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La chevalerie est l’un des aspects les plus intrigants du Moyen Âge. En effet, sans compter notre fascination pour les combats, la bravoure et la notion d’honneur, cette culture guerrière comporte de nombreuses ambigüités. L’une des questions les plus persistantes est : comment ces hommes sont-ils parvenus à concilier la violence de leur quotidien avec les concepts fondamentaux, tels que la charité, le pardon et la paix, de la religion chrétienne qui était aussi partie intégrante de leur culture ?
Depuis plusieurs décennies déjà, Richard W. Kaeuper se penche sur les problématiques liées à cette interrogation[1]. Cette dernière est d’ailleurs au coeur de la plus récente étude de ce professeur de l’université de Rochester, Holy Warriors : The Religious Ideology of Chivalry. Dans ce livre, Kaeuper propose non pas d’examiner les idées que les clercs avaient de la chevalerie, un champ d’études déjà bien avancé, mais bien de voir comment les chevaliers ont développé leurs propres notions de piété guerrière. L’argument principal de l’auteur est donc qu’il y eut un effort conscient de la part des chevaliers afin de conserver une certaine indépendance de pensée face à l’Église. Ainsi, au lieu de suivre les concepts dictés par les clercs, ils ont eux-mêmes interprété et justifié les actions violentes découlant de leur profession afin de les intégrer à leur religion.
Pour en arriver à cette conclusion, Kaeuper utilise les sources vernaculaires, traités, tracts, romances et chansons de gestes, allemandes et françaises écrites entre le xiie et le xvie siècle. Cette analyse débute avec les écrits de deux chevaliers ayant combattu durant la deuxième moitié du xive siècle ; le traité de Geoffroi de Charny et le Livre des Seyntz Medicines de Henry de Lancaster. C’est à l’aide de ces deux textes traitant de l’aspect religieux de la chevalerie que Kaeuper est en mesure d’identifier les notions de prouesses héroïques, de souffrance méritoire et d’indépendance laïque qui étaient à la base de l’idéologie chevaleresque. Ainsi, plus qu’un simple métier, la chevalerie devient une véritable vocation religieuse et le port des armes devient une forme de pénitence rédemptrice.
Les chapitres suivants sont consacrés à la diffusion de ces idées de piété chevaleresque. Kaeuper se tourne d’abord vers la notion d’indépendance afin d’expliquer la propagation des idéaux des chevaliers à travers l’Europe. Selon lui, le fait que les chevaliers aient été capables de manipuler, à un certain degré, les messages et images de l’Église révèle un certain esprit d’indépendance face à leur religion et ses institutions. C’est aussi cet esprit d’indépendance qui aurait permis aux chevaliers de diffuser leurs idées de piété à travers une littérature qui leur est propre : les chansons, romances et chroniques. Ce n’est qu’en fin de lecture que nous découvrons comment ces idées de piété chevaleresque ont infiltré, à tous les niveaux, la vie des chevaliers. Ainsi, les idées déjà bien explorées d’Imitatio Christi, de violence guerrière interprétée comme travail sacré, de confession et de pénitences sont reprises ici par Kaeuper.
En guise de conclusion, l’auteur s’interroge sur la mort de l’idéologie chevaleresque. Il conclut que, contrairement à la croyance répandue, ce n’est pas l’arrivée des armes à feu et les changements de stratégies militaires, mais bien un changement d’idéologie qui a eu raison de la chevalerie. En effet, la montée du protestantisme ainsi que la centralisation des pouvoirs en Europe ont fait en sorte que le service à un souverain est devenu plus important que les idées de piété chevaleresque qui, jusqu’alors, dictaient la conduite des guerriers.
C’est donc une compréhension d’un aspect relativement inexploré de la chevalerie et du christianisme médiéval que Kaeuper nous offre ici. Cette importante contribution à la discipline reflète bien la longue expérience et la connaissance étendue de son auteur. Le texte fluide et bien écrit, les arguments structurés et convaincants ainsi que les interminables notes et références en font une lecture aussi agréable qu’instructrice. Cependant, Kaeuper n’a peut-être pas suffisamment insisté sur la mise en contexte de ces idéaux de piété chevaleresque. En effet, le livre aurait été plus complet avec une analyse des liens entre ces idéaux et les conditions sociales et culturelles des différentes époques explorées.
Parties annexes
Note
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[1]
War, Justice, and Public Order: England and France in the Later Middle Ages (1988) et Chivalry and Violence in Medieval Europe (1999)