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Cet ouvrage collectif portant sur les pouvoirs qui s’exercent sur les territoires ne craint pas de choisir la longue durée (150 ans) comme perspective d’analyse. Il s’agit d’une période au cours de laquelle les territoires et les pouvoirs se sont transformés de manière réciproque. L’ouvrage est ambitieux et les recherches sont menées avec soin. Les directeurs de la publication définissent, en introduction, leurs intentions de faire l’histoire des rapports complexes entre pouvoirs et territoires parce que ceux-ci s’inscrivent dans la longue modernisation du Québec.
On peut observer que des thèmes structurants reviennent, en partie ou en totalité, dans les chapitres. D’abord, il y a le thème de la rupture et de la continuité. Sur une si longue période, on s’attend à ce qu’il y ait de nombreuses ruptures, mais des continuités se maintiennent néanmoins. Ensuite, les interventions des acteurs territoriaux oscillent entre la planification et le pragmatisme. S’il y a souvent appel à plus de planification territoriale, les acteurs n’hésitent pas à choisir des solutions pragmatiques lorsqu’elles sont nécessaires. Il existe aussi durant cette longue période une tension entre l’expertise et la politique. En matière de gestion des territoires, les expertises se développent et entrent souvent en conflit avec la politique telle qu’elle se fait. Puis, la longue durée montre également que la prise en charge des territoires s’accommode fort bien de différents types de discours et de représentations, même si, de manière générale, un discours modernisateur domine. Il arrive que l’aménagement défini comme protection des ressources et de l’environnement s’oppose au développement. Enfin, bien que cela ne soit pas toujours mis en lumière, justice et équité territoriales font partie des raisons d’agir et de maîtriser les territoires.
L’eau a été un enjeu de tous les instants dans le développement de Montréal et de sa région. Michèle Dagenais poursuit son excellent travail sur la maîtrise de l’eau à Montréal, cette fois-ci en se penchant sur l’approvisionnement en eau potable et sur le problème de la taxation de l’eau de 1860 à 1920. Contrairement à la norme nord-américaine, la municipalité ne taxe pas les propriétaires pour l’eau fournie aux locataires, mais les locataires directement, si bien qu’elle est aux prises avec le problème de la perception de la taxe de l’eau. Durant des décennies, l’administration cherche des moyens de faire payer tous les utilisateurs, ne serait-ce que par souci d’équité et de régularité dans l’offre du service de l’eau, mais aussi comme fondement des droits démocratiques urbains. Avec le temps, soit vers 1920, tous les citadins sont soumis à la perception de la taxe de l’eau. Il aura fallu que l’administration exerce son pouvoir pour en arriver là.
La taxe sur l’eau fait la preuve que la vie en ville impose des façons de faire collectives qui sont nouvelles. Il en va de même pour la circulation, qu’il faut réglementer, lorsque des villes s’urbanisent. Harold Bérubé s’attache à l’étude de trois villes de taille moyenne (Saint-Jean, Saint-Hyacinthe et Sherbrooke), sur une période de près de 80 ans, aux prises avec une circulation plus dense et croissante. Les acteurs locaux font preuve de pragmatisme en élaborant des normes pour encadrer la mobilité des citadins.
Le chapitre de Frédéric Mercure-Joliette se penche sur deux événements qui ont marqué l’histoire de l’urbanisme et de la gestion urbaine au Québec. Le premier est le plan Horizon 2000 produit par le service d’urbanisme de la ville de Montréal entre 1963 et 1967. Le second survient en 1968, avec la remise du rapport au gouvernement par la Commission provinciale d’urbanisme. Les deux événements-documents veulent introduire l’urbanisme moderne dans la planification territoriale. Le plan Horizon 2000 fait des projections sur la croissance de Montréal et propose une planification d’ensemble du territoire. Toutefois, hormis sa valeur d’exercice professionnel et scientifique, ce document, aussi innovateur soit-il, est quelque peu laissé en plan, étant donné que la région urbaine ne s’est jamais intégrée d’un point de vue administratif et politique. La Commission provinciale d’urbanisme se veut encore plus ambitieuse : réorganiser en les hiérarchisant les territoires d’occupation du Québec et faire de l’aménagement et de l’urbanisme des priorités gouvernementales. Dans les deux cas, toutefois, l’heure de la priorité à l’urbanisme et à l’aménagement n’avait pas encore sonné ; l’expertise avait, ici, devancé le politique. Mais ces deux documents peuvent être aussi critiqués pour leurs ambitions démesurées : vouloir tout intégrer dans un plan d’ensemble et dans une structure cohérente relève souvent de l’utopie. Les politiques sont plus pragmatiques que les planificateurs. Notons que l’auteur du chapitre, sur la foi des documents, pose peu de questions relatives à l’équité et à la justice spatiale qui, déjà à l’époque, faisaient partie des revendications urbaines et régionales.
Ce n’est pourtant pas lors de l’expérience du Bureau d’Aménagement de l’Est du Québec (BAEQ) que ces questions ont été mises de côté. En fait, toutes les expériences des plans ARDA, dont fait partie le BAEQ, sont à l’enseigne du développement et du rattrapage économique régional, d’un partage plus équilibré de la croissance. Dominique Morin s’intéresse à la « légende » BAEQ, une sorte de discours, tantôt pour, tantôt contre, construit après coup. Il est loin de partager l’idée que le BAEQ était tout armé au préalable d’une conception technocratique de l’aménagement régional. Au contraire, les acteurs décideurs ont construit leur modèle dans l’action. Il reste que l’expérience s’appuie sur des idées qui avaient cours : spécialisation des territoires et intégration dans une économie plus large. Marie-Josée Fortin reprend cette double idée, issue du monde universitaire, dans son bilan du développement régional. Morin se penche enfin sur les idées régionales de Fernand Dumont et de Gérald Fortin qui ont tenté de développer une conception plus endogène – et coopérative – du développement régional. Les régions du Québec sont héritières de tendances opposées : à la fois intégrées à un espace plus large et pas seulement provincial dans certains cas, mais animées aussi par des considérations locales comme la protection des paysages dans le débat sur les éoliennes.
Dans un chapitre s’appuyant sur une diversité d’écrits, Maude Flamand-Hubert et Nathalie Lewis opposent deux discours sur la forêt dans les années 1920-1930 : l’un, dominant, comme réservoir de ressources, l’autre plus complexe qui annonce les débats récents sur le rôle écologique et récréatif de la forêt. Enfin, on ne saurait passer sous silence le chapitre de Stéphane Savard sur le virage environnemental à Hydro-Québec dans les années 1970-1980. On serait tenté d’expliquer ce virage par l’action du mouvement social environnemental des décennies précédentes, et des lois qui s’en sont suivies, mais, dans ce cas, il y a un travail autonome des experts qui, au sein de l’organisation, ont fait valoir la cause écologique dans la planification des ouvrages et des équipements à Hydro-Québec. Ces deux exemples plaident en faveur des valeurs aménagistes et non pas seulement des valeurs du développement.
Cet ouvrage est riche en informations et propose de fines analyses. Se placer sur la longue durée a beaucoup de sens ; elle met en perspective des décisions, des enjeux et des actions nombreuses. L’un des reproches que nous pourrions formuler à l’ouvrage est que les savoirs, auxquels plusieurs chapitres se réfèrent, ne sont pas suffisamment étudiés dans leur construction, comme l’a fait Stéphane Castonguay dans Le Gouvernement des ressources naturelles (PUL, 2016). Les savoirs experts et, dans une moindre mesure, autres, font aussi partie de l’équation entre territoires et pouvoirs. Il arrive même que ces pouvoirs ne s’exercent sur les territoires que par l’entremise de savoirs souvent experts.