloso avait déjà demandé, peut-être à lui-même et à nous tous (s’il existe un nous) : « Eu sou neguinha ? » [Suis-je une petite nègre ?]. La vérité est que parler de résistance au Brésil doit présupposer le souvenir que les Amérindiens résistent à des maladies et à des pandémies amenées par les Blancs, ils résistent à l’appropriation de leurs territoires originaux, ils résistent à la destruction de la forêt, avec laquelle ils coexistent d’égal à d’égal. De la même façon que les Africains qui furent amenés ici résistèrent à la captivité, ils résistèrent à 300 ans d’esclavage, et encore à l’esclavage de l’inégalité sociale. Ce sont de ces formes de résistance dont parlent les chansons et les livres de Chico et de Caetano[62].