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« L’année 1929 aura été remarquable pour les gardes-malades : c’est l’année du grand Congrès international, tenu pour la première fois à Montréal et qui fut, grâce à l’activité, au dévouement, au savoir faire du Comité de Réceptions, un si grand succès. Nous en sommes fiers. Le bon sens, la fierté nationale, la vérité ont triomphé, et c’est là l’essentiel[1]. » C’est par ces mots que Charlotte Tassé (1893-1974), directrice de la revue La Garde-malade canadienne-française, résumait à ses lectrices et lecteurs, dans ses « Souhaits de bonne année » de décembre 1929, les douze mois qui venaient de s’écouler. Il faut dire que ces derniers n’avaient pas été de tout repos. En plus d’accueillir du 7 au 13 juillet plus de 6  000 infirmières venues du monde entier, les gardes-malades[2] canadiennes-françaises avaient dû, au préalable, se battre pour être représentées dans le comité d’organisation de ce congrès, dont elles étaient pourtant les principales hôtesses. Elles pouvaient donc être fières tant de la réussite de cet important événement, dont l’écho fut retentissant aux quatre coins du monde, que de leur capacité à s’unir et à se mobiliser pour faire entendre leurs revendications et faire ainsi reconnaître leurs intérêts particuliers. L’année 1929 s’affirme de ce point de vue comme un tournant dans l’histoire des gardes-malades canadiennes-françaises, et plus largement dans l’histoire des soins de santé au Québec et au Canada français. Ce fut, n’hésitons pas à le dire, l’année où la corporation des gardes-malades canadiennes-françaises prit véritablement corps.

Le vote puis l’amendement de la loi sur l’enregistrement des infirmières de 1920 avaient constitué une première étape importante dans l’unification professionnelle de ce corps de métier [3]. La création en 1924 de la revue La Veilleuse puis son remplacement, en 1928, par La Garde-malade canadienne-française étaient venus ajouter une pierre supplémentaire à cet édifice[4]. Mais la mobilisation qui entoura l’organisation du Congrès international des gardes-malades fut la première grande bataille de ce corps constitué, sa première épreuve du feu, la première occasion de tester la solidité de ce regroupement et sa capacité à exister, et donc la première fois que fut dévoilée, aux yeux de tous, sa cohésion. C’est là que s’affirma la communauté émotionnelle des gardes-malades canadiennes-françaises, si l’on entend par ce concept, avec l’historienne américaine Barbara R. Rosenwein, « un groupe dans lequel les gens ont des intérêts, des valeurs et des objectifs communs. Leurs caractéristiques dépendent non seulement des émotions qu’ils mettent en avant — et comment et dans quels contextes ils le font — mais aussi de celles qu’ils refoulent au second plan ou qu’ils ne reconnaissent pas du tout[5] ».

C’est ce que nous entendons démontrer dans cet article[6] qui revient sur l’histoire de cette mobilisation afin d’en souligner l’importance dans la constitution, par le biais d’un vécu émotionnel commun, du corps professionnel, mais aussi du groupe sociopolitique des gardes-malades canadiennes-françaises. Pour ce faire, nous nous appuierons d’abord sur le dépouillement systématique de la revue professionnelle La Garde-malade canadienne-française, qui fut créée en 1928[7] avec l’objectif de devenir pour les gardes-malades canadiennes-françaises « un lieu intellectuel et moral, un organe scientifique et professionnel, un moyen d’action, une occasion d’union et de progrès[8] », et qui fut donc naturellement le principal lieu et moteur de la mobilisation de 1929. Mais nous explorerons également d’autres revues infirmières comme The Canadian Nurse et L’Infirmière française, ainsi que les grands quotidiens québécois que sont La Presse et Le Devoir. Nous entendons ainsi contribuer à affiner l’histoire de la professionnalisation des infirmières québécoises, ainsi que celle du Canada français, tout en comblant un manque historiographique béant.

Un congrès majeur, mais oublié

Le Congrès international des gardes-malades, qui s’est tenu à Montréal du 7 au 13 juillet 1929, n’a que peu retenu l’attention des historiens et des historiennes du nursing québécois. Il n’apparaît que subrepticement, au détour d’un court chapitre sur le Conseil international des infirmières, dans l’Histoire de la profession infirmière au Québec d’Édouard Desjardins, Suzanne Giroux et Eileen C. Flanagan[9]. André Petitat, lui, n’en parle pas du tout dans son ouvrage fondateur sur l’histoire des infirmières québécoises[10]. Yolande Cohen, quant à elle, ne le mentionne qu’une seule fois dans son étude de la profession infirmière, ce qui est assez surprenant pour un livre pourtant consacré aux infirmières francophones. C’est en effet dans un encadré sur l’infirmière montréalaise anglophone Mabel F. Hersey (1872-1943) qu’il en est fait rapidement mention. Cohen y précise que cette dernière était l’« [h]ôtesse du congrès du CII tenu en 1929 », avant d’ajouter par le biais d’une citation reprise du livre de Desjardins, Giroux et Flanagan (mais non sourcée) : « elle sut aplanir certaines difficultés qui surgirent ... et réussit à obtenir l’entière coopération des infirmières de langue française[11] ». Ainsi, en plus de passer sous silence cet événement central, nous allons le voir, dans l’histoire des infirmières québécoises, elle en perpétue une interprétation qui en renverse la signification en faisant des gardes-malades francophones la source de « difficultés » freinant la « coopération ».

Il est vrai que le Congrès international de Montréal peut apparaître, au premier abord, comme anecdotique, une réunion simplement organisée par d’autres en terre québécoise. Il n’a, de fait, pas contribué de façon directe à la transformation du cadre législatif, réglementaire ou institutionnel de la profession. Dès lors, du point de vue d’une histoire qui s’intéresse d’abord à ces aspects traditionnels de l’évolution des professions[12], ce congrès pourrait sembler insignifiant. Mais ce serait ignorer les longues tribunes parues dans la principale revue infirmière du Québec à l’époque, La Garde-malade canadienne-française, tout comme les échos importants que ce congrès et les déboires qui l’ont précédé ont eus dans les médias montréalais. En prêtant attention à ces deux principales sources[13], c’est en effet une tout autre histoire qui peut être écrite. Celle d’une profession en cours de consolidation qui trouve dans la mobilisation entourant cet événement un lieu d’expression — mais surtout d’unification — essentiel parce qu’émotionnellement fort.

Proposé au début des années 2000 par l’historienne médiéviste américaine Barbara H. Rosenwein[14], le concept de « communauté émotionnelle » entend décrire le rapport d’un groupe social aux émotions qui le traversent, et souvent l’unifient, voire le constituent. Il permet d’aborder ce groupe (famille, voisinage, corporation) sous l’angle des relations affectives, et ce, de manière à en faire émerger une description autrement inaccessible. Concrètement, comme le résume l’historien français Damien Boquet : « Les communautés émotionnelles sont donc le fait de considérer un groupe social par la façon qu’il a d’évaluer les émotions, d’en promouvoir certaines, d’en déclasser d’autres, dans les normes qu’il suit quant à la manière dont les émotions doivent être exprimées[15]. » Or, la mobilisation qui a entouré le congrès de 1929 a, comme le laissait déjà entrevoir l’extrait des voeux de Charlotte Tassé (figure 1) présenté en introduction, été vécue et décrite sur le mode émotionnel. Il y fut question d’indignation, d’anxiété, de regret, puis de satisfaction, de bonheur et de fierté[16].

L’historien Eric Reiter a bien montré, dans son ouvrage Wounded Feelings. Litigating Emotions in Quebec, l’importance d’analyser ces sentiments exprimés pour saisir la société canadienne-française de la première moitié du 20e siècle. Étudiant la place qu’occupent les blessures émotionnelles au sein des poursuites judiciaires au Québec entre 1850 et 1950, Reiter observe les nombreuses démarches entreprises en raison de dommages à des biens immatériels comme l’honneur, la réputation ou l’amour-propre. Afin d’obtenir reconnaissance et réparation de ces dommages devant la cour, les plaignants exprimaient les émotions subies, comme le sentiment d’humiliation, la honte, l’indignation, le déshonneur, l’outrage ou l’horreur, sous la forme de « récits captivants pour décrire des situations de manière à servir une rhétorique rendant évidentes les blessures émotionnelles[17] ». L’étude de Reiter témoigne ainsi non seulement de l’importance de l’honneur, individuel ou collectif[18], au sein de la société canadienne-française de l’époque, mais aussi de la puissance rhétorique que peut y avoir la mise en récit d’un honneur blessé ou en péril et des émotions ressenties en conséquence.

Figure 1

Charlotte Tassé vers 1930.

Archives nationales du Québec, Montréal, fonds Charlotte Tassé, P307, S3, SS1, D3

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Le présent article souhaite faire état d’une même réalité à l’extérieur du domaine judiciaire. C’est en effet parce que leur exclusion de l’organisation du congrès de 1929 mettait en péril l’honneur de la communauté professionnelle des gardes-malades canadiennes-françaises que celles-ci exprimèrent d’abord leur indignation, leur anxiété et leur regret, qu’elles se mobilisèrent ensuite en grand nombre et parvinrent finalement à s’y affirmer. C’est ce résultat heureux qui fit en sorte qu’elles manifestèrent leur satisfaction, leur bonheur et leur fierté au terme de l’événement. Porter attention à ces émotions vécues et exprimées permet d’accéder à un autre pan de réalité que la seule étude des textes législatifs, des articles scientifiques ou des évolutions institutionnelles laisse dans l’ombre. Les émotions partagées par un groupe social permettent de saisir la manière dont celui-ci fait corps et autour de quelles valeurs. Comme nous l’avons entrevu dans le discours de Tassé et comme nous allons le voir plus en détail ci-après, le sentiment national, l’appartenance religieuse et l’unité linguistique[19] ont été, de ce point de vue, des supports importants pour l’unification du corps des gardes-malades canadiennes-françaises, autant, voire peut-être même plus, qu’une approche thérapeutique particulière, qu’une conception de la formation, qu’une certaine organisation du travail ou même qu’une éthique professionnelle partagée[20].

Mais revenons d’abord sur le congrès lui-même et sur l’organisation à l’origine de sa tenue : le Conseil international des gardes-malades (ICN)[21]. C’est à Londres, lors de la deuxième conférence annuelle du Matron’s Council of Great Britain and Ireland, en juillet 1899, que la création d’une organisation infirmière internationale fut proposée par Ethel Gordon Fenwick (1857-1947), fondatrice de la British Nurses Association et activiste du mouvement des suffragettes. Elle oeuvrait alors depuis une décennie pour que se développe une structure rejoignant les infirmières de différents pays, permettant l’élévation des normes de la profession et assurant la défense de leurs intérêts[22]. La proposition de Fenwick fut accueillie avec enthousiasme et il fut décidé sur place de former un comité provisoire chargé de poser les bases de ce qui allait devenir l’ICN. Une première constitution fut adoptée l’année suivante, explicitant les objectifs de l’organisation : « [Nous, infirmières de toutes les nations,] nous regroupons en une confédération de travailleuses afin de promouvoir l’efficacité des soins aux malades et de garantir l’honneur et les intérêts de la profession infirmière[23]. »

La mise en place de la confédération annoncée dans ce texte se fit toutefois attendre. Lors du premier congrès de l’organisation, à Berlin en 1904, seuls les pays fondateurs, la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Allemagne, y étaient affiliés[24]. À l’occasion du deuxième congrès de l’ICN, à Londres en 1909, quatre autres associations nationales s’y joignirent, dont la Canadian Nurses Association (CNA) nouvellement créée[25]. L’implication des infirmières canadiennes au sein du Conseil avait toutefois commencé bien avant, comme en témoigne la nomination d’Agnes Snively (1847-1933), surintendante au Toronto General Hospital et présidente de la Society of Superintendents of Training Schools for Nurses of the United States and Canada, au poste de trésorière de 1899 à 1904[26]. Par la suite, grâce à son affiliation, la CNA se vit garantir par les statuts de 1900 la nomination de facto de sa dirigeante à titre de vice-présidente de l’ICN. Helen A. DesBrisay et Georgina Colley, respectivement trésorière et secrétaire de la CNA, représentèrent leur association lors du congrès de Cologne en 1912, accompagnées d’une importante délégation d’infirmières canadiennes[27].

La ville de San Francisco fut alors désignée pour accueillir le congrès suivant qui devait avoir lieu en 1915. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale fit toutefois échouer ce projet[28]. Affaibli par l’effort de guerre, l’ICN ne put se réunir à nouveau qu’en 1922, à Copenhague[29]. Henny Tscherning (1853-1932), présidente du Conseil de 1915 à 1922, exprima alors sa déception face à l’absence des déléguées de plusieurs pays. Seules dix associations nationales étaient en effet présentes[30]. Malgré l’absence de représentantes chinoises, la réunion de 1922 vit l’affiliation officielle de la Chinese National Association of Nurses (CNAN), facilitée par la proximité qu’entretenaient avec l’ICN les leaders infirmières occidentales en Chine[31]. Témoignant de l’intérêt que portait à l’époque l’organisation à ce pays, Nina D. Gage (1883-1946), présidente de la CNAN de 1925 à 1929, fut élue présidente du Conseil international au cinquième congrès à Helsinki en 1925. La CNA et la CNAN se proposèrent alors pour recevoir le prochain congrès de l’ICN prévu pour 1929. L’invitation des infirmières chinoises fut finalement acceptée et la ville de Beijing fut choisie pour accueillir l’événement[32].

Toutefois, deux ans après le congrès d’Helsinki, en raison des troubles révolutionnaires qui secouaient alors la Chine, la CNAN déclara devoir retirer son invitation. Flora Madeline Shaw (1864-1927), présidente de l’association canadienne et ex-présidente de l’Association des gardes-malades enregistrées de la province de Québec (AGMEPQ), réitéra alors l’offre d’accueillir l’événement au Canada. C’est ainsi que la ville de Montréal fut désignée comme ville hôte du sixième congrès de l’ICN[33]. La CNA reçut, en juillet 1927, le mandat d’entamer les préparatifs du congrès à l’échelle locale[34]. Soucieuse d’inclure les Canadiennes françaises dans l’organisation de l’événement, Shaw nomma Edith B. Hurley (1885-1970)[35], directrice de l’École d’hygiène sociale appliquée de l’Université de Montréal, au comité général de réception[36]. Cela ne plut guère aux gardes-malades canadiennes-françaises qui, selon Charlotte Tassé, trouvaient déjà « pénible » d’être représentées par une Irlando-Américaine[37]. Mais, rapidement, la polémique prit une tout autre ampleur.

La polémique

Deux événements sont à l’origine de cette polémique qui entoura la participation des gardes-malades canadiennes-françaises au congrès de 1929. D’abord, la composition majoritairement anglophone du comité d’organisation canadien et les rumeurs qui l’accompagnaient d’un congrès se déroulant uniquement en anglais[38]. Ensuite, le retrait d’Edith B. Hurley, à la fin du mois de mai 1928[39], de son poste de représentante des gardes-malades canadiennes-françaises au sein du congrès, du fait de la masse de travail créée par son engagement dans le comité général de réception[40] (elle venait en outre de poser sa candidature comme secrétaire honoraire de la CNA[41]) — démission dont ni l’association canadienne ni l’ICN ne semblent avoir été mis au courant[42], peut-être en raison du changement de direction qui s’opérait au même moment au sein de la CNA. Mabel F. Gray[43], directrice du département des soins infirmiers de l’Université de la Colombie-Britannique, qui dirigeait l’association depuis le décès, le 27 août 1927[44], de Flora Madeline Shaw, laissait sa place à Mabel F. Hersey, présidente de l’AGMEPQ, qui fut élue officiellement en juillet 1928[45]. Pendant ce temps, les gardes-malades canadiennes-françaises, et en particulier Charlotte Tassé qui suivait l’affaire de près[46], commencèrent à se mobiliser.

Fin août 1928, la directrice de La Garde-malade canadienne-française répondit à une lettre envoyée début juillet par la trésorière de l’AGMEPQ qui lui demandait de relayer la décision de l’association de hausser sa cotisation annuelle pour couvrir une partie des dépenses du congrès. Garde Tassé exprima le regret des gardes-malades canadiennes-françaises de ne voir aucune des leurs dans le comité d’organisation du congrès et leur incompréhension face à cet appel à la générosité, alors même qu’elles semblaient avoir été oubliées pour l’établissement de cet événement[47]. S’ensuivirent un échange avec les représentantes de l’association provinciale[48], ainsi qu’une réponse de Mabel F. Hersey, présidente du comité central d’organisation[49], dont la revue prit soin de rendre compte publiquement à ses lectrices. Mais, déjà, les gardes-malades canadiennes-françaises organisaient la riposte.

En septembre 1928, la rédaction de La Garde-malade canadienne- française, en accord avec le mandat confié à ce bulletin professionnel d’être un « moyen d’action » pour « toutes les gardes-malades canadiennes- françaises du Canada et des États-Unis[50] », fit paraître une annonce pour une assemblée des gardes-malades canadiennes-françaises devant se tenir le 20 octobre suivant à l’Université de Montréal[51]. Le succès fut immédiat et inattendu. Près de 350 gardes-malades religieuses et laïques, venues de toute la province, ainsi que quelques médecins de l’Université de Montréal et des hôpitaux de la métropole, répondirent à l’appel et se présentèrent à l’assemblée afin de discuter de l’attitude à adopter vis-à-vis du congrès à venir, de la place que les gardes-malades canadiennes-françaises pourraient y occuper, du rôle qu’elles devraient y jouer et des moyens d’action dont elles disposaient[52]. Mgr Piette, qui accueillait l’événement à titre de recteur de l’Université, appela les gardes-malades à ne pas s’effacer et à participer activement au congrès[53]. Mais, face à l’importance de la foule présente ce jour-là, il fut convenu de ne rien décider sur le moment et de confier plutôt le dossier à un comité, dont Charlotte Tassé accepta de prendre la direction, afin qu’il étudie au nom des gardes-malades francophones les questions relatives à cet événement d’ampleur[54]. Le moment dut néanmoins être solennel, car, le lundi suivant, La Presse parlait, avec plus d’empressement que de rigueur, de la fondation d’une nouvelle association pour les gardes-malades canadiennes-françaises[55] ! Même si on n’en était pas arrivé là, on avait néanmoins assisté à une véritable démonstration de force des gardes-malades canadiennes-françaises pour qui le congrès était devenu un enjeu d’affirmation identitaire. D’ailleurs, bien que Mlle Hersey se soit montrée ouverte, dans une lettre à Charlotte Tassé du 22 septembre 1928, à accueillir cette dernière au sein du comité de publicité ou celui du programme des fêtes, la directrice de La Garde-malade canadienne-française ne s’était pas laissé séduire. La nomination d’une représentante canadienne-française au sein du comité d’organisation était en effet à ses yeux, comme aux yeux de ses consoeurs francophones, un incontournable préalable. Si bien qu’en novembre, la tension était toujours vive entre les gardes-malades canadiennes-françaises et le comité d’organisation canadien, ainsi qu’en témoignent ces quelques lignes écrites par Charlotte Tassé dans sa revue, devenue de fait le lieu principal d’organisation de la lutte et donc d’expression des différentes exaspérations : « Faut-il admettre cet état de choses ? N’est-il pas vrai que les gardes-malades canadiennes-françaises, religieuses et laïques, ont déjà trop fait, ont trop mérité de leurs concitoyens, pour accepter, sans protestations, cet oubli que nous voulons encore croire involontaire[56] ? »

Figure 2

« Membres du Conseil d’administration pour l’Organisation du prochain Congrès international des infirmières ». Charlotte Tassé est dans la première rangée, deuxième à partir de la gauche.

Archives nationales du Québec, Montréal, fonds Charlotte Tassé, P307, S2, SS3, D5, P1

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La pression exercée par les gardes-malades canadiennes-françaises, soutenues par quelques médecins et figures du nationalisme canadien-français, porta finalement fruit puisque, dès le mois de janvier 1929, Mlle Hersey acceptait d’intégrer un sixième membre au comité d’organisation du congrès en la personne de Suzette Panet-Raymond (1891-1980), la présidente de l’Association des gardes-malades diplômées de l’Hôpital Sainte-Justine. Cinq Canadiennes françaises, dont Charlotte Tassé, avaient alors également intégré des sous-comités liés à l’événement[57] (figure 2). Une fois leur participation à l’organisation du congrès acquise, se posait néanmoins toujours pour les francophones, selon les mots d’Édouard Montpetit (1881-1954), secrétaire général de l’Université de Montréal et proche de Tassé, « un grand devoir national : c’est de montrer que pour nos oeuvres et pour nos moyens, nous sommes véritablement comparables aux autres ... Il importera que l’on vous voit [sic] à votre tâche, dans vos hôpitaux ; n’ayons pas peur de révéler les progrès que nous avons accomplis[58] ».

L’affirmation des Canadiennes françaises

La Garde-malade canadienne-française assuma à nouveau dans l’accomplissement de cette tâche un rôle des plus actifs. De nombreux textes visant à renseigner les francophones sur le congrès et à encourager leur participation y furent publiés dans les mois précédant l’événement[59]. Il y était notamment question des objectifs et de l’histoire de l’ICN, des différentes dispositions prises pour l’occasion (tarif réduit de voyage, offres de logement, événements sociaux prévus) et des ébauches du programme. Les allocutions d’Édouard Montpetit[60] et de Mgr Piette[61], présentées lors de la seconde assemblée des gardes-malades canadiennes-françaises qui s’était tenue le 26 janvier 1929 et dans lesquelles ils explicitaient l’intérêt que représenterait le congrès pour les Canadiennes françaises, y furent également reproduites. Soeur Augustine (1873-1963), de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, Edith B. Hurley et Rachel Bourque, de l’École d’hygiène sociale appliquée, rédigèrent en outre, au début de l’année 1929, un texte sur le statut du « nursing[62] » au Québec qui fut ensuite envoyé à différentes revues infirmières affiliées à l’ICN[63]. Enfin, La Garde-malade canadienne-française, jouant toujours à plein son rôle de porte-voix de la communauté, mais aussi d’« occasion d’union et de progrès[64] », publia en juin 1929 un « numéro souvenir » (figure 3) à l’intention des congressistes, dans lequel était présenté tout l’univers du nursing canadien-français.

Figure 3

Page couverture du numéro souvenir de La Garde-malade canadienne-française, juin 1929.

Collection personnelle, A. Klein

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Le numéro s’ouvrait sur un portrait de Jeanne Mance (1606-1673), la « première garde-malade laïque d’Amérique du Nord », suivi par ceux des principales religieuses hospitalières de l’histoire de la province de Québec. Y succédaient un texte de l’avocat et journaliste Jean Bruchési (1901-1979) sur le Canada français, les portraits des présidentes des associations internationale, nationale et provinciale, un court texte de bienvenue en anglais, puis les portraits des principales francophones de l’organisation, soit Suzette Panet-Raymond, Charlotte Tassé et Rita Guimond, la présidente de l’Association des gardes-malades diplômées de l’Hôpital général de la Miséricorde, alors présidente conjointe du comité d’enregistrement du congrès. Ensuite, après les souhaits de bienvenue des 18 consuls des différents pays invités, toutes les universités (plus l’École d’hygiène sociale appliquée) ainsi que toutes les écoles de gardes-malades de la province étaient présentées, individuellement et chronologiquement, par une photographie et un court texte historique. Le tout s’achevait avec le programme complet des festivités associées au congrès. Un moyen de rappeler à toutes et tous que c’étaient les gardes-malades canadiennes-françaises qui recevaient et qu’elles appartenaient à une longue histoire de soignantes dont la figure tutélaire n’était pas, comme chez les nurses anglophones, la Britannique Florence Nightingale (1820-1910), mais la cofondatrice de Montréal, la Française Jeanne Mance. C’est ce que rappela également l’abbé Léonidas Derome (1892-1967) en ouverture du congrès, soulignant par là même l’histoire, d’abord canadienne-française, des gardes-malades canadiennes[65]. Qui plus est, tout au long de l’événement, les congressistes furent invités à prendre part à des déjeuners et à des goûters au sein de différents hôpitaux francophones de la région montréalaise, le tout souvent suivi d’une visite de ces établissements[66]. Pourtant, comme le relevait La Presse[67] le jour de l’inauguration, aucune session du congrès ne se déroulait dans la langue de Molière, à l’exception d’une réunion, en marge du programme officiel, animée par Suzette Panet-Raymond[68].

Mais les gardes-malades canadiennes-françaises avaient été actives dans l’organisation du congrès et s’appropriaient donc, tout naturellement, une part de sa réussite. Dans les mois qui suivirent la tenue du congrès, La Garde-malade canadienne-française continua d’ailleurs à se faire l’écho de son déroulement comme de ses retombées. Dès son numéro de juillet 1929, elle publia un texte de son rédacteur en chef, le Dr Emmanuel Persillier Benoît (1869-1946), dans lequel celui-ci se réjouissait du « succès complet », du « grand succès » de cette rencontre qui a « fait honneur au Canada » et en particulier à la province de Québec et à la ville de Montréal[69]. Il insistait notamment sur le fait que l’organisation hospitalière et infirmière du pays était désormais « connue du monde entier », avant d’ajouter : « Et nous en sommes fiers à tous les points de vue : national ou provincial, social ou religieux[70]. » Dans son numéro du mois d’août, la revue publia l’allocution de la présidente de l’ICN, Mlle Nina D. Gage[71], puis le rapport présenté par la CNA[72]. En septembre, le rapport du Conseil national des gardes-malades de Grande-Bretagne fut rendu public[73]. En octobre parurent la traduction d’un article de l’American Journal of Nursing célébrant la réussite d’un « grand Congrès ! » et l’« hospitalité des infirmières canadiennes[74] », puis le rapport de l’Association des gardes-malades américaines[75]. En novembre et décembre, finalement, était publié le rapport de l’Association des gardes-malades diplômées de France[76]. Les rapports des associations danoise, finlandaise, chinoise, belge, hollandaise, indienne, néo-zélandaise, norvégienne, africaine, bulgare, cubaine, irlandaise et polonaise paraîtront successivement dans tous les numéros de l’année suivante, et ce, jusqu’en février 1931 ! Qui plus est, en septembre 1930, la revue donna à lire un texte particulièrement élogieux sur le congrès[77] de Léonie Chaptal (1873-1937), paru l’année précédente dans L’Infirmière française[78], ainsi qu’un second de Mlle Gabrielle Kaeckenbeeck, cheffe de la Section des infirmières de la Croix-Rouge de Belgique, revenant elle aussi sur l’hospitalité des infirmières canadiennes[79]. La fierté des organisatrices canadiennes-françaises, dont Charlotte Tassé se faisait l’écho dans ses voeux de décembre 1929, était si grande qu’elles voulurent faire durer le plaisir aussi longtemps que possible.

Faire communauté par le biais des émotions

Il faut dire que les gardes-malades canadiennes-françaises étaient passées, au cours de cette mobilisation, à travers une palette d’émotions aussi fortes que diverses. Charlotte Tassé, dans une correspondance du 20 août 1928, faisait déjà état de leur « sentiment général [de] regret » devant « l’absence totale de Canadiennes [françaises] dans le Comité central chargé d’organiser le Congrès[80] ». Ainsi, initialement sans représentation distincte de « leurs compatriotes de la Nouvelle-Angleterre, de la province d’Ontario ou des provinces de l’ouest du Canada[81] », elles ne se sentaient considérées « que comme un élément négligeable[82] ». Comme le résuma plus tard Mgr Piette, avec l’accent nationaliste qui caractérise tous les soutiens masculins des gardes-malades canadiennes-françaises, leur volonté de « prendre une part importante dans un Congrès international comme celui qui siégera à Montréal » était avant tout le produit d’un « motif particulier d’amour-propre national[83] ». C’est à nouveau à cet amour-propre ou « honneur national[84] » que fait référence le Dr Benoît lorsqu’il enjoint aux gardes-malades canadiennes-françaises de ne pas agir « comme si nous comptions pour rien dans notre pays[85] ».

Si tous n’y font pas allusion aussi explicitement, nul doute que de nombreuses gardes-malades canadiennes-françaises envisagent avec inquiétude la tenue du congrès de 1929 sans la participation active des francophones du pays et l’atteinte à leur honneur et à leur réputation qui en résulterait. C’est ce dont rend compte Charlotte Tassé qui, ayant sondé ses collègues du Québec à l’été 1928, a constaté qu’elles « étaient anxieuses [sic] de participer [au] Congrès d’une façon active, mais à condition d’être représentées par des leurs dans le comité général et dans les sous-comités[86] ». Il est fort probable que Tassé avait alors déjà profité de cette tournée pour mobiliser ses collègues puisque, lorsqu’est lancée l’invitation à l’assemblée du 20 octobre 1928 visant à discuter des questions relatives au congrès, la rédaction de La Garde-malade canadienne-française écrit compter « que toutes les gardes-malades canadiennes-françaises se feront un devoir de répondre à cette invitation[87] ».

Si l’appel au devoir se manifeste à de nombreuses reprises dans nos sources, la mobilisation des gardes-malades canadiennes-françaises tient également aux émotions qui furent évoquées. Nos sources rendent en effet compte d’une mise en récit des émotions ressenties dans une visée argumentative comparable aux narrations qu’a observées Eric Reiter dans le cadre de litiges légaux, dont son ouvrage Wounded Feelings souligne d’ailleurs la force rhétorique[88]. Les fins que cherchent à atteindre les gardes-malades canadiennes-françaises sont alors multiples. Celles-ci ont d’abord pour but de convaincre la CNA et l’AGMEPQ, toutes deux dirigées à l’époque par des anglophones[89], qu’une erreur a été commise en n’incluant pas suffisamment les Canadiennes françaises dans l’organisation du congrès. C’est pourquoi, le 20 août 1928, Charlotte Tassé fait part à la trésorière de l’AGMEPQ de leur « sentiment général [de] regret » face à « l’absence totale de Canadiennes françaises dans le Comité central chargé d’organiser le Congrès[90] ». Tassé se montre limpide sur ce qu’attendent les Canadiennes françaises : « [L’oubli des Canadiennes françaises lors de l’élection aux charges de confiance] est dû, sans doute, à la précipitation avec laquelle on a formé le Comité central. Le signaler, j’en suis certaine, suffira pour que, immédiatement, on s’empresse de le réparer. Alors toute cause de malaise aura disparu[91]… » Comme nous l’avons mentionné, ces démarches portent fruit, et c’est dans le but avoué « de voir représentés, de façon entièrement satisfaisante, les infirmières franco-canadiennes et leurs intérêts lors [du] prochain Congrès de Montréal[92] » que Christiane Reimann, secrétaire générale de l’ICN, confirme la nomination de Suzette Panet-Raymond au comité d’organisation.

Mais c’est aussi la mobilisation des gardes-malades canadiennes- françaises que vise l’évocation de ces émotions. La correspondance entretenue par Tassé avec la CNA et l’AGMEPQ fut en effet publiée dans leur revue professionnelle à la suite d’un court texte soulignant à quel point il était « pénible d’accepter [d’être] représentées officiellement par une irlandaise-américaine[93] ». Tassé clôt la présentation de cette correspondance avec amertume : « On demande tout de même notre cotisation, notre aide financière, on nous prie d’ouvrir les portes de nos couvents pour recevoir les congressistes, on invite “celles qui veulent travailler” à donner leur nom, etc. [Mais] on ne nous donne aucune représentation officielle dans le Comité Central[94]. »

Au début de l’année 1929, alors que la question de la représentation des gardes-malades canadiennes-françaises a été résolue, Mgr Piette craint que la rhétorique utilisée pour les mobiliser ait été trop efficace. Il exprime ainsi ses inquiétudes à leur assemblée du 26 janvier 1929 : « nous avons en général de fort belles qualités, mais une petite faiblesse : … nous gardons trop longtemps en discussion des choses déjà décidées ; nous continuons de discuter ce qui n’est plus discutable, et les idées continuent de se contorsionner et les sentiments se chagrinent[95]. » C’est pourquoi il soutient que l’honneur national les oblige non plus à lutter pour leur représentation, mais bien à prendre part à l’événement : « Si vous voulez vous entre- protéger dans votre profession d’une manière générale, si vous voulez avoir une action respectable, digne, importante et utile dans le Congrès qui s’en vient, gardez l’honneur national vis-à-vis de vos hôtes. … Dans un désir de collaboration sincère, quoiqu’il [sic] en puisse coûter à un petit orgueil contrarié, ce n’est qu’en étant unies avec toutes les vertus que la solidarité réclame que vous pourrez vous rendre justice à vous-mêmes et à la face des autres[96]. » Il précisait par ailleurs qu’il est « heureux et tout à fait satisfait[97] » que les choses aient pu se régler au mieux et soulignait la « sérénité » qui était désormais celle des gardes-malades.

La rédaction de La Garde-malade canadienne-française adopte un discours similaire lorsqu’elle affirme dans les pages du numéro de février 1929 : « tout s’est terminé à la satisfaction générale. Nous n’avons plus maintenant qu’une chose à faire : c’est d’apporter à l’organisation de cet important Congrès la plus active et la plus complète collaboration, en acceptant de bon coeur toutes les charges qu’on voudra bien nous confier. Que toutes les gardes-malades s’inscrivent et que toutes celles qui le peuvent prennent part aux délibérations[98]. » Dans ce même numéro, Tassé, parlant au nom de la revue, se dit « heureuse [d’assurer] sans restriction notre entière collaboration[99] » au comité d’organisation. En mai 1929, le Dr Benoît affirme à nouveau : « Nous aurions tort de nous prévaloir d’une question de race ou de religion pour nous abstenir de participer à ce Congrès[100]. »

Enfin, une fois le congrès passé, c’est la fierté qui régnait chez les gardes-malades francophones, comme le Dr Benoît le résumait au moment de faire le bilan de l’événement :

Cette réunion a démontré pleinement toute l’importance de ce Conseil international des gardes-malades ; elle fait honneur au [Canada] qui a reçu le Conseil et en particulier à la province de Québec et à la ville de Montréal où la réunion s’est tenue. Nous avons reçu dignement et convenablement nos hôtes. … Ce Congrès fini, nous pouvons dire sans exagération que notre organisation hospitalière et infirmière canadienne-anglaise ou canadienne-française est maintenant connue du monde entier. Et nous en sommes fiers à tous les points de vue : national ou provincial, social ou religieux. Toutes nos institutions, religieuses ou laïques, ont figuré avec honneur à ce Congrès[101]

La rédaction de La Garde-malade canadienne-française, dans ses souhaits de bonne année que nous présentions en ouverture de cet article, évoque quant à elle le sentiment de fierté que suscitent les souvenirs de l’événement : « L’année 1929 aura été remarquable pour les gardes-malades : c’est l’année du grand Congrès international, tenu pour la première fois à Montréal et qui fut, grâce à l’activité, au dévouement, au savoir faire du Comité de Réceptions, un si grand succès. Nous en sommes fiers. Le bon sens, la fierté nationale, la vérité ont triomphé, et c’est là l’essentiel[102]. »

Ainsi, ce sont d’abord des émotions, des sentiments, des ressentis communs qui ont poussé la communauté des gardes-malades canadiennes-françaises à se réunir et par là même à s’unifier. C’est justement ce rôle d’agent de transformation joué par les émotions que l’historien français Damien Boquet souhaitait voir mieux étudié lorsqu’il appelait en 2014 à « événementialiser les communautés émotionnelles[103] ». L’émotion ou plutôt son expression possède effet le potentiel, longtemps négligé par l’historiographie, tant de singulariser les individus d’un groupe, en y exposant une rupture, que de créer ou de consolider une communauté en dévoilant sa cohésion, comme ce fut le cas pour les gardes-malades canadiennes- françaises en 1928 et 1929. On assista bien, à cette occasion, à une « communalisation » des gardes-malades, « au sens où l’émotion socialement performée peut dans l’instant activer une communauté de buts et de valeurs, en renforcer l’actualité, tandis qu’elle n’existe hors de l’événement que de façon lâche[104] ». Elles parlèrent en effet d’une seule voix, par le biais de leur bulletin professionnel, pour se dire « attristées » de n’avoir pas été prises en compte et « insatisfaites » des gestes posés par le comité d’organisation du congrès, et pour manifester leur « regret » d’avoir été oubliées. La méprise de La Presse, qui crut à l’apparition d’une nouvelle association professionnelle au soir du 20 octobre 1928, est de ce point de vue révélatrice : pour la première fois, les gardes-malades francophones de la province de Québec ont exprimé d’une voix unifiée un même ensemble d’émotions. Et il en fut de même à chaque étape de ces événements, les émotions ressenties, pour une fois affirmées et mobilisées, glissant simplement du négatif vers le positif, du regret vers la fierté, de l’insatisfaction vers la joie.

Ce n’est toutefois pas seulement dans les émotions clairement exprimées, peut-être ici pour la première fois[105], que la formation et la délimitation de cette communauté se sont jouées, mais également dans le rejet de certains vécus ou dans l’abandon de certains sentiments. La « structure émotionnelle » (« system of feeling[106] ») de cette communauté se dessine en effet tant en positif qu’en négatif, dans ce qui est prôné comme dans ce qui est rejeté ou banni. Ainsi en est-il des appels à l’absence de regret ou à la mise de côté de tout orgueil blessé. Toutefois cette caractérisation en creux apparaît surtout dans l’invitation qu’Édouard Montpetit adresse aux gardes-malades canadiennes-françaises à dépasser leur peur et leur modestie pour faire valoir, au cours du congrès, leurs multiples et importantes réalisations[107] (ce qui sera fait notamment avec la publication du numéro souvenir de La Garde-malade canadienne-française).

Semble ainsi, sinon naître, du moins grandir et se consolider un sentiment d’appartenance à une même communauté, définie certes par un système émotionnel, mais pas uniquement. Comme le laisse entendre le Dr Benoît lorsqu’il parle dès la fin du congrès d’une fierté à la fois nationale et provinciale, sociale et religieuse, les émotions vécues sont le support, mais aussi le reflet d’autres appartenances autour desquelles cette communauté se constitue et se définit. Il y a bien sûr la langue, qui est à la fois à l’origine des émotions vécues (par la discrimination dont elle a fait l’objet) et leur principal vecteur. Il y a également la religion, qui singularise le groupe des gardes-malades canadiennes-françaises, comme le souligne à nouveau le Dr Benoît dans un texte paru en mai 1929 dans La Garde-malade canadienne-française qui revient sur la tenue, à la même période que le Congrès international des gardes-malades, du Congrès de la Fédération internationale des gardes-malades catholiques. Le médecin, qui s’inscrit de plein droit dans la communauté des gardes-malades canadiennes- françaises, ainsi qu’en témoigne son usage constant du « nous » (mais aussi son implication dans La Garde-malade canadienne-française à titre de rédacteur en chef), y rappelle que la participation des francophones est également un devoir social, car « Nos invitées devront constater qu’en ce pays de nationalité mixte, et de religion différente, les catholiques participent à la vie nationale comme les autres et n’éprouvent aucun scrupule ni aucune honte à le faire[108] ». Ainsi, la communauté des gardes-malades canadiennes-françaises se constitue également, en tant que communauté émotionnelle, par le rejet de la honte et du scrupule associés à la valorisation de leur religion.

En fait, cette communauté se fond dans la communauté canadienne-française elle-même, au point même d’en représenter à la fois l’essence et la partie active la plus visible. C’est ce que laisse entendre l’abbé Derome dans l’allocution qu’il prononce en ouverture du Congrès international : « La survivance de notre race en terre d’Amérique ... est due surtout à l’oeuvre héroïque de nos mères de familles canadiennes-françaises qui, en véritables gardes-malades, conscientes du péril d’une poignée de 60,000 descendants de Français, constituèrent par leur fidélité à la noble tâche de la maternité une entité canadienne-française de plus de trois millions en terre canadienne et tout près du même nombre aux États-Unis[109]. » La garde-malade canadienne-française est donc le modèle de cette survivance dont Lionel Groulx (1878-1967) s’était fait l’apôtre dès les années 1910[110] et qui devait devenir le coeur même de l’identité sociale et politique de la nation canadienne-française. Elle est celle qui prend soin de la nation et qui lutte pour perpétuer son existence et ses moeurs. Elle est l’image de la survivance en tant qu’elle est parvenue à faire perdurer un modèle de soin proprement francophone, et ce, malgré les transformations politiques (et donc linguistiques) qu’a connues le Québec[111]. Et il en est de même pour la revue qui porte son nom et dont le mandat fut toujours de défendre et d’affirmer l’existence de ce modèle spécifiquement canadien-français du nursing articulé autour d’une langue et d’une histoire. C’est ce qui fut défendu en 1929 dans le cadre du Congrès international des gardes-malades et c’est ce qui le sera à nouveau trente ans plus tard, lorsque l’Association des infirmières de la province de Québec voudra inclure dans sa cotisation un abonnement obligatoire à une traduction française de la revue anglophone The Canadian Nurse[112]. Chaque fois, La Garde-malade canadienne-française se fit l’outil d’une mobilisation identitaire parce que le porte-voix d’une communauté émotionnelle, professionnelle, mais aussi culturelle.

Vers une histoire infirmière et émotionnelle du Canada français

En juin 1969, Montréal accueillit pour la deuxième fois le Congrès international de l’ICN. Le Québec avait changé et ses infirmières aussi. On ne parlait plus de Canada français ni de gardes-malades. Le débat autour de la question linguistique n’était également plus d’actualité, remplacé par celui sur la reconnaissance du statut des infirmiers hommes qui étaient alors de plus en plus nombreux[113] ou celui sur la qualité de la formation infirmière dans les cégeps nouvellement créés[114]. Il faut dire aussi que la présidente de l’ICN était alors Alice Girard (1907-1999), la doyenne francophone de la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal, qu’elle avait contribué à créer quelques années auparavant. Le nursing en français s’était épanoui à Montréal comme partout dans la province et l’on ne craignait plus l’hégémonie anglophone. Or, force est de constater que cet état de fait n’était pas indépendant des mobilisations des gardes-malades canadiennes-françaises, en particulier celle qui eut lieu en amont du congrès de 1929.

En nous intéressant aux émotions ressenties, partagées mais aussi rejetées par la communauté des gardes-malades canadiennes-françaises à l’occasion de la tenue du sixième congrès du Conseil international des gardes-malades en 1929 à Montréal, nous avons en effet pu mettre en évidence l’importance de cet événement international en terre québécoise dans la formation et l’unification de ce groupe professionnel à part entière. Par le biais de la toute récente revue La Garde-malade canadienne-française, qui joua ici parfaitement son rôle d’organe de promotion professionnelle[115], et notamment grâce à la vigilance et la ténacité de sa directrice, Charlotte Tassé, les gardes-malades franco-canadiennes ont pu se mobiliser comme une communauté soudée et ainsi faire entendre leur voix. Une voix marquée par l’émotion de n’être d’abord pas prises en compte, avant de finalement obtenir la reconnaissance escomptée. Elles sont ainsi apparues, de manière assez inédite dans une histoire qui les a longtemps considérées uniquement comme des personnes « douces[116] », sous la forme d’une communauté unie et militante, capable de faire preuve d’activisme, notamment lorsqu’il était question de défendre leur identité propre.

Plus encore, cet événement fut pour cette communauté de soignantes à part entière une occasion de dessiner les contours, notamment historiques à travers le « numéro souvenir » de La Garde-malade canadienne- française publié en juin 1929, du modèle infirmier canadien-français qu’elles entendaient valoriser. En retraçant leur histoire, depuis Jeanne Mance jusqu’à Suzette Panet-Raymond, les gardes-malades franco-canadiennes ont donné corps et apporté une profondeur historique à leur communauté, qu’elles ont inscrite dans la longue histoire de la communauté canadienne-française. Elles se sont en effet positionnées au coeur de la communauté nationale et « raciale » du Canada français, se donnant même à voir comme sa véritable colonne vertébrale, en tant qu’outil mais aussi symbole de sa survivance. Elles ont ainsi contribué à imposer la figure des soignantes francophones comme élément essentiel de l’histoire canadienne, mais surtout de la société québécoise et de son système de soins de santé, posant de ce fait les premières briques d’une profession infirmière qui n’a cessé ensuite de se développer, de s’affirmer et de chercher à s’autonomiser.

Ainsi, le congrès de 1929 apparaît bien comme un temps fort de l’histoire des infirmières québécoises de langue française, mais aussi comme un épisode marquant de l’histoire du Canada français. Mais un temps fort qui ne peut être saisi à sa juste valeur que si l’on s’intéresse réellement aux émotions vécues par les gardes-malades canadiennes-françaises et qu’on les considère comme des éléments historiques à part entière. Comme l’ont montré les travaux sur l’histoire des infirmières au front[117], les émotions occupent une place importante dans l’histoire du nursing et de la reconnaissance du corps professionnel infirmier au Canada. Or, il est temps, comme ont déjà commencé à le faire certaines historiennes principalement[118] (mais pas seulement) dans le Canada anglais, d’élargir la focale de l’étude des émotions infirmières au-delà du seul contexte des guerres pour leur reconnaître leur pleine place dans le quotidien, et donc dans l’histoire, de ces soignantes. Cela permettra aussi, comme nous l’avons montré dans cet article, de réinscrire pleinement l’histoire des infirmières dans l’histoire de leur communauté nationale, sociale et culturelle, et ainsi d’enrichir l’histoire, ici de l’Amérique française, de leurs regards singuliers si précieux.