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Dans La première révolution tranquille, Céline Saint-Pierre, professeure émérite au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, reprend les grandes lignes de sa thèse de doctorat complétée en 1973. À l’époque, la discipline historique commençait à peine à s’intéresser à l’histoire du Québec contemporain. La sociologue ne possédait alors que très peu de recherches sur lesquelles s’appuyer. Cependant, aucune mise à jour prenant en considération la littérature des 40 dernières années n’a été effectuée pour la publication de ce livre. Cela a pour conséquence de donner un ouvrage qui est quelque peu dépassé.
À l’instar de Fernand Dumont, Céline Saint-Pierre voit dans les années 1930 une première révolution tranquille où s’opposent des idéologies anciennes et nouvelles. L’autrice analyse ces débats d’idées à travers les journaux d’époque et les publications des deux principaux pôles du mouvement syndical québécois : la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) et le Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC). Dans un contexte marqué par l’anticommunisme, la CTCC met alors de l’avant le Programme de restauration sociale élaboré par l’École sociale populaire en 1933. Celui-ci vise à préserver les valeurs du Canada français en plus de proposer une troisième voie entre capitalisme et socialisme. L’objectif de ce programme, aussi soutenu par la petite et la moyenne bourgeoisie francophone, le clergé et les intellectuels canadiens-français, est d’organiser la société québécoise selon le modèle corporatiste afin entre autres d’harmoniser les relations entre patrons et ouvriers. À l’opposé, le CMTC, qui est le petit frère canadien de la Fédération américaine du travail (FAT), prône la « démocratie industrielle », se méfie de l’intervention de l’État dans les relations de travail et rejette le syndicalisme confessionnel. Les affrontements idéologiques entre les deux centrales syndicales vont se renforcer autour de la Loi relative à l’extension juridique des conventions collectives de travail de 1934. Cette loi est un élément important du programme corporatiste de la CTCC. C’est au sein de ces affrontements que Céline Saint-Pierre voit l’émergence d’un nouveau modèle québécois qui « prend forme dans les rapports sociaux entre deux nouvelles classes sociales, la classe ouvrière en transformation et la bourgeoisie industrielle capitaliste » (p. 224). À l’instar de plusieurs historiennes et historiens, la sociologue s’attaque ainsi au mythe de la Grande Noirceur.
Cependant, quelques éléments du contexte historique présenté dans ce livre posent problème. Tout d’abord, l’autrice présente la classe ouvrière québécoise comme un phénomène nouveau qui prend naissance dans l’entre-deux-guerres. Il s’agit plutôt d’un long processus qui date du XIXe siècle au cours de la première phase d’industrialisation. Le mouvement ouvrier québécois est à ses balbutiements avec les grèves pour la journée de 10 heures en 1833-1834. Saint-Pierre ne tient pas plus compte du contexte de la Première Guerre mondiale et de la Révolte ouvrière au Québec, qui représentent des moments charnières dans l’évolution du mouvement ouvrier québécois de la période étudiée. Elle présente aussi une classe ouvrière québécoise homogène et canadienne-française alors que, dès ses origines, celle-ci se forme dans un contexte multiethnique et multireligieux qui se transforme encore à la fin du XIXe et au début du XXe siècle avec une immigration plus diversifiée. Quant au rôle d’encadrement de la classe ouvrière canadienne-française par l’Église catholique, qui intervient afin de préserver ses valeurs et de contrer les influences « étrangères » en son sein, il ne s’agit pas d’un phénomène propre aux années 1930. En effet, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, l’Église mène un combat similaire à l’égard du développement des sociétés de secours mutuel et à la suite de l’implantation des Chevaliers du travail au Québec.
L’autrice présente aussi le CMTC de façon peu nuancée. Selon elle, il ne s’agit que de l’organe canadien de la FAT à laquelle il est totalement inféodé. Il est donc en quelque sorte l’allié objectif des intérêts économiques américains au Québec. Cependant, si le CMTC est grandement influencé par le trade-unionisme américain et que les débats qui ont cours à la FAT se reflètent en son sein, il ne s’agit pas pour autant d’une organisation aussi homogène qu’elle est présentée dans cet ouvrage. Preuve de ce manque de nuance, Saint-Pierre nous présente le journal Le Monde ouvrier/Labor World comme l’organe du CMTM, ce qui n’est pas tout à fait véridique. Il s’agit plutôt du journal bilingue du Conseil des métiers et du travail de Montréal (CMTM), affilié au CMTC. Il suffit de regarder du côté des articles résumant les réunions hebdomadaires du CMTM au cours de l’entre-deux-guerres pour voir l’expression de différentes tendances et la dissension autour de propositions qui ne font pas toujours l’unanimité. Ainsi, il ne s’agit pas juste d’un organe de presse servant à relayer les orientations du CMTC et de la FAT.
Malheureusement, on retrouve d’autres informations erronées dans cet ouvrage. Par exemple, Saint-Pierre affirme que le journal Clarté, publié à partir de 1934, est la première publication francophone du Parti communiste du Canada (p. 60). En fait, le parti publie L’Ouvrier canadien de 1930 à 1931. Plus loin, elle affirme que l’« Industrial Workers of the World » et la « One Big Union » ont été bannis du CMTM, alors que ces organisations syndicales n’en ont jamais été membres (p. 171). Finalement, vers la fin de l’ouvrage, on apprend que la Loi sur les relations ouvrières de 1944 est l’oeuvre du gouvernement Taschereau (p. 213), bien que celle-ci fut adoptée par le gouvernement Godbout…
Si en 1973 la thèse de Céline Saint-Pierre représentait une certaine originalité, il aurait fallu procéder à une mise à jour en la confrontant à l’historiographie récente et en révisant quelques éléments. Malheureusement, ce livre n’apporte aucune contribution significative à l’histoire ouvrière, ni à l’histoire des années 1930 au Québec. Par contre, il peut nous renseigner sur comment les sociologues des années 1970 appréhendaient l’histoire québécoise contemporaine, alors même que la discipline historique commençait à peine à s’y intéresser.