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Historiennes de formation, professeures dans des institutions universitaires ontariennes — l’une bilingue, l’autre francophone —, les autrices, Marie-Claude Thifault et Marie Lebel, nous offrent avec cette étude une « mise en récit de … dérives [qui] constitue une forme de réappropriation de soi tout en exprimant, pour d’autres, la tangibilité de l’expérience “folie” » (p. 156). De collègues qu’elles étaient à l’Université de Hearst, elles se rencontrent de nouveau dans le cadre d’un projet sur la déhospitalisation psychiatrique en situation linguistique minoritaire au Québec et en Ontario (IRSC). Au sortir de ce projet, face à des centaines de dossiers psychiatriques de l’Hôpital Montfort et d’entretiens avec des intervenants et personnes psychiatrisées dans le nord de l’Ontario, elles décident de joindre leurs forces, leur expertise et leurs données pour écrire à quatre mains cet ouvrage. Marie Lebel est spécialiste de l’Europe contemporaine, mais aussi des questions identitaires chez les intellectuels et créateurs de l’Ontario français. Marie-Claude Thifault, elle, se spécialise en histoire des soins infirmiers et dans l’analyse des archives psychiatriques d’hôpitaux du Québec et de l’Ontario. Par ce livre, les autrices veulent « donner la parole pour témoigner d’une vie de mal-être » (p. 152).

L’introduction explore le concept clé du titre, les « dérives », décrites comme des écarts de parcours sous l’influence de forces extérieures. La « dérive trahit une absence, un manque, ou un refus “des ressources subjectives” de rattrapage ou de “ré-ancrage” » (p. 3). La dérive n’est pas une rupture ou un choc comme l’ont dit avant elles d’autres auteurs, elle s’inscrit davantage dans la continuité. De ces parcours de vie forgés par un suivi psychiatrique, il faut conclure que ces dérives, plus ou moins marquées, sont des remous ou des rapides sur un fleuve qui, peu importe la situation, n’est jamais tranquille. C’est par différentes voix, celles des patients et patientes, des proches, des psychiatres, des infirmiers et infirmières, des travailleurs sociaux et travailleuses sociales, que ces parcours de vie s’inscrivent comme trace historique pour nous faire voir au plus près le quotidien les difficultés d’être.

Pour les autrices, décider d’esquisser six portraits individuels nécessite le recours à une écriture plus sensible, plus accessible, mais aussi plus libre. Dans l’ombre de ces vies, on voit aussi l’organisation des services de soins en santé mentale de l’Ontario français. Le premier chapitre donne le ton. L’objectif est double : à l’intention d’écrire une microhistoire de récits individuels et de leur plus large portée s’ajoute la volonté de rendre les résultats de manière simple et accessible, sans jargon ni de trop nombreuses notes de référence. Pour atteindre ces objectifs, les autrices sollicitent une méthodologie hybride qui se révèle dans cette écriture en duo. Alors que l’une se base sur des dossiers médicaux de l’unité psychiatrique de l’Hôpital Montfort et raconte les détails des entrées et sorties de patients au statut chronique, l’autre met de l’avant des données issues d’entretiens mais aussi de documents publics et privés pour mettre en contexte les histoires de vie d’intervenants et de patients.

Les chapitres 2 à 7 se déclinent en six tableaux. Six personnes. Six personnages pourrait-on dire. Pauline, l’infirmière diplômée en 1964 à Toronto qui témoigne des changements et coupures en santé mentale en Ontario français. De superbes photos complètent le portrait de son histoire professionnelle. On y apprend aussi que très tôt elle a réalisé le poids du stigmate au sein même de sa famille avec un oncle interné. Le long parcours de Solange à Montfort débute en 1961. Femme mariée et mère de quatre enfants, elle aura une vie conjugale houleuse et de (trop) nombreux aller-retour en clinique psychiatrique. Le troisième portrait nous fait voir un homme à la fois intervenant et patient. Normand bouge beaucoup, dans différentes villes ontariennes, grâce aux performances et aux arts visuels. L’art sera d’ailleurs une bouée qui lui permettra de ne pas se noyer. On suit ensuite Gina, en constant besoin de prise en charge, une éternelle insatisfaite de la vie, de sa vie. Après une dépression postpartum en 1963, son anxiété constante, sa solitude, ses « besoins » l’amènent toute sa vie durant à consulter de nombreux spécialistes. Les deux derniers chapitres nous donnent à voir d’abord Jimmy, diagnostiqué schizophrène à l’orée de la vingtaine en 1973 et fervent lecteur de Thoreau, et enfin, Marilyne, qui raconte ses épisodes de frénésie et de léthargie — qui se raconte et qui se rencontre en lisant son propre dossier médical. La parole est par-devers elle jusque dans la rencontre avec les mots des autres écrits sur elle.

Ce qu’il faut retenir de cet ouvrage peut se décliner en trois points : le rapport au temps, le rapport à la souffrance psychique et sociale et le rapport à la vérité et à l’oubli. Le temps, inscrit par date au dossier ou basé sur des éléments de récits de vie, est long, lent, en suspens, en arrêt, mais c’est aussi ce temps qui permet à plusieurs de reprendre leur souffle. À la fin de la lecture de cet ouvrage, la lenteur et la pesanteur de ces vies précaires restent avec nous. Ce statut fragile nous aide aussi à mieux penser le rapport à la souffrance, qu’elle soit « en soi » ou dans le regard des autres. Les paroles, les comportements et les émotions des personnes aux prises avec des problèmes psychiques nous ouvrent une fenêtre sur les possibilités et impossibilités de la vie quotidienne et des services offerts en Ontario francophone. Enfin, l’ouvrage questionne le rapport à la vérité et à l’oubli. Si les autrices mentionnent à quelques reprises que le travail de narration est laissé à la source elle-même et garantirait une forme d’objectivité et de véracité face à la parole de l’autre (p. 2 et 13), elles mentionnent toutefois que ces récits sont fragmentés et construits sur des oublis sélectifs. Ce livre doit être lu, justement, comme une expérience narrative qui nous parle d’histoires individuelles, histoires qui résonnent encore des décennies plus tard et nous permettent de mieux penser l’expérience « folie » pour les francophones de l’Ontario depuis les années 1960.