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J’ai entendu parler de Jules Sioui pour la première fois à l’époque où je faisais des recherches à Ottawa dans le cadre de mon doctorat. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait mis sur pied le Comité de protection des droits des Indiens pour organiser la résistance à la conscription et à la taxation des Autochtones et pour exiger la protection de leurs droits.
D’abord simple irritant pour le gouvernement fédéral libéral de l’époque, cette organisation gagne rapidement le soutien des Autochtones de tout le Canada, ce qui donne lieu à deux congrès à Ottawa (en 1943 et 1944) et à une rencontre avec Thomas Crerar, alors ministre des Mines et des Ressources, chargé des questions autochtones. C’est la première fois depuis la Confédération qu’une telle délégation obtient un accès direct aux leviers du pouvoir colonial. L’héritage de ces congrès et du Comité se prolonge aujourd’hui dans l’Assemblée des Premières Nations. Une grande partie de cet héritage est attribuable à la détermination et à la ténacité de Jules Sioui, des Hurons-Wendats du Québec. Or on ne pouvait lire que très peu de choses à son sujet. Cette lacune se trouve aujourd’hui superbement comblée par la biographie du petit-neveu de Jules, l’écrivain, comédien et professeur de théâtre québécois Jocelyn Sioui.
La biographie se compose de trois parties suivies d’un bref épilogue. L’auteur connaissait son grand-oncle (légendaire dans la famille) et l’avait rencontré brièvement, mais c’est par hasard qu’il a pris conscience de son importance historique. En lisant La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, il est tombé sur un court chapitre décrivant une manifestation en 1949 en appui à la lutte du peuple huron pour ses droits et en soutien à Jules Sioui, alors emprisonné pour sédition et en grève de la faim. Désireux d’en savoir davantage, il apprend l’existence d’une boîte de documents de Jules entreposée dans le garage de son père. Ces archives, modestes mais riches, ainsi que des travaux d’historiens, d’autres sources d’époque, des articles de journaux et des procès-verbaux de procès durant la vie de Jules constituent la base de la biographie. Après avoir lu les documents de son grand-oncle, la première question de l’auteur — celle qui devient le thème central de la biographie — est de savoir pourquoi si peu de gens en savent si peu sur Jules Sioui. Pourquoi son énorme contribution à l’avancement des droits des autochtones a-t-elle été effacée des récits historiques ? Une première raison devient vite apparente : l’État s’est vigoureusement opposé à ce qu’il dise la vérité sur l’oppression des Premières Nations et sur le déni de leur indépendance souveraine ; il voulait simplement qu’il disparaisse du domaine public. Une deuxième raison, plus sombre, qui pourrait expliquer une partie de l’ambivalence des Hurons-Wendats à l’égard de son militantisme, devient évidente à la fin de la biographie.
La première partie présente le début de la vie de Jules et son éveil politique face à son assujettissement à l’administration coloniale. Sioui naît en 1903 à Val-Saint-Michel (aujourd’hui Val-Bélair, dans la ville de Québec) sur la réserve huronne-wendat des Quarante Arpents, près de la grande réserve de Wendake à Loretteville. Enfant, il survit à une pleurésie, un fait auquel l’auteur attribue sa résistance aux forces montées contre lui, ainsi que sa résilience et sa détermination. Il quitte l’école à l’âge de dix-sept ans, désillusionné à cause de la façon dont les élèves autochtones sont séparés des non-autochtones, sont traités différemment et décrits en termes racistes (probablement influencés par les attitudes engendrées par des historiens comme Lionel Groulx, dont les écrits ont influencé l’éducation québécoise à l’époque). Sioui découvrira plus tard qu’on ne lui a jamais rien appris sur la Proclamation royale de 1763 — un document clé pour la protection des terres et des droits des autochtones — ni sur l’histoire réelle des rencontres entre Européens et Autochtones et leur rôle dans la formation et le développement du Québec et du Canada. Néanmoins, ce n’est pas le traitement oppressif des peuples autochtones à travers la Loi sur les Indiens qui éveille Sioui sur le plan politique. Ce sont plutôt les retombées d’un conflit territorial entre les deux réserves huronnes-wendates, Quarante Arpents et Wendake (Loretteville), une querelle pour savoir qui sont les vrais Hurons, et l’apparente corruption de l’agent des Indiens, Maurice Bastien, et de son frère, Ludger Bastien, homme d’affaires autochtone et chef de Wendake. La condamnation de Sioui pour diffamation à l’endroit Ludger l’incite à se renseigner sur la Loi sur les Indiens et sur sa situation en tant qu’Autochtone dont les droits civils et légaux sont très limités.
La deuxième partie du livre retrace la radicalisation de Sioui pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Oralement et dans des pamphlets largement distribués, il dénonce la violation des droits des Autochtones par Ottawa et refuse d’accepter que la Couronne ou le gouvernement fédéral ait quelque juridiction que ce soit sur eux. Devant l’absence de réponse du gouvernement, il mobilise les chefs des Premières Nations de tout le pays qui se réunissent en congrès à Ottawa en 1943 et 1944, congrès qui suscitent un fort intérêt des médias. Mais Sioui a un grave défaut personnel auquel Jocelyn Sioui fait allusion et sur lequel il reviendra à la fin du livre. Ce défaut, qui a clairement affecté son acceptation par sa propre communauté et par les chefs réunis, entraîne une scission au congrès de 1944 et le refus de Crerar de rencontrer les Autochtones si Sioui est présent.
Le résultat net du congrès est la formation de deux organisations autochtones nationales, la modérée Fraternité des Amérindiens d’Amérique du Nord (North American Indian Brotherhood), dirigée par le chef Andrew Paull, de la Colombie-Britannique, et la plus radicale Nation indienne de l’Amérique du Nord fondée par Sioui mais codirigée par Jim Norton et John Tootoosis. Si Sioui n’est pas le chef officiel de la NIAN, il en est certainement la force directrice. Après la guerre, il travaille sans relâche au recrutement de membres et, au mépris des gouvernements fédéral et provincial, il émet plus de 2 000 cartes d’identité garantissant les droits souverains autochtones de leurs détenteurs. Cette activité, notamment les cartes d’identité manifestement illégales, irritent le gouvernement, et Sioui est finalement accusé et condamné pour sédition. En prison, il entame une longue grève de la faim dont il ne se remettra jamais complètement, croit Jocelyn Sioui. La condamnation de Jules Sioui est annulée en appel, mais le gouvernement fédéral continue de le harceler. On l’accuse de fraude pour les cartes d’identité — chef d’accusation bientôt abandonné — puis d’avoir détruit une liste des électeurs affichée en 1963. Sioui déclare que l’élection n’avait rien à voir avec l’élection d’un gouvernement pour les peuples autochtones et qu’il s’agissait d’une concession et d’un soutien aux conquérants. Le jury le déclare coupable tout en recommandant la clémence, mais le juge le condamne à un mois de prison, peine qui se prolonge plusieurs mois de manière inexplicable. Jocelyn Sioui écrit à propos de cette parodie de justice que le gouvernement voulait simplement faire taire ce « fauteur de troubles inarrêtable » (p. 244).
Cette avant-dernière incarcération a probablement brisé la santé de Sioui. S’il demeure actif après sa libération, c’est avec beaucoup moins de vigueur. Au congrès annuel de la Nation indienne de l’Amérique du Nord en 1967, il s’adresse aux délégués, mais son état mental agité fait qu’ils ne l’écoutent que par respect. Miné par la vieillesse et la démence, Sioui meurt en 1990. Le grand chef des Hurons-Wendats, Konrad Sioui, souhaitait pour lui une tombe « digne de l’homme qu’il admirait », mais un si grand nombre de membres de la communauté s’y sont opposés qu’il a été battu. En 1995, le corps de Sioui a été exhumé et enterré de nouveau lors d’une cérémonie spéciale animée par William Commanda, ancien algonquin très respecté et ex-dirigeant de la NIAN. Sur la pierre tombale de Sioui est inscrit « Vie consacrée à la dignité et aux droits des peuples », et en dessous « Tsieȣei », le nom de Sioui correctement épelé (p. 275).
Dans la dernière partie de l’ouvrage, le grave défaut personnel de Sioui est révélé. Cette faille, de nature criminelle, est si troublante que Jocelyn Sioui s’est demandé s’il devait la divulguer et si, ce faisant, il ne dévaluerait pas l’ensemble de sa biographie en même temps que le courage et les réalisations de son grand-oncle. Fidèle au thème central de la biographie (le refus de la suppression de l’histoire), il décide qu’il doit révéler l’incontournable vérité. Celle-ci explique pourquoi plusieurs membres de la communauté de Sioui ne l’ont pas appuyé, outre le fait que plusieurs croyaient déjà qu’il bousculait inutilement l’ordre établi. Elle explique probablement pourquoi le ministre Crerar a refusé de rencontrer les délégués du congrès si Sioui était présent : ce que l’on savait de Sioui sur le plan criminel avait été révélé dès 1937. Dans sa propre lutte avec la connaissance de son grand-oncle, l’auteur revisite les motivations de Sioui et les place dans le contexte de sa profonde foi catholique. Peut-être Sioui pensait-il qu’en défendant les droits des peuples autochtones jusqu’au bout, y compris en payant de sa personne, il serait pardonné. C’est au lecteur de décider comment il veut mettre en balance le passé criminel de Sioui et son combat important pour les droits des Autochtones.
La biographie de Jocelyn Sioui est un ouvrage captivant, écrit de façon claire et objective, complètement honnête, sincère et empreint d’une intense fierté envers son grand-oncle malgré sa faille critique. Non seulement il met en valeur l’identité autochtone, mais il rend hommage à un héros oublié de la lutte pour les droits des Autochtones. Malgré une ou deux erreurs mineures (par exemple, Sioui affirme à tort que le Livre blanc de 1969 a été produit sans aucune consultation des peuples autochtones ; ceux-ci ont été consultés, mais leurs avis sont tombées dans l’oreille d’un sourd), cette biographie constitue un apport précieux à l’étude des relations entre les Autochtones et l’État au Canada au niveau microhistorique. Les gouvernements n’aiment pas avoir tort et se donnent beaucoup de mal pour étouffer les problèmes et les injustices qui nuisent à leurs objectifs. Le destin de Jules Sioui n’est pas le premier ni le dernier à illustrer cette vérité essentielle.