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Ce livre de Serge Dupuis prend sa source dans une proposition du directeur de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) et un projet pilote visant à préserver la mémoire institutionnelle de l’organisme en interviewant ses anciens présidents encore vivants. L’auteur « aspire à raconter l’histoire de la collectivité franco-ontarienne qui est aussi, sans toutefois être limitée à celle-ci, celle de son organisme porte-parole et des gens qui l’ont dirigé » (p. 9-10). C’est dans la rencontre de ces deux axes historiques que se situe l’originalité de l’ouvrage, deux axes qui s’entrecroisent tout au long de la longue histoire de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFEO), fondée en 1910 et devenue l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) en 1969, puis l’AFO en 2006. Contrairement à ce que suggère le titre, l’auteur a choisi de structurer son travail non pas en fonction des présidences, mais plutôt selon l’historique de l’association elle-même tel que périodisé dans l’ouvrage dirigé par Michel Bock et Yves Frenette en 2019 (Résistances, mobilisations et contestations, Presses de l’Université d’Ottawa), en ajoutant la période de l’AFO.

La documentation utilisée est impressionnante et entièrement pertinente, y compris des entrevues, source peu habituelle en histoire. L’auteur a ainsi recueilli le témoignage de 13 présidents et 4 présidentes encore vivants, plus celui de deux personnes proches de l’activité politique des années de fragmentation et celui du président du conseil de transition de 2006. Ces entrevues ont servi à établir le profil des 29 présidents et des 5 présidentes, s’ajoutant à des sources généalogiques comme Ancestry, des données des recensements de 1891 à 1921, des biographies et des curriculums vitae. Serge Dupuis s’est aussi basé sur le volumineux fonds de l’organisme conservé au Centre de recherche sur les francophonies canadiennes de l’Université d’Ottawa.

L’analyse est centrée sur les porte-paroles qui, selon l’historien, occupaient une place centrale dans l’évolution du Canada français de l’Ontario et de l’Ontario français. Ils étaient d’origine ou de souche canadienne-française, « nés au Québec, dans une localité longeant la frontière québécoise ou à forte majorité francophone » (p. 10). Ils ont pris fait et cause pour l’avancement de leurs communautés, par l’école et l’éducation d’abord et, de plus en plus après la Deuxième Guerre mondiale, par l’ensemble des secteurs de développement communautaire, l’ACFO agissant comme un organisme-parapluie. Les prises de position des présidences sont analysées, souvent présentées sous le nom de l’association, soulignant davantage l’identification de l’une à l’autre.

Certaines présidences ont duré plus longtemps et ont sans doute eu une influence plus marquante sur les orientations de l’association. L’approche bon-ententiste de Nicolas-Antoine Belcourt (président de 1919 à 1932) a permis de mettre fin au régime du Règlement 17, qui tombera en désuétude, et elle est restée celle de l’ACFEO pendant de longues années. Celle, inclusive, de Mariette Carrier-Fraser (2006-2010) a été nécessaire à la mise en place de l’AFO multiculturelle et plus représentative ; elle est restée la norme par la suite. L’auteur mentionne à plusieurs reprises que, pour porter la parole, les présidences s’appuyaient sur l’importante contribution du secrétariat général, longtemps géré par un oblat, et plus tard de la direction générale occupée par un laïc, avec un personnel plus ou moins nombreux. Leurs voyages à la recherche de renseignements donnaient certainement l’occasion d’exprimer des prises de position au nom de l’association.

Au concept de porte-parole, l’auteur ajoute ceux de liberté limitée et de champs relationnels pour former un cadre théorique intéressant mais insuffisamment élaboré. L’introduction porte principalement sur l’approche biographique, exploitée tout au long de l’ouvrage, mais c’est dans la conclusion que l’on trouve davantage d’explications sur les deux autres concepts, mentionnés toutefois en conclusion des chapitres.

Pour bien établir le cadre théorique et conceptuel de son ouvrage, l’auteur aurait pu puiser dans son article sur « Les “champs relationnels” de l’Ontario français » paru dans Recherches sociographiques en 2020. La notion de liberté limitée, même si son sens semble aller de soi, demandait une explication plus poussée : « limitée » par rapport à qui, à quoi, de quelle façon et avec quels résultats ? Celle, centrale, de porte-parole apparaît comme le postulat explicatif de l’évolution historique du Canada français de l’Ontario et de l’Ontario français. L’ACFEO/ACFO/AFO en devient le moteur principal, « sans toutefois être limitée » à celle-ci, et les présidences en sont les actrices, mais il aurait été important de lui attacher une autre notion, celle de représentativité.

Durant ses premières décennies, l’ACFEO a représenté les « pères de famille » canadiens-français et catholiques en matière d’éducation, sa raison d’être. Les mères de famille et les femmes ont manifesté à l’école Guigues en 1916 mais se sont plutôt regroupées autour d’Almanda Walker-Marchand et de la Fédération des femmes canadiennes-françaises, fondée en 1914. En suscitant la création de l’Union des cultivateurs franco- ontariens en 1930 et en favorisant celle de l’Association de l’enseignement bilingue en 1939, le porte-parole choisissait de leur « déléguer » (ou de leur laisser) la parole. D’autres organismes, associations et institutions ont porté leur parole à plusieurs niveaux, en harmonie comme aussi en conflit avec celle de l’association. Si la représentativité de celle-ci s’est accrue avec sa laïcisation et l’adoption d’un plus vaste champ d’action dans les années 1960, la multiplication des organismes communautaires à la faveur de subventions fédérales dans les années 1970 et 1980 a fait en sorte que la parole franco-ontarienne n’était plus uniquement celle de l’association, laquelle a d’ailleurs fait l’objet d’une forte contestation. Il faut considérer que ces différentes entités communautaires faisaient aussi partie des « champs relationnels » de l’association et méritaient son attention, autant sinon plus que les autorités scolaires et gouvernementales.

Il faut souligner d’importantes absences dans ce livre. La principale est la bibliographie, pour énumérer les sources documentaires, les travaux qui ont nourri la réflexion, comme aussi la liste et les données relatives aux entrevues. Le protocole de ces dernières aurait d’ailleurs été utile en annexe. Comme l’ouvrage est centré sur les personnes et que les données biographiques se retrouvent dans plusieurs chapitres, un index, onomastique à tout le moins, aurait permis de les retrouver. Par exemple, pour suivre le parcours et la contribution de Carrier-Fraser de son enfance à Hearst dans le nord de l’Ontario à sa présidence à Ottawa, il faut identifier les références à son entrevue de 2017 dans les notes au bas d’une quinzaine de pages de quatre chapitres différents. La « Chronologie des présidences » (p. 267-268) aurait dû fournir non seulement les dates de naissance et de décès des personnes mais aussi celles de leur présidence, ce qui aurait permis de connaître la durée de leurs mandats, de mettre leur influence collective en perspective et de mieux les relier aux années de leur exercice.

Malgré ces limites et lacunes, l’ouvrage de Dupuis porte un regard original sur l’histoire de l’ACFEO/ACFO/AFO en mettant l’accent sur les personnalités présidentielles, sur leurs origines canadiennes-françaises ou franco-ontariennes et sur leurs antécédents, qui changent selon les périodes. Il contribue grandement à « situer, dans l’histoire de l’organisme et de la collectivité franco-ontarienne, l’individu engagé, qui a occupé, à un moment donné, la présidence » de l’association (p. 262). Ce qui explique en grande partie sa longue durée.