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Ce livre est tiré en partie d’un mémoire de maîtrise en littérature comparée déposé en 2014. À travers une analyse des biographies de Maurice Duplessis écrites par Robert Rumilly et Conrad Black ainsi que de la série télévisée Duplessis scénarisée par Denys Arcand, Pierre B. Berthelot cherche à expliquer le décalage entre l’historiographie qui tente depuis longtemps de nuancer le duplessisme et la mémoire populaire qui entretient l’image de la Grande Noirceur. La conclusion de l’auteur est que Rumilly, Black et Arcand ont tous écrit leur oeuvre en réaction à la Révolution tranquille, plus précisément en guise de protestation contre ceux qui ont tenté d’imposer leur vision négative du duplessisme, et ont ainsi tenté de créer un personnage mythique positif en la personne de Maurice Duplessis. Leur oeuvre étant publiée ou diffusée à une époque où le sombre souvenir du Cheuf et de l’Union nationale était déjà bien ancré dans la mémoire, ces trois auteurs auraient contribué bien malgré eux à nourrir la légende noire de Maurice Duplessis et de l’Union nationale.

Berthelot ne s’est pas contenté de soumettre son mémoire pour publication. La portion tirée du mémoire ne représente que la moitié de l’ouvrage. La première partie détaille la construction de la mémoire de Duplessis de son décès en 1959 jusqu’à la défaite de l’Union nationale aux élections de 1973. La deuxième partie, tirée du mémoire mais retravaillée et bonifiée, présente l’analyse des trois biographies étudiées par l’auteur.

Une troisième partie compare les progrès de l’historiographie dans la construction d’une vision nuancée du duplessisme avec une culture populaire qui conserve ses jugements catégoriques. On y découvre les nombreuses façons dont le mythe de Duplessis a été employé au fil des décennies afin de diaboliser les adversaires politiques, ce qui en fait, écrit l’auteur, « notre point Godwin » (p. 9). Finalement, la quatrième partie présente un effort original de la part de l’auteur pour relativiser le duplessisme dans l’histoire du Québec et de l’Amérique du Nord. Les arguments employés ne sont pas entièrement nouveaux (certains rappellent le collectif Duplessis, son milieu, son époque, paru en 2010) mais forment une réflexion rafraîchissante invitant le public à se défaire des visions catégoriques sur le passé.

Ce livre n’est pas une monographie historique et n’a pas l’ambition de l’être. L’historien spécialiste de la période apprendra bien peu de choses sur le plan factuel. Le principal apport de ce livre à la connaissance historique se trouve dans les nombreuses entrevues menées par l’auteur. Berthelot a notamment interrogé Gabriel Loubier, chef de l’Union nationale de 1971 à 1974, ainsi que des parents des politiciens de l’époque.

Puisqu’il s’agit avant tout d’une étude littéraire, l’auteur ne critique pas la démarche historique de Rumilly et Black. Il n’aurait évidemment rien pu ajouter à ce sujet déjà abondamment traité. Quelques brefs passages commentent l’adaptation de la réalité historique en série télévisée lorsqu’il est question de l’oeuvre d’Arcand, mais ce n’est pas le sujet. Le livre présente plutôt une analyse des trois biographies en tant que récits narratifs. Berthelot explique comment Rumilly, Black et Arcand ont contribué à faire de Maurice Duplessis un personnage mythique. Bien que chaque auteur ait eu du protagoniste une vision très différente de celle des deux autres, les trois portraits semblent s’être fondus pour créer le mythe dans la culture populaire. « Le roi du Québec » de Rumilly, « l’adorable canaille » de Black et « le cynique lucide » d’Arcand auraient donc tous teinté notre imaginaire collectif.

L’aspect littéraire donne à ce livre son unicité et sa raison d’être. L’auteur ayant une formation universitaire mais dans une discipline autre que l’histoire, la sociologie ou la science politique, le livre présente un aspect sérieux tout en se permettant des libertés qu’on ne retrouve pas dans l’ouvrage historique régulier. Dans la quatrième partie, Berthelot se demande par exemple si un gouvernement libéral aurait adopté une politique semblable à celle de l’Union nationale. Bien que l’auteur appuie son raisonnement sur des sources et des exemples, il s’agit d’un exercice de politique fiction auquel un historien ne se livrerait pas en temps normal. Ce court segment amène tout de même le lecteur à réfléchir, ce qui est l’objectif évident du livre.

Le fond du livre comporte toutes les nuances nécessaires pour traiter un sujet aussi sensible. S’il serait impossible de voir dans cet ouvrage une condamnation du régime Duplessis, certains (tel le sociologue chroniqueur Mathieu Bock-Côté) sont tentés d’y déceler un effort de réhabilitation. On pourra précisément reprocher à l’auteur d’hésiter à prendre position au point de permettre au lecteur de lui en prêter une qui serait inexacte. L’étude de la construction de la mémoire est riche et convaincante. La confrontation de la mémoire aux faits historiques est quant à elle rarement tentée. Les interprétations sont énumérées et le lecteur est libre de choisir celle qui le rejoint davantage. La bibliographie colossale (15 pages) démontre toutefois l’effort de recherche réalisé par l’auteur. On ne s’étonne pas que près de sept ans séparent le dépôt du mémoire et la publication de l’ouvrage.

Au niveau de la forme, on ne saurait trop souligner le style d’écriture qui rend la lecture très agréable malgré quelques coquilles et répétitions ici et là. Berthelot réalise un exploit dont pourrait s’inspirer plus d’un étudiant ou chercheur : présenter un bilan historiographique de 16 pages sans jamais perdre l’intérêt du lecteur. Nous avons ici un digne successeur du bilan présenté par Xavier Gélinas dans Duplessis, son milieu, son époque. La publication a clairement été rédigée en visant un large public.

Bien que le livre soit d’un intérêt limité pour le chercheur en histoire, il a le mérite incontestable d’avoir su inviter la société québécoise à s’intéresser à nouveau à un chapitre de notre passé qu’on pouvait croire définitivement clos et enterré. Souhaitons que ce premier livre de Berthelot ne soit pas le dernier.