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En décembre 1837, un homme, pharmacien de son état, s’assoit à sa table de travail ou encore prend en main son écritoire. Il pousse un long soupir, ferme les yeux pour se remémorer ce qu’il doit dire, puis trempe sa plume dans l’encre et s’attèle à la tâche : « Il est vrai que c’est bien aussi la première fois que le pays se trouve enveloppé dans une semblable catastrophe ; qui va laisser sur le nom Canadien une tache indélébile, et une méfiance perpétuelle » (p. 466). Cette citation clôt un long cycle d’écriture qui s’étend sur 90 pages de l’année 1837 de ce que l’auteur intitule Mes tablettes. L’oeuvre s’étend de 1820 à 1850. Ce type de sources, que l’on se plaît aujourd’hui à qualifier en France, et surtout à Paris, de « journaux d’événements », entre dans la catégorie de la littérature de témoignage.
Au Canada, pour la période qui s’étend de 1760 à 1840, les études sur la littérature connaissent, depuis une vingtaine d’années, un renouveau appréciable qui a été concentré autour de Marc-André Bernier, mais surtout de Bernard Andrès, auteur d’un livre synthèse sur la naissance des lettres au Québec (Andrès, 2012). Pourtant, qu’en est-il de la littérature de témoignage, mais plus spécifiquement des journaux d’événements ? Le journal intime bénéficie d’une historiographie non négligeable, notamment avec Françoise Van Roey-Roux, Pierre Hébert ou Yvan Lamonde. Un document apparaît comme incontournable, Mes Tablettes. À Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), on peut lire la description suivante de la source : « Journal personnel de Romuald Trudeau relatant les divers événements qui ont marqué l’histoire de Montréal et du Bas-Canada de 1820 à 1848. » Le volume de la production impressionne : 1250 pages réparties en 13 cahiers. Fernande Roy, qui oeuvre depuis plusieurs années à faire revivre l’oeuvre de Romuald Trudeau, s’allie aujourd’hui au très érudit Georges Aubin pour la publication de ce qui sera sans doute bientôt un classique utilisé par tous ceux qui s’intéressent à la période : Mes Tablettes. Journal d’un apothicaire montréalais, 1820-1850, paru chez Leméac. En plus d’une longue introduction qui permet de comprendre le personnage et le contexte, Roy et Aubin se sont attachés à un remarquable travail d’annotation tout au long du texte. On serait alors porté à croire que ce journal, qui n’est pas que « personnel », contrairement à ce qu’on peut lire dans la description des archives, a fait l’objet de nombreuses citations au cours des années pour parler indistinctement de la ville de Montréal, de la vie politique, du gouvernement, de la vie quotidienne ou des rapports entre l’État et l’Église catholique. Hors, il n’en est rien.
La première des lignes à tracer pour comprendre le paysage à esquisser est de comprendre la physionomie de l’homme qui le raconte. Qui est Romuald Trudeau ? Une fois encore, une description de l’homme présente à BAnQ répond succinctement à la question : « Né à Montréal en 1802. Mort en 1888. Pharmacien et financier. Président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, 1861 ; président de la Banque Jacques-Cartier, 1871. »
Ajoutons un peu de couleur, de nuance et de clair-obscur pour mieux comprendre la singularité du personnage. La quasi-totalité des informations que nous possédons sur lui vient de son récit dans Mes Tablettes. S’il est né effectivement en 1802, il commence, à 10 ans en 1812, ses études classiques au Séminaire de Montréal. Il les termine le 15 août 1820 et est attiré par la médecine. Il s’engage pour deux ans avec le Dr J. R. Kimber, pharmacien. En 1823, il obtient son diplôme d’apothicaire et rachète l’apothicairerie du docteur Kimber. Il ouvre ensuite sa boutique dans une maison louée près de Custom House Square. C’est en 1820 qu’il commence la rédaction de ses Tablettes où il se raconte, mais où il collige et recopie plusieurs articles de journaux et de revues, indiquant l’endroit d’où il tire les textes.
Le 24 janvier 1824, il est victime d’un grave accident qui le marque à jamais. Occupé à réaliser des expériences chimiques avec un mélange « d’acide nitreux et de mercure ingrédients qui entrent dans la composition de l’onguent citrin », le drame se produit. Trudeau raconte : « l’explosion fut si violente, qu’elle me fit jaillir tout l’acide au visage, et me brûla horriblement : il m’en tomba une partie sur les mains. Les paupières, vives de leur naturel, se refermèrent heureusement assez tôt, pour que l’acide n’endommage pas le globe de l’oeil. » S’ensuivent les compresses, les saignées et une convalescence de plusieurs semaines qui lui permettent de recouvrer la vue, avec quelques zones d’ombres ça et là. Il reste également marqué au visage par l’acide qui lui a emporté une partie de la peau. Au-delà de cet épisode marquant, Trudeau est surtout un homme bien ancré dans son époque. La famille de Trudeau fréquente notamment celle de Louis-Joseph Papineau. La sympathie affichée de Trudeau pour Papineau dans ses Tablettes trahit quelque peu cette amitié qui s’est tissée au fil des années. Respectueux du pouvoir, tant religieux qu’étatique, Trudeau n’a pas l’âme d’un contestataire, quoiqu’il s’insurge à de nombreuses reprises contre des décisions qui vont à l’encontre de la raison et du bien public.
Marié à Aurélie Paul, qualifiée d’institutrice, il n’aura qu’un enfant, son fils Lactance, né en 1838. Après les Rebellions, Trudeau entre dans une phase moins combative. C’est d’ailleurs à ce moment qu’il fait mettre sur pied un petit commerce d’artisanat amérindien dans sa boutique afin de plaire aux touristes de passage à Montréal. Il va même jusqu’à insérer de la publicité dans La Minerve. En 1845, il achète une maison de trois étages à l’angle de la rue Saint-Paul et Saint-Jean-Baptiste et y déplace son commerce. Puis, c’est l’époque de l’activisme. En 1852, il est conseiller municipal et, de 1853 à 1856, élu échevin. En 1861, il prend la tête de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Cette époque est également synonyme de rapprochements avec les communautés religieuses montréalaises.
Les dernières années de la vie de Trudeau tournent plutôt au drame. Les affaires vont moins bien, mais plus encore, la crise financière de 1873 compromet la fortune de son fils Lactance. Il hypothèque sa maison pour offrir un capital à son fils, qui le perd aussitôt. À sa mort, en 1888, il laisse un passif de 1207,40 $. Tous les héritiers renoncent à leurs droits de succession. La dernière phrase des Tablettes, datée de 1850, résonne singulièrement : « Aujourd’hui 19 avril nous avons encore un froid d’hiver, de la glace dans les rues et de la neige dans les champs » (p. 772).
C’est ici une oeuvre de premier ordre que livrent généreusement et intelligemment Fernande Roy et Georges Aubin, faisant de Romuald Trudeau un témoin de première importance pour le contexte politique, social et culturel de la première moitié du XIXe siècle au Québec et plus spécifiquement à Montréal.