Résumés
Résumé
L’emblématique anagramme de « Goyave » recouvre chez Karone la notion de voyage. Avec d’autres techniques de dissimulation, elle participe d’une stratégie de survie dans un contexte hostile aux auteurs camerounais gagnés à l’indignation et à la résistance. De tels motifs cachent alors une façon de se mettre hors d’atteinte, d’exemplifier le vide de la quête existentielle, d’atteindre chaque cible/lecteur sans compromettre la vision progressiste de l’écriture, mais aussi d’assurer le plaisir et la jouissance du texte.
Abstract
With Karone the emblematic anagram of “Goyave” covers the notion of journey. Coupled with other dissimulation techniques, this anagram is part of survival a strategy in a context that appears to be hostile to Cameroonian writers gripped with indignation and resistance. Such an approach conceals a move to be out of danger, to exemplify the emptiness of existential quest, to reach out to each target/reader without jeopardising the progressive vision of writing, but also to assure the pleasure derived from the text.
Corps de l’article
Le mot « voyage » rend pertinemment compte de l’univers romanesque du Camerounais Yodi Karone : il en est le noyau énergétique, c’est-à-dire le motif, au sens pictural où la notion de motif évoque le thème d’un tableau. Tout semble se concevoir par et pour la mobilité dans l’esprit du romancier qui a visiblement hâte d’échapper à l’asphyxie d’un univers carcéral pour répondre à l’appel de lointains espaces, réels et imaginaires, où respirer. Ainsi, du Bal des caïmans (1980) aux Beaux gosses (1988) en passant par Nègre de paille (1982) et À la recherche du cannibale amour[1] (1988) évoluent des personnages qui vont et viennent à un rythme frénétique. En sorte qu’après avoir engagé ses créatures dans un voyage onirique riche en rebondissements dans son second récit, Nègre de paille, Karone leur offre la vision de la « Goyave », une autre figure du voyage, comme objet de valeur au sortir de leur sommeil mouvementé. Il s’établit entre les deux termes un rapport anagrammatique également emblématique d’autres figures du masque. Envisageant ces techniques de dissimulation comme des clefs d’accès de biais aux récits de Karone, il sera question d’en cerner l’économie générale : comment se déploient-elles ? Quelles fonctions assurent-elles ? Répondre à ces interrogations consiste d’abord à fixer le cap par la définition d’un cadre articulant la logique d’ensemble de l’étude sur le double plan méthodologique et théorique. Il faudra ensuite démontrer que le voyage, d’une part, et la relation anagrammatique entre « voyage » et « Goyave », d’autre part, constituent la trame du texte de Karone, qui met en valeur des motifs de la dissimulation. Enfin, nous nous interrogerons sur les motivations sous-jacentes aux formes ainsi examinées.
Mise en place du cadre opérationnel
D’une maîtrise technique peu commune, l’oeuvre de Karone demeure paradoxalement peu étudiée[2]. Aussi notre entreprise participe-t-elle de l’éclairage nécessaire qu’il convient de jeter sur un écrivain d’envergure encore méconnu. Certes, quelques chercheurs nous ont précédé dans cette voie. Mais il y a une forte propension à explorer les textes du romancier camerounais sous un angle sociohistorique et à sacrifier par le fait même à la théorie du reflet, qui hypertrophie le côté documentaire de l’art. David Ndachi Tagne[3], Richard Bjornson[4], André Ntonfo[5], André-Marie Ntsobe[6] ou Théophile Bissohong[7], notamment, appréhendent la vision du monde progressiste sous-tendant l’écriture de Karone, axée sur la quête de liberté dans un environnement camerounais ou africain à la merci des dictatures.
Sensibles aux mutations au moyen desquelles cet écrivain camerounais rehausse la littérarité de son oeuvre, Désiré Nyela[8] et Muhasanya Bil’umbele[9] l’abordent plutôt à partir d’une entaille formelle privilégiant certaines catégories stylistiques ou le procédé du « rire froid » inspiré de Camus. Dans un article antérieur où nous nous attachions à la même perspective du renouvellement critique dans les écrits de Karone, nous avons eu à situer sa poétique au confluent de la liberté, de l’esthétique et de l’éthique[10]. La présente contribution sur les clefs d’accès de biais à son univers romanesque s’inscrit donc dans le prolongement de cette précédente réflexion en même temps qu’elle fait écho aux travaux de Nyela et Muhasanya, déjà évoqués. Comme ces deux chercheurs, nous avons à coeur de valoriser le travail artistique de l’écrivain en soulignant le génie littéraire de Karone manifeste dans ses fécondes alcôves formelles. Comment y parvenir sur le double plan méthodologique et théorique ?
Escorte méthodologique et théorique
Fort des préoccupations inhérentes à la problématique étudiée, nous adoptons une structure ternaire : la première articulation saisit Karone comme un écrivain du voyage pour mieux embrayer sur le lien de ce motif avec celui de la goyave auquel il se superpose. Nous appuyant sur l’étude du « paratexte[11] » par Gérard Genette, de même que sur l’entrée « Pseudonyme[12] » d’Annie Cantin dans Le dictionnaire du littéraire, nous exploitons certains éléments autour des corps romanesques et quelques aspects de la structure interne des oeuvres acquis à la mobilité ou aux techniques de dissimulation. Pour décoder le dispositif grâce auquel l’auteur crypte la notion de « voyage » qu’il glisse sous celle de « Goyave », nous irons aussi bien aux sources de Mathilde Bombart qui définit l’« oeuvre à clé[13] » qu’à celles de Catherine Kerbrat-Orecchioni qui insiste sur les procédés et les valeurs de l’anagramme[14].
Si tant est que le deuxième volet de la réflexion sonde les dessous de la manie de cacher, certaines raisons d’ordre politique suggèrent de lire à l’occasion le contexte de dictature dans lequel s’inscrivent les oeuvres abordées comme une cause majeure du jeu ainsi dé-couvert. Nous le ferons à la lumière des analyses axées sur le côté répressif du pouvoir politique africain. S’invitent ici les travaux de Jean-Marc Ela, René Philombe, David Ndachi Tagne, Ambroise Kom, mais aussi l’entretien de Sembene Ousmane avec Pierre Haffner[15]. La grammaire du bâillonnement au coeur de toutes ces contributions se veut en articulation étroite avec la fonctionnalité du pseudonyme, tout comme avec la question de « l’exil littéraire », telle que formulée par Alain Ranvier[16]. Mais bien avant, on se sera rendu compte au fil des pages de Karone que le voyage ne conduit nulle part, signe d’un vide signifiant à lire avec Mireille Rosello[17]. La dimension ludique des récits étudiés, combinée à leur intérêt pour le « plaisir » et la « jouissance » du texte, nous engage sur les traces de Roland Barthes[18], Tzvetan Todorov[19] et Alain Viala[20] pour articuler cette extase qui naît de l’écriture. Surtout que le plaisir du texte chez un Karone au réflexe d’espiègle trafiquant a tout d’un gris-gris lui facilitant la simulation de fausses pistes.
Voilà comment nous nous situons à partir de la revue de la littérature sur Karone. Notre parti pris pour la littérarité nous conduit certes à faire procéder la signification des lois de composition internes de l’oeuvre, mais aussi du contexte qui, assurément, éclaire d’un jour nouveau la poétique du détour si chère à l’écrivain camerounais. Si l’oeuvre de Karone a pour motif fondateur le voyage, qui lui insuffle pour ainsi dire sa dynamique, soulignons maintenant les linéaments dudit motif afin d’attester ce postulat de départ.
De Yodi Karone à Alain Ndongo Ndiye : voyage, masques et autres faux-semblants
Pour Ndachi Tagne, « Yodi Karone est une figure extraordinaire. Qui se cache derrière ce pseudonyme ? […] Yodi Karone serait […] la doublure d’un ardent opposant au régime politique camerounais dont l’exil en France dure depuis plusieurs années[21] ». Bernard Magnier le présente comme un « romancier camerounais résidant à Paris[22] ». Mais Paris n’est en réalité que le lieu de résidence d’élection de l’écrivain. C’est en 1954 que Karone naît à Lavaur en France, de parents camerounais qui le nomment Alain Ndongo Ndiye. Parti pour le Maghreb avec ses géniteurs dès après sa naissance, il a seize ans quand il retourne dans l’Hexagone, à Paris. C’est à vingt-quatre ans qu’il foule le sol camerounais pour la première fois, « avec beaucoup d’appréhension et finalement beaucoup de confiance et d’amour pour ce pays[23] ». Il commente ainsi ce voyage initial et initiatique : « C’est curieux, mais ça n’a pas été une découverte. Le Cameroun a toujours existé pour moi, même à distance[24]. » C’est que baignant dans une diaspora très politisée avec en son sein le gros des nationalistes de l’UPC[25]en exil en France, Karone, par de telles fréquentations, s’assure une éducation politique qui éveille sa conscience sur les réalités coloniales et néocoloniales de sa terre. Seulement, son ancrage, même par pure curiosité intellectuelle, dans les milieux de l’opposition camerounaise à l’étranger lui vaut ipso facto de franchir le Rubicon dans un contexte où, depuis 1959, le pouvoir néocolonial d’Ahmadou Ahidjo s’est doté des pleins pouvoirs pour traquer ses contradicteurs.
Or, Le bal des caïmans, premier roman de Karone, lui est inspiré par Main basse sur le Cameroun, essai de Mongo Beti[26] s’inscrivant en faux contre le simulacre de procès fait aux leaders de l’UPC entre 1970 et 1971. Cet essai, on le sait, fut interdit et saisi en France à la demande d’Ahidjo par l’intermédiaire de l’ambassadeur du Cameroun à Paris[27] et du réseau de la Françafrique[28]. À la suite de quoi François Maspero, l’éditeur de Mongo Beti, l’avertira qu’il est recherché par les services de sécurité français qui l’accusent de « calomnier le chef de l’État camerounais[29] » dans son livre. « Attention, [lui confie-t-il au téléphone]. Reste où tu es, parce que, sinon, ils sont capables de tout. Ils ne savent pas où tu es. Ils n’ont pas ton adresse. Là tu es à la campagne, dans le village de ta femme. Ne bouge pas. S’ils te localisent, je ne suis pas sûr qu’ils ne viendront pas te prendre, te mettre dans un avion et t’envoyer Dieu seul sait où[30]. » Puisant aux mêmes sources que Main basse sur le Cameroun pour Le bal des caïmans publié en 1980 avec Ahidjo encore au pouvoir, Karone manipule donc un sujet brûlant comme matériau d’écriture pour ce roman. Aussi vrai que l’actuel régime politique camerounais sous Biya depuis 1982 n’est que la continuité de celui d’Ahidjo, il en a hérité les réflexes monolithiques. Jugeons-en sur pièces : l’écrivain René Philombe, quoique clopinant sur ses béquilles de paralytique, sera jeté en prison pour ses prises de position « tendancieuses »; les intervenants ayant défendu des positions antigouvernementales sont embarqués manu militari au lendemain d’une table ronde sur la littérature politique au Cameroun en 1987; Mongo Beti se voit interdit de parole quand, après trente-deux ans d’exil, il retourne au Cameroun en 1991; pendant les années 1990 dites « de braise » et au-delà, divers journaux subissent les foudres de la censure; en décembre 2017, l’écrivain Patrice Nganang en visite au Cameroun est emprisonné pour délit d’opinion vis-à-vis de Biya, etc.
Un tel musellement s’observe également à l’échelle du continent où, écrit Jean-Marc Ela,
la surveillance de l’opinion est assurée dans des conditions telles que les ressortissants d’un pays africain vivant à l’étranger risquent d’être soumis à des tracasseries continuelles dans la mesure où ils essaient de parler ou d’écrire contre un gouvernement entretenant des relations avec les pays d’origine. À l’intérieur de sa propre famille, dans ces habitations de fortune où la promiscuité est de règle, aucune conversation libre n’est possible, le voisin dont on se méfie pouvant, à tout instant, rapporter les propos jugés hostiles au régime en place. Il s’exerce ainsi, dans tous les domaines du langage écrit ou oral, une sorte d’autocensure à laquelle les journalistes étrangers n’échappent pas. Car ils risquent de se voir refuser le visa pour un article rédigé contre le pays où ils sollicitent l’entrée[31].
Pareille traque des libres penseurs dans toute l’Afrique trouve son illustration dans ce qui advint un jour à Sembene Ousmane et à ses admirateurs à la langue pendante au Togo, l’antre des Eyadéma. Écoutons plutôt l’insolite anecdote de l’écrivain sénégalais :
J’ai été invité par l’université du Togo, et nous en sommes venus à parler de la liberté de l’artiste et de la culture… Le gouvernement Eyadéma a invité les responsables de cette rencontre au Bureau politique et l’on est venu me dire qu’on les avait arrêtés… J’ai pris ma pipe, mon sac, j’avais assez de tabac pour un séjour assez long, et je suis allé au Bureau politique. On m’a reçu, j’ai eu la chance de voir le président. Nous avons discuté poliment : ou j’étais à la place des étudiants, ou il les libérait puisqu’il avait accepté de m’inviter, qu’on m’avait donné un visa […] Il est des fois où la liberté s’arrache au prix d’une vie[32].
C’est clair : quiconque badine avec les mots en Afrique apprendra vite à ses dépens que « surveiller et punir » — selon le titre de Michel Foucault — sont les seuls bons réflexes du pouvoir face à la liberté d’expression. On ne sort pas du jour au lendemain de l’orthodoxie officielle des salamalecs, d’« une mentalité de perroquet selon laquelle toute réflexion critique est une menace de dissidence et de schisme », ainsi que le postule encore Ela[33]. Et Karone ne l’ignore pas. D’où les précautions dont il s’entoure, en commençant par la métamorphose identitaire.
Quand Alain Ndongo Ndiye publie ses oeuvres sous le nom de plume de Yodi Karone, il franchit, par cet acte, le pas d’une transition sur fond de transaction identitaire qui le fait passer du patronyme au pseudonyme. L’entrée en écriture chez le Camerounais semble d’abord se subordonner à un tour dans les fonts baptismaux, sorte de voyage initiatique en vue de revêtir une personnalité créatrice par transfiguration. L’urgence qui semble en même temps fonder cette plongée, c’est qu’Alain Ndongo Ndiye, homme banal connu de monsieur Tout-le-monde dans la plate vie quotidienne, doit mourir afin que vive l’artiste, Yodi Karone. La métamorphose de l’hideuse chenille en joli papillon multicolore voltigeant et butinant de fleur en fleur a bien réussi. Par ce baptême de soi par soi-même qui oblitère le nom de naissance reçu au profit du nom de plume choisi — et que l’on pourrait aussi considérer comme le nom de renaissance —, l’écrivain camerounais donnait en réalité la première indication qu’il plaçait son écriture sous le signe du voyage sur fond de simulation/dissimulation.
Adopter un nom de plume, en effet, revient à s’affubler d’une cagoule pour muter du connu à l’inconnu, d’un lieu localisé plutôt profane à un lieu non localisé dégageant comme des relents de mystère. On n’est pas loin des arts du spectacle où éteindre la lumière blanche indique, avec l’enveloppement subit de la pénombre, le passage de l’univers sensible à l’univers fictif. Dans ces conditions, l’acte d’écriture semble se fonder d’abord sur une sorte de rituel qui s’apparente à un dédoublement de la personnalité empruntant au schéma de la schizophrénie. Recourir au pseudonyme, c’est, dit Cantin, « choisi[r] de marquer une distinction entre [le] moi social et [le] moi littéraire[34] ». Ainsi, le nom de plume s’offre comme la matérialisation de la migration vers ou dans l’écriture par la médiation d’une identité configurée de nouveau pour les besoins de la cause, au bout d’un pèlerinage baptismal : Karone se dépouille de son identité civile et se couvre d’une identité fictive.
Posture de l’écrivain et pistes paratextuelles : pour le voyage
L’éditeur d’À la recherche du cannibale amour déclare : « Yodi Karone se définit lui-même comme un écrivain du voyage » (4e de couverture). Le terme « recherche » dans ce titre dénote clairement l’idée de quête, donc de mouvement dans l’espace. Sur le plan figuratif, l’objet de valeur de cette quête, le « cannibale amour », est une jeune Africaine dont le portrait se réduit à un plan serré sur le nu du buste et dont le blanc immaculé des dents que dévoile un sourire fort généreux tranche nettement avec le luisant ébène du teint, toutes choses qui rappellent le « rire Banania » de l’exposition coloniale. Voilà une image de néo-graal, à la fois répulsif et séduisant si on en juge par la cruauté de son cannibalisme et la tendresse de son sentiment amoureux. Pour sa part, et par le jeu de l’oxymore qui le rend insolite grâce à un savant dosage d’excitant et d’incitant, l’intitulé Le bal des caïmans tient d’un sensationnel cliché exotique.
Par leur côté romanesque, l’un et l’autre titres résonnent comme des invitations à l’aventure sous les tropiques : heureux ceux qui ont assisté à une fête où dansent les caïmans, gros reptiles redoutables qu’on ne peut voir que dans ces lointaines contrées; bienheureux ceux qui ont connu le « cannibale amour », là-bas au « Kongoland », en Afrique. Sous l’angle iconique, la première de couverture de Nègre de paille montre une route asphaltée le long de laquelle va un grand nègre squelettique. Son long bâton de pèlerinage n’a d’égal que l’infini de ladite route qui se perd à l’horizon. La topique du voyage s’engage donc avant même que le lecteur ne parcourt ces romans, par la structure externe des ouvrages. Le cryptage du même motif dans les oeuvres semble dès lors encore plus significatif.
Cryptage du voyage en interne : la clé anagrammatique de la goyave
Dans le conte philosophique en vers qui tient lieu d’épilogue à Nègre de paille, voici en quels mots Karone indique la destination finale de Yoyo Dibanga, son héros errant :
NP, p. 98 [Nous soulignons.]Il partit très loin, à mille lieues
Et plus encore, dans un pays étrange
Où sa pensée voyait en rêve
Émilie, belle comme un coeur de Goyave
L’écriture de « Goyave », avec la majuscule G au début d’un nom commun en fin de vers, constitue chez Karone un marquage typographique; ce marquage invite le lecteur à s’arrêter pour réfléchir sur la portée réelle du terme ainsi employé comme nom propre par un procédé d’écart. On a affaire à un signe montrant que le mot « Goyave » représente quelque chose de bien plus important que le savoureux fruit parfumé et sucré auquel il fait penser sur le plan dénotatif : c’est le signalement de son masque anagrammatique entre les lignes duquel il faut retrouver le mot « voyage » qui, tout le long en amont, essaime le texte (NP, p. 13, p. 16, p. 21, p. 24, p. 51, p. 96).Ce faisant, le thème du déplacement s’inscrit aussi dans le corps de l’oeuvre par le jeu du cache-cache dont relève le recours à l’anagramme. Dès lors, souligne Kerbrat-Orecchioni,
la lecture anagrammatique, par réordonnancement des graphèmes, oblige à un réajustement du signifié. Il y a bien mécanisme connotatif dans la mesure où coexistent deux signifiants non isomorphes dont l’un se dissimule sous l’autre. Mais le mécanisme est complexe car, des deux niveaux de signification superposés, c’est le sens littéral qui est « secondaire », et c’est le sens latent qu’il est nécessaire de reconstruire pour atteindre la signification « véritable » du message[35].
Sous « Goyave » se camoufle justement « voyage », comme on peut le vérifier en permutant les lettres « g » et « v », sachant, ainsi que le précise encore Kerbrat-Orecchioni[36], que « deux mots x et y sont dans une relation anagrammatique quand leurs deux signifiants sont constitués des mêmes phonèmes et/ou graphèmes ». Dans le cas de « Goyave » et « voyage », on est face à ce que la théoricienne appelle une « anagramme in praesentia », les deux termes figurant dans l’oeuvre; la valeur d’une telle anagramme, indique-t-elle, « est de resserrer le lien sémantique qui existe entre les deux mots, qui sont en quelque sorte perçus comme deux avatars superficiels d’un même concept profond[37] ». Au regard de l’apparition de « Goyave » dans la chute du texte, on peut même penser qu’il y a comme un phénomène de mue et de mutation de la part du motif du « voyage » qui renaît sous cette figure du même à la fin de l’aventure, suggérant à ce stade terminal d’envisager de repartir. Convenons-en : c’est encore le voyage qui est dans l’enveloppe de la goyave par un habile tour de passe-passe pour qui sait jouer à cache-cache dans le flou et ludique paradigme de l’anagramme.
Karone présente ici son sujet sur le mode du cryptage relevant du texte à clé qui, entre autres artifices, recourt à l’anagramme. Et comme le signale Mathilde Bombart, « la clé est le lieu d’une ouverture de l’oeuvre à plusieurs niveaux de sens qui mobilisent différentes compétences de lecture, où déchiffrer est moins réduire l’oeuvre à un reflet du réel que reconnaître sa transfiguration par la fiction[38] ». Effectivement, le codage d’un nom commun tel que « goyave » permet à Karone d’user de la clé de manière à en faire une technique féconde. Le principal indice pour retrouver cette clé dans le texte est la majuscule G qui signale un emploi détonnant de la capitale, ce qui invite à l’arrêt et à la méditation. Le lecteur ainsi interpellé en aval devra élucider par lui-même le mystère de « Goyave » en usant de mémoire pour mettre ce terme en rapport avec le motif du « voyage » dont les occurrences émaillaient déjà Nègre de paille en amont. On est donc d’accord avec Bombart pour qui « la clé peut être fournie par l’auteur en appendice à son récit, ou être reconstituée par le lecteur[39] ». Sûr de la maturité de ce lecteur, Karone s’en tient à la deuxième hypothèse. En toute complicité, il lui lance une oeillade bien appuyée par le choix du caractère typographique de la lettre G, opération par laquelle il introduit une agrammaticalité des plus expressives.
Comprendre l’usage de la dissimulation et de la feinte chez Karone
Le pseudonyme apparaît au final comme un voile vertueux en postcolonie camerounaise et africaine. La poétique du détour de Karone respire des artifices d’une écriture subversive tenue d’échafauder sa propre stratégie de survie. Dès lors, comment tenir et se tenir face à l’hostilité dans l’écologie de la violente pensée unique où l’iconoclaste projet scriptural de l’auteur africain et camerounais prend corps ? En fait, rappelle Bombart, « la clé se trouve au coeur des débats sur les rapports du littéraire au contexte social, […], ce qui est à clé [ne serait] que jeu social ou polémique faussement masquée[40] ».Et analysant le terreau sociopolitique de l’écriture en Afrique postcoloniale, René Philombe fait remarquer à partir du cas d’école du Cameroun que « l’auteur camerounais, dans son propre pays, ne jouissait plus de la liberté d’expression, un régime néocolonial et fasciste ayant pris la relève des colonisateurs blancs[41] ». Par ailleurs, la réflexion sur la nature de l’État et du pouvoir en postcolonie africaine montre que ce sont des entités que plusieurs analystes font relever moins de la culture que de la nature, voire de la surnature[42]. De là à céder à la mythification qui fait sacrifier les droits de l’Homme à l’autel de la mystification, il n’y a qu’un pas que les tenants du pouvoir franchissent d’ailleurs sans état d’âme.
Pour ce qui est du Cameroun, par exemple, rappelons qu’Ahidjo, dans son effort de guerre contre le mouvement nationaliste, dispose également de la loi n° 66/IF/18 du 21 décembre 1966 sur « la subversion »; celle-ci prescrit la vision monolithique du régime néocolonial du même Ahidjo, verrouille la publication et la circulation d’idées en porte-à-faux avec la liturgie de la parole du prince. Ambroise Kom interprète ainsi cette loi : « Les notions d’intérêt national, d’ordre public et de sécurité de l’État y sont entendues comme l’intérêt du groupe dominant. Quiconque les met en question peut être étiqueté de “subversif” et traité comme tel. C’est la confirmation, dans les textes, de l’ordre monocratique[43]. » Voilà qui explique les intimidations, les tracasseries, la torture ou les exécutions sommaires. Ela tire bien les conséquences de cette culture de la terreur sur la vie culturelle du continent :
Combien d’hommes étouffent sous le carcan de la répression dans les pays où toute parole de mécontentement est aussitôt taxée de subversion ? La peur de s’exprimer tend à devenir une dimension de la conscience de milliers d’Africains. Il manque […] un espace de liberté où l’Africain puisse parler sans entrave et sans censure, sans risquer de compromettre la situation de sa parenté et de faire tomber la foudre sur tout un village de brousse ou sur une contrée entière. Il semble que la seule chose que beaucoup demandent de plus en plus, c’est seulement la liberté de s’exprimer sans peur pour leur avenir, sans peur pour leurs parents ou leurs amis[44].
Karone a donc beau être à l’étranger en France et bénéficier pour cela de la distance physique le mettant hors de portée de l’État policier du Cameroun, il n’est nullement un électron libre coupé de toute famille sur le territoire national. Alors, comment exprimer son désaccord face à « l’Afrique des parias de l’indépendance[45] » tout en ménageant les siens qui vivent dans la mère patrie ? Dans la pensée et la mise en oeuvre de son projet scriptural « à l’encre de résistance[46] », comme le dirait Nathalie Etoke, Karone comprend que la meilleure façon de perdre sa lutte contre la machine infernale du pouvoir, c’est de mener cette lutte de front et à visage découvert. Alors, il ne lui reste plus qu’à se faire in-visible ou à ruser davantage, sur le modèle d’Ulysse trafiquant son nom réel contre l’appellation non figurative « Personne » pour se sauver du cyclope dans tous ses états.
Vu la nécessité de stratégie ainsi posée, le recours chez Karone au pseudonyme pour signer ses oeuvres revêt tout son sens : il n’y a pas de précaution inutile dans un environnement acquis à la violence. L’instinct de survie, associé à l’enjeu sécuritaire, explique incidemment que l’écrivain anticonformiste y fasse au préalable sa mue identitaire en s’enkystant dans un pseudonyme. Pareille astuce permet de jeter sur le nom réel et le visage connu auquel on l’associe un voile vertueux parce que protecteur, le nom de plume ne renvoyant à aucune figure susceptible d’être reconnue. D’où la renaissance d’Alain Ndongo Ndiye en Yodi Karone. Si on se réfère à Ranvier, on est ici dans un cas d’« exil littéraire » ou intellectuel que l’analyste assimile à la « symétrique [sic] de la censure, de la répression[47] ». Ce type d’exil pose le problème « de la liberté de pensée, de création, de publication[48] », qui n’est pas garantie dans des contextes sociopolitique et socioculturel gagnés à l’unidimensionnalité. Pour y échapper à l’ire des puissants, les artistes contestataires doivent aussi savoir cacher leur jeu.
Fausses pistes et feintes, l’art de cacher son jeu
« Le texte est », selon une image joliment truculente de Barthes, « une personne désinvolte qui montre son derrière au Père Politique [L’auteur souligne.][49] ». Voilà pourquoi les prologues et les débuts de romans de Karone fonctionnent comme des parties de jeu dans lesquelles l’auteur entend prendre à défaut ses adversaires réels ou potentiels en leur cachant son jeu. Il s’agit des tenants du pouvoir tyrannique, instances de censure qu’il convient de contourner quand on a « un goût prononcé pour la polémique » avec, de surcroît, un discours marqué par des « débordements subversifs » (ÀR, p. 6), comme c’est le cas chez les personnages d’Eugène Essele (ÁR), d’Adrien (BC) ou de Yoyo Dibanga (NP). Conscient de l’hostilité du contexte, l’écrivain camerounais s’imagine au combat et use efficacement du désaxage, au sens où ce mot, en sport d’opposition, désigne une action offensive ou défensive consistant à se décentrer pour sortir de la ligne directe d’affrontement. La technique s’apparente à un exercice de louvoiement sur le mode opératoire de la filouterie, tellement Karone gère la transmission de ses biens symboliques comme on le ferait avec des articles de contrebande.
Pour « dribbler » ses adversaires, il les distrait sur la fausse piste des « touristes [occidentaux qui] descendent à quai les valises pleines de phantasmes [sic] » suscités par un brûlant désir d’Afrique (ÀR, p. 160). L’écrivain donne l’impression dès le départ de faire effectivement le jeu des touristes en tissant sa toile des motifs de leurs rêves. Sur un tempo poétique et musical, l’incipit du Bal des caïmans répercute l’écho d’un introït invitant au voyage. Le côté exotique de l’Afrique est monté en épingle, exactement comme le ferait un voyagiste pour une mise en appétit du public non africain à qui il veut vendre la destination (BC, p. 9–10). Seulement, une fois qu’il a l’assurance d’avoir ainsi séduit et embarqué le touriste occidental à qui il fait miroiter le graal de l’Afrique idyllique tant rêvée, le narrateur bifurque sur la vraie piste en renversant la perspective du récit. Soudain, on découvre la torture et d’autres réalités choquantes des dictatures africaines. La conjonction de coordination « mais » et les adverbes de négation « ne…pas » et « ne…rien » prennent à cet égard toute leur valeur d’adversatifs dans le texte ci-après qui développe une vision dysphorique aux antipodes des images euphoriques précédentes :
BC, p. 10 [Nous soulignons.]Mais là où je vais,
On ne parle pas de l’oiseau enchanteur,
On ne parle pas de la verte prairie,
On ne parle de rien… on écoute…
l’oreille basse… la voix incertaine de son destin.
En fait de trésors inédits à l’entame du roman, il ne s’agissait que d’appâts soigneusement choisis pour piéger le lecteur dans la vitrine de l’incipit. À ce stade, le narrataire/lecteur, déjà fortement atteint dans ses affects par l’assimilation des images à valeur subliminale, subit fatalement un conditionnement psychologique. Savamment manipulé et mis en appétit, il est dorénavant à la merci de l’auteur; il ne lui reste plus qu’à suivre/vivre le projet réel de l’oeuvre que ce dernier lui déballe dans toute son âpreté : d’un côté, la mascarade de procès fait à ceux de l’opposition politique dont le leader est exécuté sur la place publique pour «subversion » et, de l’autre, les conditions de vie inhumaines dans l’univers carcéral où croupissent ces mêmes opposants. Emprunter la fausse piste permet donc à Karone de servir à l’arrivée au public étranger une coupe de fiel, en lieu et place du miel promis au départ.
À des degrés différents, cette technique de dissimulation du projet réel fonctionne avec autant de bonheur dans d’autres textes de l’écrivain. La fête africaine si animée au début de Nègre de paille rentre dans le même registre du double jeu, car cet épisode s’affiche également dans l’intention de surclasser en donnant l’impression d’orienter le récepteur vers des moments d’agrément. Là-dessus, le touriste croira être bien servi par l’étalage d’un folklore livrant des secrets ethnographiques et anthropologiques. Or, juste après, la vision narrative embrasse et brasse des réalités pour le moins absurdes du fait de la mégalomanie d’un pouvoir qui n’offre que le bannissement et l’exil à ses contempteurs.
Réorientant la focalisation, le narrateur profite du tour d’agrément du lecteur occidental pour lui faire joindre l’utile à l’agréable. Il lui faut surtout découvrir la monstrueuse face cachée d’une Afrique que les amateurs d’exotisme, sous la fascination des apparences trompeuses véhiculées sur les circuits touristiques officiels, disent toujours naïve. Le voyage entrepris dans cet objectif acquiert valeur de démystification par la sensibilisation de l’opinion internationale aux problèmes d’un continent qui a cruellement soif de liberté. Bien informée, semble suggérer Karone, cette opinion pourrait exercer la force juste sur les régimes politiques africains vis-à-vis desquels elle formulerait une exigence de respect des droits de l’Homme garantissant les libertés. De simple tour d’agrément au départ, le circuit touristique — expression même de la liberté et de l’épanouissement du touriste — permet finalement de remplir son devoir d’indignation devant le misérable cri de l’homme africain qui nous arrache à notre insouciante tranquillité pour une noble in-tranquillité.
Le prologue d’À la recherche du cannibale amour met sur orbite « Bébé joufflu », un être rond sans épaisseur psychologique. Sa vision, tissu « de rêves sans lendemain », se ramène aux élucubrations d’un poète bohémien (ÀR, p. 5). On prévoit alors l’accomplissement d’un destin plutôt fantasmé, tel que chacun peut toujours en rêver dans les appartements privés de son imaginaire. Le même esprit de légèreté caractérise le pacte de lecture que l’auteur signe avec son lecteur dès le prologue des Beaux gosses. On y lit en effet : « Il est des histoires qui sont exemplaires parce qu’elles sont amorales [nous soulignons] comme celles que l’on raconte aux enfants en mal de sommeil, un soir d’orage » (BG, p. 8). Voilà qui articule une posture idéologique faite d’amoralité et d’amoralisme de la part de créatures déclarant leur vide axiologique. Par transposition et translation des rôles, Les beaux gosses n’ont d’autre statut que celui d’histoires pour tout-petits, leur modèle canonique. Naïvement, on signera un chèque en blanc à leur auteur et le laissera à sa minable et mineure littérature ainsi génériquement marquée : contes reposants pour enfants.
Mais faut-il pour autant se fier à l’innocence si ostensiblement montrée ? Karone a beau jeu de proclamer une morale de l’amoral dans Les beaux gosses, ce roman lève un pan de voile sur l’univers cruel de la mafia abidjanaise avec les personnalités politiques en ligne de mire dans des histoires de crime. La fantaisie sous-jacente à la rigolade, mode d’usage d’À la recherche du cannibale amour, est en réalité la parade toute trouvée par l’espiègle héros Esselé pour tourner en dérision son statut infâmant de libre penseur voué aux gémonies et supporter ledit statut sur les chemins de l’exil, de l’errance ou de l’aventure. Une fois encore, Karone prend le contre-pied de son démarrage à flexion légère et ramène subtilement le lecteur sur le terrain austère des libertés bafouées. Toutefois, il atténue la gravité du sujet en activant la jouissance du texte, toujours dans le jeu sur les ressorts de la dissimulation.
Vide quête existentielle, plaisir et jouissance du texte
Comme l’écrit Mireille Rosello à propos de Paul Smaïl, « le masque cache ou ne révèle que d’autres masques, et les ôter ne ferait que retarder à l’infini une révélation qui ne viendrait jamais : sous les multiples pelures d’oignon, aucun coeur identitaire, aucun noyau dur ne se donne jamais[50] ». Ainsi peut-on comprendre la « Goyave » de Karone, couche inférieure en laquelle se mue la couche supérieure du « voyage ». Le but ultime du voyage n’est donc pas de l’ordre du concret, avec la possession de la belle baie savoureuse qu’est le fruit du goyavier, mais du symbolique et de l’apéritif : il faut aussitôt repartir pour un autre voyage chaque fois qu’on se croit arrivé. Voilà sans doute transposée l’expérience de l’Homme en transit ici-bas, éternellement à la recherche de l’édénique Temps Primordial perdu, au fil du mystère de la vie qui se dévide comme un voyage interminable avec le temps qui s’écoule.
Mis à part sa fonction protectrice, l’emprunt du pseudonyme correspond à une retraite féconde dans la personnalité artistique dont les facultés créatrices s’ébranlent littéralement à la faveur d’une telle stimulation. Il y a là comme une exemplification de l’expérience sensible génératrice d’images et de formes par le mystère de l’incarnation du rôle d’écrivain qu’on se choisit en adoptant un nom d’artiste. Dans sa conjugaison avec le pseudonyme, l’imaginaire, au sens de puissance créatrice de l’individu, a plus de liberté et de possibilités de faire des trouvailles. Ainsi, dans l’anonymat que confère le nom de plume, l’écrivain se fait plus imaginatif, exactement comme le romancier Eugène Esselé qui franchit ce pas dans À la recherche du cannibale amour, où il opère une métamorphose quasi totémique à l’issue de laquelle il devient un autre personnage, Gédéon. Écoutons-le raconter sa propre métamorphose : « Folie pour graine de folie, je change de tamis, de peau, de nom. J’abandonne mon corps à l’asile. […] Je vis les aventures de Gédéon dit Finfin, le petit reporter de Paris-Watch. C’est mon négatif... » (ÀR, p. 159). Pourtant, avant de se passer le masque du pseudonyme de Gédéon par lequel il subit sa transfiguration dans le sens d’un regain de créativité, Esselé s’ennuyait à Paris dans la grisaille d’hiver et « le blues du travailleur solitaire » (ÁR, p. 55).
Prendre un nom de plume, c’est donc mieux se couper du réel pour se revêtir de la peau de l’écrivain sur les ailes de sa fantaisie. Et Finfin d’affirmer : « Quand la mémoire va en brousse, elle ramène toujours le fagot qui lui plaît » (ÀR, p. 175). Cette « brousse » inspiratrice est ici le pseudonyme dans l’anonymat duquel l’écrivain pulvérise toute convention stérile. « Lorsqu’un homme se masque ou se revêt d’un pseudonyme, soutient Jean Starobinski, nous nous sentons défiés. Cet homme se refuse à nous. Et en revanche nous voulons savoir[51]… ». Ainsi, le voile plonge dans l’excitation d’être au courant de ce qu’il enveloppe, cache. De tout temps, dit Alain Viala, « le plaisir essentiel de l’homme est le plaisir de connaître, la satisfaction du désir de curiosité qui est constitutif et distinctif de la nature humaine[52] ». Assignant à la découverte de ce qui est couvert, nom de plume et anagramme donnent son cachet ludique à la page de Karone. L’anagramme particulièrement incline à penser au jeu des « mots fléchés ». On est aussi proche d’un genre comme la devinette qui fait exercer son imaginaire afin d’établir des connexions entre des énoncés (signifiants) et les éléments culturels de référence (signifiés). C’est que Karone institue le lecteur coopératif qu’il engage à « retrouver la pièce manquante du puzzle » (BG, p. 114). L’image du « puzzle » signifie des configurations exactes à retrouver parce que enfouies dans les décombres de la grande pièce. Alors, le récepteur se donnera un statut de collaborateur pour la co-construction de la signification de l’oeuvre :
Sur la scène du texte, postule Barthes, pas de rampe : il n’y a pas derrière le texte quelqu’un d’actif (l’écrivain) et devant lui quelqu’un de passif (le lecteur); il n’y a pas un sujet et un objet. Le texte périme les attitudes grammaticales : il est l’oeil indifférencié dont parle un auteur excessif (Angelus Silesius) : « L’oeil par où je vois Dieu est le même oeil par où il me voit[53]. »
Ludique, l’écriture de Karone déclenche le « plaisir du texte[54] » : elle « contente, emplit, donne de l’euphorie; vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est liée à une pratique confortable [l’auteur souligne] de la lecture[55]. » Divers artifices y concourent à densifier la littérarité du texte pour faire de cette écriture un espace intelligiblement et agréablement flou, un échiquier trouble où chaque pièce bien placée accroît le bonheur du lecteur dans sa patiente reconstitution de tout ou partie du puzzle. Si l’on envisage « la lecture comme construction[56] », pareille démarche appelle à plus de générosité dans l’effort de la part du lecteur plus motivé par la perspective qu’à force de sagacité, il pourra finalement tirer son épingle du jeu en tirant au clair la signification de l’oeuvre. On peut même parier qu’il y a de la félicité chaque fois qu’une clé de Karone livre ses secrets à la perspicacité du lecteur qui connaît alors ce « petit orgasme[57] » textuel dont parle Barthes, c’est-à-dire l’évanouissement de faire corps avec l’essence et le sens de ce qui lui apparaissait jusque-là comme mystérieux.
Tout compte fait…
L’univers romanesque de Yodi Karone livre bien ses secrets à l’usage des clés d’accès de biais qui s’y disséminent sous diverses figures : pseudonyme, anagramme, fausses pistes, art de cacher son jeu, etc. Pareil fonctionnement en mode cheval de Troie donne à l’écrivain, suspect de complot aux yeux des hommes forts d’Afrique, l’occasion de leur faire un pied de nez en jouant sur la dissimulation du vrai, problématique, et la simulation du faux, romanesque. En cela, l’auteur camerounais prend les précautions d’un ingénieux lanceur d’alerte conscient de l’iconoclasme défiant de son projet d’écriture; ce qui le met en demeure de savoir glisser entre les mailles du filet d’un pouvoir politique aux trousses de ses indociles. Un tel défi, Karone le relève en usant d’une opacité transparente due à divers modes de brouillage, ressources d’une écriture sur le tempo déceptif du bal masqué et décevant de l’apéritif, car sans ce pain annoncé par la promesse de la goyave. Ainsi qu’on l’a démontré, en effet, cette savoureuse image de la « Goyave » qui boucle Nègre de paille n’est qu’une simple mutation anagrammatique du concept de voyage. Érigé en motif littéraire, celui-ci permet à l’écrivain de peindre le cheminement périlleux de l’Africain dans un univers assimilable au « piège sans fin » d’Olympe-Bhêly Quenum. Aussi « voyage » et « Goyave » se veulent-ils ici manifestation et retour du même, chaque terme couvrant son vis-à-vis pour inciter à toujours recommencer le voyage du pèlerin sans viatique et sans amarres sur la terre des hommes. Voilà qui projette la ligne contrefaite de la vide quête existentielle, ligne le long de laquelle l’écriture va au gré de fulgurantes trouvailles, et pour mon plaisir, et pour ma jouissance.
Parties annexes
Note biographique
Docteur ès-lettres et enseignant-chercheur au Département de Français à l’Université de Buéa, Blaise Tsoualla, est l’auteur d’une vingtaine d’articles scientifiques dont les plus récents ont été publiés dans Synergies Afrique Centrale et Afrique des Grands Lacs, (« Enseigner la littérature des femmes francophones d’Afrique subsaharienne : défis et perspectives », n° 7, 2018) ; Nouvelles du Sud (« Shalom et salam» : lire l’utopie de la paix sous le prisme de Singuliers destins de Prosper Talom », n° 52, 2018) ; et Intel’Actuel, (« Le cas Karone : entre liberté, esthétique et éthique en littérature africaine », n° 16, 2017).
Notes
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[1]
Ces ouvrages de Yodi Karone constituent notre corpus d’étude. Dans la suite de l’article, ils seront désignés par des codes suivis de la page de l’extrait cité : BC pour Le bal des caïmans, Paris, Les Éditions Karthala, 1980; NP pour Nègre de paille, Paris, Les Éditions Silex, 1982; ÀR pour À la recherche du cannibale amour, Paris, Les Éditions Nathan, 1988; BG pour Les beaux gosses, Paris, Les Éditions Publisud, 1988.
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[2]
Lire à ce sujet Théo Muhasanya Bil’umbele, « L’écriture des réalités africaines dans l’oeuvre romanesque de YodiKarone », Synergies Afrique des Grands Lacs, n° 1, 2012, p. 93–100, https://gerflint.fr/Base/Afrique_Grands%20Lacs1/muhasanya.pdf (consultation le 2 septembre 2018); le Congolais y souligne le « silence d’une critique littéraire trop prolixe à l’endroit des oeuvres de Ahmadou Kourouma, de Sony LabouTansi ou de Thierno Monénembo — pour ne citer que ceux-là — et véritablement aphone lorsqu’ils’agit d’évoquer le fond et la forme des textes du jeune écrivain camerounais », p. 94.
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[3]
David Ndachi Tagne, Roman et réalités camerounaises, Paris, Les Éditions L’Harmattan, 1986.
-
[4]
Richard Bjornson, The African Quest for Freedom and Identity. Cameroonian Writing and the National Experience, Bloomington/Indianapolis, Indianapolis University Press, 1991.
-
[5]
André Ntonfo, « Mongo Beti, de la région au pays », Présence Francophone, n° 42, 1993, p. 39–55.
-
[6]
André-Marie Ntsobe, « Yodi Karone, Nègre de paille » (Notes de lecture), Notre librairie. Littérature camerounaise 2, n° 100, Éditions Revue du livre, 1990, p. 107–109.
-
[7]
Théophile Bissohong, « Yodi Karone, Les beaux gosses » (Notes de lecture), Notre librairie. Littérature camerounaise 2, n° 100, Éditions Revue du livre, 1990, p. 109–110.
-
[8]
Désiré Nyela, Aspects de la littérarité dans l’oeuvre romanesque de Yodi Karone : une lecture sémiostylistique, Paris, Les Éditions Nathan, 2004.
-
[9]
Bil’umbele, 2012.
-
[10]
Blaise Tsoualla, « Le cas Karone : entre liberté, esthétique et éthique en littérature africaine », Intel’Actuel, n° 16, 2017, Université de Dschang, p. 19–35.
-
[11]
Gérard Genette, Seuils, Paris, Les Éditions du Seuil, 1987, p. 7–9.
-
[12]
Annie Cantin, « Pseudonyme », dans Paul Aron et al. (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris, Les Presses Universitaires de France, 2010, p. 621.
-
[13]
Mathilde Bombart, « Clés (Textes à) », dans Paul Aron et al. (dir.), 2010, p. 123–124.
-
[14]
Catherine Kerbrat-Orecchioni, La connotation, Lyon, Les Presses universitaires de Lyon, 1977, p. 45–48.
-
[15]
Pour se faire une idée plus précise de la dangerosité du contexte sociopolitique camerounais et africain, lire : Jean-Marc Ela, Le cri de l’homme africain, Paris, Les Éditions L’Harmattan, 1980; René Philombe, Le livre camerounais et ses auteurs, Yaoundé, Les Éditions Semences africaines, 1984; David Ndachi Tagne, Roman et réalités camerounaises, Paris, Les Éditions L’Harmattan,1986; Ambroise Kom, La malédiction francophone, Hambourg/Yaoundé, Lit Verlag/CLÉ, 2000;Ambroise Kom, Mongo Beti parle. Testament d’un esprit rebelle, Paris, Les Éditions Homnisphères, coll. « Latitudes noires », 2006; Pierre Haffner, « Éléments pour un autoportrait magnétique » (entretien avec Sembene Ousmane), L’Afrique littéraire, n° 76, 1985, p. 20–24.
-
[16]
Alain Ranvier, « Exil », dans Paul Aron et al. (dir.), 2010, p. 264–267.
-
[17]
Mireille Rosello, « Paul (Smaïl) et le loup : de la carna comme un des Beaux-Arts », Présence Francophone, n° 58, 2002, p. 40–61.
-
[18]
Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1973.
-
[19]
Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Les Éditions du Seuil, 1978.
-
[20]
Alain Viala, « Plaisir littéraire », dans Paul Aron et al. (dir.), 2010, p. 575–578.
-
[21]
Ndachi Tagne, 1986, p. 259.
-
[22]
Bernard Magnier, « Romancier camerounais résidant à Paris » (Entretien avec Yodi Karone), Notre Librairie. Littérature camerounaise, n° 99, Éditions Revue du livre, 1989, p. 197–199.
-
[23]
Magnier, 1989, p. 197.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
UPC (Union des Populations du Cameroun) : mouvement nationaliste qui, dans son combat pour l’indépendance du pays, fut interdit par l’administration coloniale française en 1955, ce qui condamnait bon nombre de ses militants à l’exil ou à une tragique lutte clandestine. L’UPC ne sera réhabilitée qu’en 1990 avec le retour du Cameroun au multipartisme, le parti unique instauré depuis 1966 ayant seul droit de cité, que ce soit sous le premier président, Ahidjo, jusqu’en 1982 ou sous l’actuel président, Biya, à partir de 1982.
-
[26]
Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun : autopsie d’une décolonisation, Paris, Éditions François Maspero, 1972.
-
[27]
Ferdinand Léopold Oyono à l’époque, d’après les révélations de Mongo Beti dans le livre-entretiens avec Ambroise Kom, 2006, p. 127.
-
[28]
Néologisme dû à Houphouët-Boigny, la « Françafrique » correspond au système d’influence, sur le modèle d’une organisation secrète, que la France met en place en Afrique pour ses propres intérêts. Tenu par Jacques Foccart, ci-devant gaulliste franc-maçon responsable de la cellule africaine de l’Élysée, ce réseau mafieux a la mission de dévoyer les indépendances africaines dans le sens du néocolonialisme pour des raisons d’exploitation des ressources géostratégiques comme le pétrole, l’uranium ou le gaz au profit d’une France en quête d’indépendance énergétique. Parce que sa puissance tient fondamentalement de la mainmise sur son (ex-)empire colonial où se trouvent les ressources tant convoitées, l’Élysée opte pour une politique de soutien actif aux régimes africains béni-oui-oui comme celui d’Ahidjo pour qui « c’est avec la France que, une fois émancipé, le Cameroun souhaite librement lier son destin pour voguer sur les mers souvent houleuses du monde d’aujourd’hui. », Discours programme du 10 mai 1958, cité par Dieudonné Oyono, Avec ou sans la France ? La politique africaine du Cameroun depuis 1960, Paris, Les Éditions L’Harmattan, 1990, p. 31. Avec Ahidjo, « il s’agit [donc] d’un homme sûr, en faveur duquel le pouvoir colonial mettait depuis longtemps des paquets de bulletins dans l’urne », d’après François-Xavier Verschave, La Françafrique, Paris, Les Éditions Stock, 1999, p. 98. Naturellement, Paris, qui entend avoir le champ totalement libre dans son pré carré africain, renverse les pouvoirs d’obédience nationaliste comme ceux de Sylvanus Olympio, Modibo Keïta ou Thomas Sankara.
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[29]
Beti, 2006, p. 133.
-
[30]
Ibid. p. 134.
-
[31]
Ela, 1980, p. 83.
-
[32]
Haffner, 1985, p. 24.
-
[33]
Ela, 1980, p. 84.
-
[34]
Annie Cantin, « Pseudonyme », dans Paul Aron et al. (dir.), 2010, p. 621.
-
[35]
Kerbrat-Orecchioni, 1977, p. 47.
-
[36]
Ibid., p. 46.
-
[37]
Ibid.
-
[38]
Bombart, 2010, p. 124.
-
[39]
Ibid., p. 123.
-
[40]
Ibid., p. 124.
-
[41]
Philombe, 1984, p. 202.
-
[42]
Il s’agit d’analystes comme Eboussi Boulaga, Bayart, Monga, Mbembe, Nganang, ou Beti et ses collaborateurs de la revue Peuples noirs/Peuples africains.
-
[43]
Kom, 2000, p. 43.
-
[44]
Ela, 1980, p. 95.
-
[45]
Ibid., p. 70.
-
[46]
Nathalie Etoke, Je vois du soleil dans tes yeux, Yaoundé, Presses de l’Université catholique d’Afrique centrale, 2008, p. 189.
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[47]
Alain Ranvier, « Exil », dans Paul Aron et al. (dir.), 2010, p. 266.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Barthes, 1973, p. 84.
-
[50]
Rosello, 2002, p. 59.
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[51]
Jean Starobinski, « Stendhal pseudonyme », L’oeil vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1961, cité par Genette, 1987, p. 53.
-
[52]
Viala, 2010, p. 576.
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[53]
Barthes, 1973, p. 29.
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[54]
Ibid., p. 25.
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[55]
Ibid., p. 25–26.
-
[56]
Todorov, 1978, p. 175.
-
[57]
Barthes, 1973, p. 103.