Corps de l’article

En se démarquant d’une entreprise journalistique comme le Journal des savants, publié à Paris quelques années avant le Mercure galant, Donneau de Visé et ses successeurs créent un périodique à la jonction du journalisme littéraire et de la chronique de cour. Le périodique n’a pas manqué d’attirer l’attention des historiens de la littérature des 17e et 18e siècles en raison de l’importante source d’information qu’il constitue, mais aussi en tant que redoutable machine de propagande louis-quatorzième[1]. Aussi, la question de la Nouvelle-France et plus généralement des Amériques dans les pages du périodique ne peut être envisagée qu’avec toutes sortes de précautions, la question des colonies étant au coeur d’une complexe nébuleuse de problématiques d’ordre militaire, diplomatique, religieux, etc. Les affaires européennes y sont traitées de manière forcément partiale, qu’il s’agisse par exemple de la politique étrangère de Louis XIV ou de la question du droit des protestants à demeurer dans le royaume, droit qui se voit aboli en 1685 lors de la révocation de l’édit de Nantes, ce qui rend la pratique du protestantisme illégale en France. Aussi, les conversions se passant au Canada relatées dans le Mercure galant nécessitent d’être considérées au travers du prisme des conversions au catholicisme ayant lieu en France[2]. Or, ce type de journalisme célébrant la grandeur du roi très-chrétien et les miracles de ses « convertisseurs » ne pouvait que s’attirer des critiques. Des périodiques français imprimés en Hollande comme le Mercure historique et politique, les Lettres historiques et les Nouvelles extraordinaires de divers endroits développent un journalisme opposé tant au Mercure galant qu’à Louis XIV[3]. Dans l’optique d’une étude de la représentation de l’Amérique française dans les pages du Mercure galant, on peut se demander si ces journaux hollandais abordent avec autant d’indignation la question des conversions en Amérique qu’ils le font pour celles ayant lieu en Europe[4]. Une lecture comparée du traitement des conversions dans ces deux corpus permet de jeter un peu de lumière sur la question plus générale de la représentation des conversions dans la presse européenne de la fin du 17e et du début du 18e siècle dans le contexte nord-américain de la guerre de Succession d’Espagne[5].

Une lectrice ou un lecteur non averti ne s’attend pas à trouver beaucoup de traces de conversions religieuses dans un périodique connu pour son caractère mondain, ses descriptions de fêtes et ses énigmes aussi délicieuses que jésuitiques[6]. Non plus qu’à y lire des relations provenant du Canada. Pourtant, ces deux types de textes occupent bien des pages du galant mercure. Cela dit, dans notre corpus de textes tirés du Mercure galant, lequel couvre la période comprise entre 1672 et 1715, il n’est à peu près pas fait mention de la conversion des Premières Nations[7]. Quant aux conversions en Amérique du Sud, elles retiennent encore moins l’attention. Tout cela est assez surprenant, d’autant qu’il n’est pas rare que les périodiques utilisent toutes sortes de sources pour remplir les colonnes de leurs rubriques dédiées aux pays lointains[8].

Le thème de la conversion est malgré tout fort visible dans le Mercure galant, mais la conversion de l’hérétique protestant constitue à l’évidence un sujet bien plus brûlant que celle des Premières Nations[9]. Organe de la cour, porte-voix du pouvoir, le mensuel consacre en effet un très grand nombre d’articles à l’extirpation de l’hérésie du royaume de Sa Majesté Très Chrétienne[10]. À partir de la révocation de l’édit de Nantes (1685), le Mercure galant vante le miracle de conversions aussi spectaculaires que subites. Il y a tant d’exemples qu’il est impossible de tous les citer ici. Chaque livraison de 1685 et de 1686, par exemple, contient des récits de conversion. En septembre 1685, nous apprend le Mercure le mois suivant, dans le diocèse de Nîmes, ce sont 4 000 personnes qui se convertissent[11] ; le 17 novembre 1685, un Grenoblois écrit : « Graces au Ciel, tout le Dauphiné est aujourd’huy d’une mesme Religion[12]. »

En septembre et en décembre 1685, le Mercure fait un parallèle entre les conversions en France et celles qui se produisent dans le Nouveau Monde :

Le Clergé, SIRE, s’attachera sur tout à loüer en Vous cette Pieté, qui toûjours attentive aux interest de la Religion, n’obmet rien de ce qui peut estre necessaire pour la relever dans les lieux où elle est abattuë, pour l’étendre au-delà des Mers, dans les lieux où elle est inconnuë, pour la faire triompher dans l’un & l’autre monde[13].

La grande majorité des récits de conversion au Canada relatés dans le Mercure galant portent sur des conversions au catholicisme de prisonniers protestants dans les premières années du 18e siècle, alors que Français et Anglais s’affrontent en Nouvelle-France et en Nouvelle-Angleterre.

Dans le « Journal de ce qui s’est passé en Canada pendant la dernière année » paru dans le Mercure galant de février 1706, on trouve ce récit de conversion de prisonniers survenue à Montréal en 1705 :

Depuis la fin de 1703 jusqu’à la fin de 1705 il s’est converti cinq femmes Angloises prisonnieres, dont une vient de se marier à Montreal. On a baptisé huit ou neuf enfans qui ne l’avoient point encore esté dans leurs pays, plusieurs ont dix à douze ans ; peut-estre viennent-ils de parens Anabaptistes, Secte, comme vous sçavez, assez regnante en Angleterre. Trois autres enfans ont reçu seulement les ceremonies du Baptême. Plusieurs personnes de cette Nation d’entre les prisonniers, se preparent à se faire Catholiques ; et tout cela, par les soins d’un des Messieurs de Saint Sulpice, qui est à Montréal, et qui s’applique infatigablement à la Conversion des Anglois, qu’il aime (pour leur salut) de toute l’étenduë de son coeur. Cet Ecclesiastique ne s’épargne en rien en leur faveur, jusque là même qu’il souhaitteroit, comme Moyse ou comme S. Paul, estre Anathême pour eux, et les mettre tous en Paradis. Sa douceur les gagne, et les Anglois qui sont à Montreal, avoüent qu’ils ne peuvent se deffendre de ses charmes ; pour moy je croy que sa methode, qui est tout-à-fait juste et aisée, fera prendre le bon chemin à ces Anglois, que la Providence n’a permis d’estre pris par les Canadiens que pour les convertir à Dieu, et les faire rentrer dans la Religion Catholique[14].

Ce sulpicien décrit avec tant d’éloquence ne peut être qu’Henri-Antoine Meriel de Meulan (1661-1712), qui savait l’anglais et dont l’une des spécialités semble avoir été la conversion au catholicisme des prisonniers protestants[15]. On ne peut qu’apprécier le parallèle fait par l’auteur quand il compare l’activité de Meriel de Meulan à des exemples bibliques du don désintéressé de soi pour racheter les erreurs des errants[16] tout en insistant sur les victoires providentielles des armées françaises. Cette conception providentialiste du destin des hérétiques constitue un lieu commun de la littérature de conversion contemporaine et sert à effacer les actions humaines devant la grandeur du plan divin.

Quelques articles de la même époque rapportent la capture du ministre protestant de la ville de Deerfield, au Massachussetts, lieu d’un raid français couronné de succès (due en grande partie à l’effort des Premières Nations alliées) qui a lieu en 1704 sous le commandement de Jean-Baptiste Hertel de Rouville[17]. Le ministre en question n’est autre que John Williams (1664-1729), qui demeurera prisonnier pendant deux ans au Canada et qui publiera en 1707 The Redeemed Captive Returning to Zion, appelé à devenir un classique de la littérature américaine du 18e siècle, dans lequel l’auteur raconte sa captivité, l’enlèvement de sa fille par des Mohawks et, sans surprise, les incessants efforts de conversion des missionnaires catholiques, tant à Montréal qu’à Québec[18]. Un pasteur prisonnier confère à ces tentatives de conversion une importance hautement symbolique tant pour l’auteur de la « nouvelle » que pour le lectorat :

Un Ministre avec sa famille et quantité de Prisonniers, ont esté amenez à Quebec. Le Ministre a toûjours refusé constamment d’entrer en dispute avec les Missionnaires de cette Ville, quelques instances qu’ils luy en ayent faites, il a toûjours renvoyé aux Ministres de Baston, les réponses aux objections que luy faisoient ces Messieurs. « Si vous qui me pressez avec tant d’évidence, estiez à Baston, leur disoit-il, vous verriez ce que les Ministres mes Confreres repliqueroient aux choses que vous m’objectez, quoy que tres-claires. » Mr le Marquis de Vaudreüil Gouverneur general de la nouvelle France, et Mr de Beauharnois, Intendant ont eu soin que ce Docteur Protestant ne manquast de rien pour sa subsistance[19].

John Williams fait dans ses mémoires de très nombreuses références aux diverses tentatives de conversion entreprises par les membres du clergé qu’il rencontra lors de sa détention, tout d’abord à Québec (avec les Jésuites) puis à Montréal (avec les Sulpiciens). Les Jésuites de Québec, en échange de sa conversion, lui font miroiter une pension et la possibilité de revoir les enfants qu’il lui reste[20]. Williams se plaint aussi que ses lettres envoyées à d’autres prisonniers anglais ou bien à des proches en Nouvelle-Angleterre aient été interceptées parce qu’il enjoignait ses coreligionnaires d’endurer leur peine et de demeurer protestants[21]. On relate encore ses échanges avec des sulpiciens dans une nouvelle publiée dans le Mercure galant en 1706 :

Tout est icy plein d’Anglois pris (comme j’ay eu l’honneur de vous le marquer dans mes precedentes) en Acadie, dans la Nouvelle-Angleterre, et dans la Nouvelle Yorck. Le Ministre de Dierfield est icy parmy les prisonniers. On l’a pris avec toute sa famille[22]. Je vous ay assez fait connoistre son caractere dans ma Lettre de l’année passée, il est des plus entestez, il n’a jamais ouï parler des Peres de l’Eglise. Deux Ecclesiastiques de Saint Sulpice à Mont-Real, luy ont voulu ouvrir la Carriere, mais il n’a jamais voulu entrer en lice, soit qu’ils l’y invitent de vive voix ou par Lettres, moyen cependant facile ; car vous sçavez que souvent on écrit mieux qu’on ne parle. Le Cabinet et le public sont des lieux differens ; il n’est pas facile de briller dans les deux : on a presenté le Combat au Ministre, mais il a refusé de mettre l’épée à la main, l’évite toujours et ne répond point…[23].

Les mémoires de John Williams ne contiennent pas de scène de dispute religieuse avec les catholiques, même si dans les lettres à son fils qu’il publie, il s’oppose farouchement aux dogmes papistes et aux tactiques de Meriel de Meulan, qu’il nomme à plusieurs reprises. Le nouvelliste du Mercure regrette que le ministre ne se soit pas livré à ces joutes oratoires à la fois confessionnelles et mondaines qui défraient la chronique à la fin du 17e siècle, alors que Bossuet et le pasteur Jean Claude, pour prendre un exemple célèbre, s’étaient affrontés publiquement en 1678[24]. Quant à l’affirmation selon laquelle le ministre n’aurait « jamais entendu parler des Pères de l’Église », elle doit être remise dans son contexte théologique. Depuis la Réforme, les Pères de l’Église sont au centre de la tension doctrinale entre catholiques et protestants et, particulièrement dans la seconde moitié du 17e siècle, les grandes figures du catholicisme français se livrent à un effort de mise en valeur de la littérature patristique. Affirmer qu’un pasteur ne connaît pas les Pères de l’Église emprunte donc aux stratégies mises en place par l’apologétique catholique aux 17e et 18e siècles[25]. Williams, prisonnier de guerre accablé par la mort de sa femme et de deux de ses enfants, par l’envoi de sa fille Eunice chez les Mohawks (auprès desquels elle restera toute sa vie[26]) et par la conversion subite de son fils prisonnier à Montréal sous l’influence de Meriel de Meulan, a pris le parti de la contrition, laissant à son dieu le soin de guider ses pas le temps qu’il erre en terre papiste ; il ne semble pas avoir voulu se mêler de controverse.

L’histoire des prisonniers convertis de Deerfield revient une dernière fois dans les nouvelles du Canada insérées dans le Mercure galant. En 1708, on y relate la visite d’un député de Deerfield, récit qui, une fois de plus, sert le thème des conversions protestantes :

Dans ces entrefaites arriva de la Nouvelle Angleterre en Canada, un Député de Dearfield, appellé Shelden. Il demandoit qu’on luy relachast les Prisonniers Anglois que nous avions faits, mais il se passa bien du temps sans qu’il pust rien obtenir. La pluspart des Anglois, même ceux de son Village (de Dierfield) dans la Nouvelle Angleterre, embrassoient la Religion Catholique, ce qui le mortifioit tres-fort[27].

Les quelques récits de conversion survenus au Canada que l’on trouve dans le Mercure galant entre 1672 et 1715 sont essentiellement affaire d’uniformité de la foi dans la France de Louis XIV, puisque l’on fait tant de cas de la conversion d’une poignée d’Anglais à Montréal, et aucun des missions en Nouvelle-France, lesquelles, numériquement parlant, sont pourtant plus importantes. Le traitement des conversions dans le Mercure galant obéit donc à une logique entièrement tournée vers la mise en scène de l’éradication du protestantisme.

Ce traitement journalistique gagne à être comparé avec le discours sur les conversions en Nouvelle-France et en France telles que décrites dans la presse protestante de langue française imprimée en Hollande. Opposés aux entreprises de Louis XIV et favorisant ses ennemis naturels, qu’il s’agisse de Guillaume d’Orange ou de la reine Anne, les périodiques politiques protestants hollandais sont d’authentiques « anti-Mercures galants » et se définissent comme tels. Fondé par Gatien Courtilz de Sandras, le Mercure historique et politique contenant l’état présent de l’Europe[28], qui paraît pendant près d’un siècle, soit de 1686 à 1782, prend souvent à partie le périodique français :

Je vois que [le Mercure] de Paris est si partial que ceux qui voudroient y puiser quelque chose pour l’Histoire courroient risque de s’y tromper. Ce ne sont que perpetuelles flatteries et elles sont devenuës si fades maintenant aux gens de bon goût que, si ce n’est pour des petits airs et pour quelques autres petites bagatelles, on ne s’amuseroit pas à le regarder[29].

Sans surprise, la révocation de l’édit de Nantes, les conversions forcées et les dragonnades sont commentées avec émoi dans ce corpus de périodiques[30]. Les missions en Nouvelle-France et en Nouvelle-Angleterre y sont également dépeintes de manière négative. En août 1700, le Mercure historique et politique publie une harangue au Board of Trade donnée par Richard Coote, comte de Bellomont, gouverneur des provinces de New York, du Massachusetts et du New Hampshire, dans laquelle il se plaint de la pauvreté des ministres dispersés en Nouvelle-Angleterre tout en se désolant que les peuples autochtones de l’est du continent soient tombés sous l’influence des Jésuites[31]. Le texte est présenté comme suit :

Nouvelles de la Grand’Bretagne. On a reçû avis de Baston, dans la Nouvelle Angleterre, que le Comte de Bellamont, Gouverneur, avoit assemblée les Etats de cette Province le 29 Mai dernier, vieux stile [c.-à-d. selon le calendrier julien en vigueur en Angleterre], & leur avoit fait la Harangue suivante. 

Vous savez comme moi, dans quelles circonstances nous sommes avec les Indiens d’Orient, [de l’est de l’Amérique du Nord] que les Missionnaires de France ont débauché de leur premiere obéissance au Roi, & que ç’a été à leur instigation qu’ils ont massacré un si grand nombre de vos habitans dans cette derniere guerre ; & qu’ils sont tous à present à la dévotion des Jesuites, pour répresenter de nouveau une semblable Tragédie.

Il me semble que de permettre aux Jesuites, ou autres Missionnaires Romains, de rester dans cette Province [le Massachusetts], & d’empoisonner les Indiens de leur grossiere superstition & idolatrie, est déroger aux Loix & au Gouvernement des Anglois : & je souhaite que dans cette séance, sans autre délai, vous fassiez une Loi pour punir ces Jesuites & autres Missionnaires Papistes, qui présumeront à l’avenir d’entrer dans cette Province. 

Je suis marri de vous dire, que les Missionnaires François ne sont pas moins industrieux à débaucher nos 5. Nations d’Indiens [la confédération iroquoise] dans la Province de la Nouvelle York, prenant des soins infatigables pour en gagner quelques uns, soit par la crainte & les menaces, soit par les caresses & les flateries. Les Messagers que j’y ai envoyez depuis peu pour les encourager, m’ont raporté que plusieurs de nos braves Indiens qui nous étoient affectionnez, & prêts à combattre pour nous, ont été depuis peu envoyez en l’autre monde par le poison[32].

Le ton antipapiste, les traits contre les Jésuites et contre la France : tout est mis en scène pour cristalliser le sentiment anticatholique dans cette traduction d’un document anglais qui a dû passer par un intermédiaire londonien pour enfin paraître dans le périodique amstellodamois. Les lieux communs de l’anti-jésuitisme y sont : assassins, insinuants et idolâtres, les « soldats du Christ » ont réussi à gagner le coeur de l’Autochtone. Ce texte est également publié dans les Lettres historiques contenant ce qui se passe de plus important en Europe de Jacques Bernard[33].

Ce survol ne pourrait être complet sans mentionner un événement qui fait couler énormément d’encre et qui met en scène l’envers de l’endroit des conversions au catholicisme, soit la conversion des Premières Nations au protestantisme. Il s’agit du séjour à Londres en 1710 de quatre grands chefs : Hendrick Tejonihokarawe, un Mohawk décrit comme étant l’empereur des Six Nations, et trois autres « rois » également convertis : le Mahican Etow Oh Koam, et deux autres Mohawks : John Onigoheriago et Brant Saquainquaragton. Ces quatre chefs marquent vivement l’imaginaire londonien. Présentés dans la ville et reçus par la reine Anne en tant que « The Four Indian Kings », le peintre John Verelst en fait des portraits d’une importance historique exceptionnelle[34]. Cette ambassade est organisée au début de 1710 par l’Indian Board de la province de New York afin de convaincre la reine Anne d’envoyer des vaisseaux en renfort à Boston, au lendemain de la campagne annulée de 1709 qui devait envahir la colonie française par mer et par terre (la reine avait envoyé la flotte tant désirée au Portugal)[35]. La présence de représentants de la confédération iroquoise doit servir à faire la promotion des territoires coloniaux ainsi que de leur importance stratégique. Ainsi, dans le Mercure historique et politique de mai 1710, on peut lire à la rubrique des « Nouvelles de la Grande-Bretagne » cette description de l’audience chez la reine ainsi qu’une (prétendue) traduction de leur harangue :

Il arriva vers la fin du mois passé à Londres trois Princes du contient de l’Amerique, situé entre la nouvelle Angleterre & le Canada. Ils viennent proposer une Alliance offensive & deffensive avec la nouvelle Angleterre contre le Canada, & quelques autres Americains qui se joignent à eux, pour faire des courses dans les Colonies Angloises. Ces Princes ont été voir la Tour le 29 du mois passé, & ils y furent régalez par le Gouverneur. Le lendemain ils furent conduits à l’Audiance de la Reine en grande cérémonie dans deux carosses de Sa Majesté, & le Major Pidgeon, leur Interprête fit en leur nom la Harangue suivante à Sa Majesté.

Grande Reine, 

Nous avons entrepris un long & pénible voyage, qu’aucun de nos Prédécesseurs n’a jamais pû etre persuadé de faire : Le motif qui nous y a porté, est de pouvoir voir nôtre Grande Reine, & de lui dire ce que nous croyons absolument nécessaire pour son Intérêt, & de nous ses Alliez, au-delà de la grande Eau. 

Nous ne doutons pas que nôtre Grande Reine n’ait été informée de la longue Guerre que nous avons soûtenuë avec ses Enfans (c’est-à-dire Sujets) contre les François ses Ennemis ; Et que nous avons été comme un fort Rempart pour leur sureté, quoi qu’avec la perte de nos meilleurs hommes. Nôtre Frere Queder, Colonel Schuyler, & Anadagarjaux, Colonel Nicholson, peuvent témoigner la vérité de ce que nous avançons, puis qu’ils ont nos Journaux & nos Propositions en écrit. … Il n’est pas nécessaire que nous fassions sentir à nôtre Grande Reine, qu’en cas qu’il se pût qu’Elle nous oubliât, nous & nos Familles serions obligez d’abandonner nôtre Patrie, & de chercher d’autres Habitations, ou de demeurer Neutres, ce qui est également contre nôtre inclinations. Depuis que nous avons été en Alliance avec les Enfans de Votre Majesté, nous avons eu quelque connoissance du Sauveur du Monde ; & les François nous ont souvent importunez par les Artifices de leurs Prêtres & par des Présens, de nous ranger de leur côté : Nous les avons toûjours regardez comme des gens sans Foi ; mais si nôtre Grande Reine veut bien nous envoyer quelques personnes pour nous instruire, elles seront très bien reçûes. Nous concluons, en espérant de trouver grace auprès de nôtre Grande Reine, & nous soumettons à son examen tout ce que nous avons proposé[36].

On note l’appel visant à faire envoyer des hommes d’Église, mais pas n’importe lesquels : des ministres qui, eux, seront en mesure d’enseigner correctement aux nations du Nouveau Monde les préceptes du christianisme. Ce sont les « rois » de ces nations qui, déjà éclairés par la lumière de la foi, demandent à la reine d’Angleterre de leur envoyer des agents de conversion auprès desquels ils savent qu’ils connaîtront la vraie religion, soit le protestantisme. Afin de contrer les effets néfastes des Jésuites fourbes dont il faut se méfier, il importe de faire venir des pasteurs qui prendront en main les affaires spirituelles dans cette lointaine colonie. Non seulement ces grands chefs sont déjà convertis au christianisme, mais, dans ce texte, ils demandent d’être dûment convertis à la religion protestante. Tout cela, on s’en doute, afin de prouver que la Society for the Propagation of the Gospel, adversaire naturel des Jésuites dans les territoires à conquérir, savait s’y prendre, mais qu’elle avait besoin de renforts.

Il peut paraître surprenant qu’une question aussi cruciale que la conversion des Premières Nations au christianisme soit si peu présente dans la presse française, tant catholique que protestante, du dernier tiers du 17e siècle et des premières années du 18e. Dans l’organe de diffusion de la propagande catholique antiprotestante à l’heure de la Révocation, on aurait pu s’attendre à une présence importante de récits de conversion des Autochtones, mais le relevé des occurrences effectué dans le Mercure galant démontre le contraire, comme on l’a vu. Les quelques récits de conversion provenant du Canada relatent plutôt celle de prisonniers anglo-protestants. Ce désintérêt pour le travail des missionnaires catholiques a peut-être à voir avec l’identité de l’auteur de ces nouvelles envoyées du Canada, que Marie-Ange Croft et Marie-Ève Lajeunesse soupçonnent d’être Charles de Monseignat, lequel fut en charge de la correspondance de Frontenac et auteur d’une Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable en Canada envoyée de Québec à Paris probablement entre 1691 et 1698[37]. Ce « Journal de ce qui s’est passé la dernière année » qui paraît dans le Mercure galant s’intéresse surtout aux mouvements de troupes, aux batailles engagées avec les Premières Nations et à la description des affaires en cours. La conversion des Autochtones demeure une affaire de missionnaires, comme on le constate à la lecture des Relations des Jésuites ou des Lettres édifiantes et curieuses. Dans le Mercure galant, s’il est une conversion qui compte, on l’a vu, c’est celle des prisonniers de guerre protestants. Quant à la rhétorique antipapiste présente dans la presse protestante, si elle demeure au centre de la vision du monde qu’offrent des périodiques comme les Nouvelles de la République des Lettres, le Mercure historique et politique et les Lettres historiques, il reste que les conversions ayant lieu dans le Nouveau Monde ne constituent pas un sujet particulièrement attrayant pour les journalistes huguenots de la fin du 17e siècle. Les conséquences de la révocation de l’édit de Nantes sont trop importantes en Europe pour qu’on s’intéresse à la question, à l’exception, notable, des grands chefs de la colonie de New York ayant visité la cour de la reine d’Angleterre, dont on relate l’audience et le séjour londonien. La fin de la guerre de Succession d’Espagne, en 1713, contribue à la disparition des récits de batailles, d’emprisonnements et de rançon dans la presse européenne d’expression française. On peut douter que les récits de conversion en Nouvelle-France reviennent lors des guerres de Succession d’Autriche et de Sept Ans, tant la question confessionnelle aura alors perdu de son intensité, tant en France qu’en Grande-Bretagne.