Corps de l’article
Le professeur Pierre Anctil, récemment retraité de l’Université d’Ottawa, a publié pendant plus de quatre décennies bon nombre d’études se concentrant sur deux domaines : la vie intellectuelle de la communauté juive de Montréal, en particulier telle qu’elle s’exprime dans la langue yiddish, et les rapports historiques souvent tendus entre les Juifs et les Canadiens français. Ce qui réunit ces deux aspects de son oeuvre savante, c’est sa conviction qu’il n’est pas possible de bien comprendre le Québec et son évolution depuis le début du 20e siècle sans tenir compte de la communauté juive, laquelle a d’abord posé le défi de l’accueil d’une minorité non chrétienne.
Anctil considère que le moyen d’éviter les conclusions impressionnistes sur ces questions très sensibles est d’examiner de longues séries d’éditoriaux de journaux pouvant être quantifiées et analysées. Il l’a fait avec succès avec les éditoriaux du quotidien français emblématique de Montréal, Le Devoir, parvenant à présenter un récit précis et nuancé de la relation ambivalente entre le comité de rédaction de ce journal et la communauté juive de Montréal (À chacun ses juifs, Septentrion, 2014). Dans Antijudaïsme et influence nazie au Québec, Anctil prend maintenant le pouls d’un autre grand quotidien québécois, L’Action catholique, création de l’archevêché de Québec. Les différences entre les deux journaux sont multiples, et largement structurelles ; particulièrement pertinente est la différence d’ambiance entre Montréal et Québec, ainsi que la relation différente des deux journaux avec l’Église catholique et sa hiérarchie.
L’ouvrage examine deux grandes questions : l’attitude du journal envers la communauté juive de Québec dans les années 1930 et sa réaction face à la montée du nazisme en Allemagne.
En ce qui concerne la communauté juive, Anctil souligne avec justesse l’énorme influence de l’Église catholique dans le Québec de cette époque et en particulier sa profonde ambivalence à l’égard des Juifs et du judaïsme. L’Action catholique reflète entièrement la condamnation ecclésiastique alors répandue du judaïsme et de tout ce qu’il représente, mais cette position est atténuée par l’enseignement de l’Église sur la moralité et la charité chrétienne envers les Juifs comme individus, et par l’espoir de les convertir.
Ces attitudes se manifestent par une grande inquiétude des éditorialistes du journal face aux magasins appartenant à des Juifs qui servent une clientèle canadienne-française. La crainte est que ces commerces compromettent la solidarité économique de la société canadienne-française. Ces attitudes se voient aussi dans l’opposition à la construction d’une synagogue dans un quartier nouvellement développé de Québec. En particulier, Anctil détaille la relation de L’Action catholique avec le plus grand « magasin juif » de la ville, propriété de Maurice Pollack, dont l’adhésion au judaïsme n’est pas un secret. Le journal accepte de toute évidence la publicité de Pollack en 1931, mais la relation cesse en 1932, et L’Action catholique n’accepte plus des publicités d’aucune « entreprise juive », à son propre détriment économique. Des documents internes du journal montrent que ce boycott a donné lieu à de nombreuses discussions sur la définition exacte d’une « entreprise juive ».
Dans tout cela, Anctil oppose ce qui se passe à L’Action catholique aux positions du quotidien libéral de Québec, Le Soleil, qui incarne une ouverture à la présence juive à Québec et soutient le projet de construction d’une synagogue.
En ce qui concerne la question du nazisme, Anctil distingue soigneusement L’Action catholique des forces ouvertement antisémites et pronazies parmi les Canadiens français, dirigées par Adrien Arcand. Les lecteurs du journal disposent de deux sources d’information sur le nazisme et ses implications. La première consiste en des informations relativement objectives de l’agence United Press sur les événements et tendances de l’Allemagne nazie. La seconde est le commentaire éditorial du journal, qui témoigne d’une grande ambivalence. Pendant un temps considérable, Hitler n’est pas condamné purement et simplement et il apparaît aux rédacteurs similaire à d’autres dictateurs de la droite fasciste en Europe à cette époque, comme Mussolini en Italie et Salazar au Portugal. C’est la répression hitlérienne de l’Église catholique et la condamnation croissante du racisme nazi par le pape dans les années 1930 qui poussent finalement L’Action catholique à condamner Hitler à la fin de la période examinée par Anctil.
Les changements d’attitude de l’Église catholique envers les Juifs après la Seconde Guerre mondiale, culminant avec Vatican II, ont permis une nouvelle ouverture envers les Juifs à Québec, symbolisée par le don par Maurice Pollack d’un immeuble à l’Université Laval. L’archevêché réduit aussi son empreinte dans l’espace médiatique, menant à la disparition de L’Action catholique, laquelle ferme lorsque l’Église cesse de la subventionner en 1962, au début de la Révolution tranquille.
Pierre Anctil nous amène de façon magistrale à confronter des forces sociales et intellectuelles importantes dans la société québécoise des années 1930. Il termine son ouvrage en nous rappelant que le Québec contemporain a encore des problèmes d’ouverture et d’inclusion envers les communautés minoritaires. L’écrivain américain William Faulkner a écrit que « Le passé n’est jamais mort. Ce n’est même pas passé ». Le livre d’Anctil n’est donc pas une simple entreprise d’antiquaire. Il met en lumière des questions importantes que nous devrions confronter avec sensibilité et empathie pour bâtir un futur pour la société Québécoise.