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Il est des sujets qui nécessitent d’être traités avec délicatesse, avec une certaine attention, un souci et surtout une sensibilité particulière. L’histoire du suicide fait partie de ceux-là. Comment en effet partager sans choquer des histoires toujours tragiques et des archives parfois pétrifiantes ? Comment donner à voir des images souvent crues sans tomber dans le voyeurisme ? Comment donc partager avec le plus grand nombre ce qui est habituellement tu, voire tabou ? C’est la question qu’Isabelle Perreault et André Cellard de l’Université d’Ottawa se sont posée dans le cadre de leur recherche sur l’histoire du suicide au Québec menée avec leur collègue criminologue Patrice Corriveau. Après avoir dépouillé plus de 20 000 dossiers du coroner rédigés entre 1763 et 1986, ils voulaient en effet rendre compte de tous les drames et de toute la violence auxquels ils avaient été confrontés. Ils souhaitaient rendre visibles ces faits tragiques et leurs archives, en évitant la froideur comptable de la publication scientifique autant que l’affichage malsain des tragédies personnelles. Ils entendaient partager le contenu et les résultats de leur recherche avec nuance et tact. C’est là qu’a vu le jour l’idée de donner vie tant aux cas de suicide qu’à la recherche elle-même par le biais de la bande dessinée.
Le résultat de cette collaboration unique est une BD originale, puissante, bouleversante, donnant à voir tant les résultats de la recherche menée depuis plus de dix ans par l’équipe d’Ottawa sur l’histoire du suicide au Québec que la fabrique de cet objet inédit de valorisation scientifique. Sous le pinceau de Quesnel, ce sont d’abord les origines, les dessous, mais aussi les enjeux théoriques du projet de recherche sur l’histoire du suicide au Québec qui prennent vie, incarnés par les discussions entre les chercheurs dans les couloirs de l’université ottavienne ou autour d’une table dans le vignoble d’André Cellard. C’est également le rapport à des archives parfois violentes qui est questionné par l’entremise d’Annie Lyonnais, la professionnelle de recherche qui s’est plongée pendant plusieurs années dans les boîtes conservées à la succursale montréalaise des Archives nationales du Québec. Le cas, sublimement mis en image, d’un couple s’étant suicidé ensemble, par amour, en janvier 1967, clôt cette première partie plus théorique et méthodologique. La seconde partie de l’ouvrage est en effet davantage consacrée aux résultats de la recherche. Les auteurs et l’autrice s’intéressent notamment aux raisons qui ont poussé ces milliers de personnes à se suicider. Ils interrogent ainsi les cas de ces voyageurs qui, au tournant du 20e siècle, traversaient le monde pour venir mettre fin à leur jour dans des hôtels de Québec. Ils reviennent également sur l’histoire de Marie qui, en août 1904 à Montréal, choisit de se donner la mort, probablement parce qu’elle était enceinte, mais non mariée, et qui s’appuya, pour régler les derniers détails de son existence, sur l’aide d’un policier venu l’arrêter pour vol. Finalement, c’est le suicide de la poétesse Huguette Gaulin qui s’est immolée par le feu sur la place Jacques-Cartier en 1972 et dont les derniers mots donnent son titre à l’ouvrage. La sublime mise en page assure finalement une douce transition, sous forme de gouttes de peinture, entre les flammes de cette tragédie et le visage d’un enfant soufflant sur un pissenlit dont les parachutes s’envolent au-dessus de la dédicace de l’autrice et des auteurs aux milliers de suicidés anonymes recensés dans leur base de données, ainsi qu’à celles et ceux « pour qui la vie est un jour devenue un fardeau trop lourd à porter » (p. 68).
Ainsi, cette magnifique oeuvre d’art, car elle en est une, relève le défi de donner à voir, avec toute la puissance des dessins de Quesnel, mais aussi la délicatesse de ses compositions et des mots des chercheurs, une histoire difficile, mais aussi les dessous de la recherche scientifique et du travail des historiennes et historiens qui s’intéressent à cette thématique singulière. Le seul regret du lecteur ou de la lectrice parvenue à la fin de l’ouvrage est de voir s’achever si vite cette plongée passionnante, bien que bouleversante, dans l’histoire de celles et ceux qui ont choisi un jour d’en finir. Vu l’ampleur de la recherche menée, les résultats doivent en effet être nombreux, les récits multiples, les cas pléthoriques. On aurait donc aimé en savoir plus, en découvrir davantage, plonger plus encore dans les arcanes, certes sombres, de ces histoires qui furent aussi des histoires de vie avant d’être des histoires de morts. C’est un regret, mais cela ne peut en rien être un reproche, puisque si l’on trouve que la fin arrive trop vite, c’est que le pari de passionner les lectrices et les lecteurs avec un sujet aussi délicat est gagné avec brio et sensibilité. En ce sens, l’ouvrage de Perreault, Cellard, Corriveau et Quesnel est un exemple à suivre pour tous les historiens et les historiennes qui cherchent aujourd’hui à réinventer les manières de partager et de valoriser leurs recherches pour les rendre plus accessibles, que ce soit à leurs collègues et élèves ou au grand public.