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Introduction

Le vendredi 22 février 1963, Paul Gérin-Lajoie, alors ministre de la Jeunesse, profitait du congrès de la Fédération des étudiants libéraux pour faire une grande annonce. Le droit de vote, jusqu’alors réservé aux seuls citoyens de 21 ans et plus dans la province de Québec, serait prochainement octroyé à partir de 18 ans. La mesure témoignait, selon le ministre, de « la confiance d’un gouvernement jeune qui croit en la jeunesse[2] ». Ce discours marquait l’aboutissement d’une campagne d’opinion qui, pendant près d’une année, anima la scène politique québécoise.

La question de l’âge du suffrage peut paraître, au premier abord, bien technique. Ne figure-t-elle pas, au début des années 1960, comme une modalité parmi d’autres de la réforme électorale mise en oeuvre par les Libéraux de Jean Lesage, au même titre que le redécoupage des circonscriptions et la modification des bulletins de vote ? C’est en y regardant de plus près qu’on perçoit un indice de transformations sociales plus profondes qu’il convient d’explorer. L’attention sera mise, ici, sur le cas du Québec, mais il faut voir avec quelle remarquable synchronie les législatures occidentales redéfinissent leur majorité électorale. Au niveau fédéral canadien, la mesure est votée en 1970[3]. La Grande-Bretagne procède pour sa part à l’abaissement dès 1969. Les États-Unis font de même en 1971 et la France en 1974[4]. L’observation du cas québécois permet donc de saisir un phénomène politique à large portée touchant plusieurs formations démocratiques, chacune s’appliquant à revoir les mécanismes de sa cohésion et les contours de sa citoyenneté en considérant l’âge comme facteur signifiant de la distribution du pouvoir. Ces transformations légales suggèrent qu’au cours des années 1960 et 1970, le thème de la jeunesse s’impose aux pouvoirs publics qui doivent composer avec elle.

Au Québec, le vote à 18 ans vient s’inscrire dans une vaste entreprise de modernisation étatique dont l’une des caractéristiques est de poser la jeunesse comme levier important de régénération sociale. L’impressionnant chantier de réformes éducatives, mené sous l’impulsion de la Commission Parent, en témoigne au premier chef[5]. C’est dans cette optique qu’on peut considérer l’abaissement de l’âge du suffrage comme une politique au sens fort de la Révolution tranquille.

Afin d’explorer ce débat de société et de dégager les facteurs qui semblent avoir favorisé le changement étudié dans la conjoncture particulière des années 1960 au Québec, nous avons réuni un corpus qui, sans être exhaustif, offre un riche aperçu de la teneur des échanges. Disons-le d’emblée, le dépouillement des débats parlementaires, reproduits non intégralement au cours de la période étudiée, a livré peu de résultats. Reconstitués a posteriori, ceux de l’année 1962 sont particulièrement laconiques. Ceux de l’année 1963, qui marquait le début de la tenue officielle du journal des débats, ne procurent malheureusement guère plus de matière à l’analyse[6]. La presse à grand tirage, qui accorde une large place à l’âge du suffrage, s’est révélée beaucoup plus intéressante. Les journaux francophones montréalais La Presse et Le Devoir, ainsi que le journal The Gazette, destiné à la communauté anglophone, furent consultés en amont et en aval de l’entrée en vigueur de la loi électorale de 1964. Souhaitant prendre acte de la position des jeunes eux-mêmes dans un débat qui les concerne au premier chef, nous avons également dépouillé les organes de presse de certains mouvements de jeunesse. Ont ainsi été considérés le journal Vie étudiante, publié par la Jeunesse étudiante catholique (JEC), et le périodique Vie ouvrière, de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC). Par ailleurs, le Quartier Latin et le Campus Estrien, respectivement journaux des étudiants de l’Université de Montréal et de l’Université de Sherbrooke, ont aussi retenu notre attention, de même que les archives de la Presse étudiante nationale (PEN), un organisme qui fédère, au cours de la période étudiée, les journaux des institutions collégiales, puis universitaires et même de quelques écoles secondaires[7]. En complément, deux reportages de Radio-Canada et le documentaire Jeunesse année zéro furent aussi mobilisés dans l’analyse[8].

Pour mener à bien cette réflexion, nous présenterons d’abord quelques éléments de contexte historique et historiographique. Les étapes initiales de la courte campagne mobilisant les jeunes en faveur de l’accès au suffrage dès 18 ans seront ensuite exposées. Puis, le débat lui-même fera l’objet de l’analyse. La loi électorale contenant la mesure est entérinée par l’Assemblée législative dès juillet 1963, pour entrer en vigueur en janvier 1964. Ses effets immédiats sur la vie politique retiendront, enfin, notre attention[9].

Repenser les rapports entre l’âge et la citoyenneté dans les années 1960

Si l’exercice de la citoyenneté ne se résume pas, nous en conviendrons, au dépôt d’un bulletin de vote dans une urne électorale, ce geste n’en revêt pas moins une puissante fonction symbolique. Il représente la capacité d’un individu à prendre part à la direction de la société. Dès lors se pose la question de déterminer ce qui assure la compétence citoyenne. C’est ici que l’abaissement de l’âge du suffrage devient intéressant pour l’analyse. La mesure traduit-elle les attentes croissantes d’une société à l’égard de sa jeunesse ? Marque-t-elle une reconnaissance de son potentiel, alors que celle-ci a pris publiquement une place plus affirmée en tant que collectif depuis au moins les années 1930[10] ? Faut-il comprendre ce changement de manière plus prosaïque, comme le résultat du lobbying efficace de certains groupes ou des stratégies électoralistes d’un parti politique désireux de s’attacher cette tranche de population importante démographiquement et symboliquement ?

Dans l’imaginaire social, culturel et politique, les années 1960 sont fortement associées, on le sait, à une jeunesse en ébullition. À ce titre, l’année 1968, dont on connaît désormais mieux les secousses sismiques internationales, revêt assurément un caractère emblématique[11]. Au Québec, c’est aussi l’Expo 67 qui incarne puissamment « cet esprit de la jeunesse[12] ». Dans son portrait évocateur de la génération dite « lyrique », François Ricard soulignait que ce groupe d’âge numériquement imposant, élevé dans le contexte particulier des « Trente Glorieuses », avait bénéficié de conditions d’existence fort différentes de celles de la génération précédente : optimisme d’après-guerre, scolarité prolongée, société de consommation en émergence… S’étant créé des codes bien à elle – langagiers, vestimentaires, musicaux – renforçant sa cohésion générationnelle, cette jeunesse aurait nourri une confiance conquérante constitutive de son identité[13]. Analysant le phénomène à chaud, le sociologue Marcel Rioux voyait d’ailleurs en elle une véritable « force de frappe[14] ».

Au chapitre politique, justement, des travaux désormais nombreux soulignent la présence active d’organisations de jeunesse, surtout étudiantes, au coeur de cette décennie turbulente. À leur égard, toutefois, les études historiques nous préviennent contre deux écueils. D’abord celui qui consisterait à présenter l’année 1960 comme le moment initial de la mobilisation des jeunes. Depuis les travaux pionniers de Nicole Neatby, on sait en effet que l’apolitisme de la jeunesse des années qui précèdent la Révolution tranquille est une vue de l’esprit[15]. L’autre écueil consisterait à prendre la partie pour le tout. Si la jeunesse engagée des années 1960 s’avère, dans les faits, une force impossible à ignorer, elle n’en est pas moins un phénomène minoritaire au sein de la classe d’âge[16].

Le documentaire Jeunesse année zéro apporte un éclairage intéressant sur cet aspect. Cette oeuvre de 1964 dresse le portrait d’une génération profondément désabusée et inquiète face à l’avenir. Une centaine de jeunes, surtout des hommes appartenant au milieu ouvrier ou agricole – dont plusieurs sont chômeurs – y sont interviewés. Leurs propos contrastent fortement avec ceux, plus optimistes, des étudiants. L’impression de vivre une époque extraordinaire et de participer à quelque chose d’important semble n’être exprimée que par les plus privilégiés[17]. Aussi faut-il dégager la part du mythe dans le portrait d’une génération unanimement rebelle et politisée qu’on se plaît encore parfois à présenter. Sur le plan chronologique, il convient de préciser que la radicalisation de l’engagement des jeunes est surtout le fait de la seconde moitié des années 1960[18]. Ainsi, l’abaissement de la majorité politique précède l’effervescence. Avait-elle pour ambition de la contenir, de la prévenir ? L’aura-t-elle plutôt stimulée ? C’est entre autres ce que cet article cherchera à éclairer…

Si l’on examine, par ailleurs, la place de l’âge dans l’histoire du suffrage, on constate rapidement qu’elle demeure modeste. Les écrits officiels n’en font guère de cas. Dans l’historique détaillé figurant sur le site d’Élections Canada, l’épisode du vote à 18 ans n’est abordé que furtivement. On souligne qu’il a donné lieu à « la plus forte expansion de l’électorat depuis que les femmes se sont vu accorder le droit de vote en 1918 » par l’ajout de deux millions de personnes, mais le changement, précise-t-on, « n’a pas la même résonance que l’élimination de la discrimination fondée sur la religion ou la race »[19]. Par contraste, une grande attention est accordée à l’élargissement du suffrage aux ouvriers (abolition du cens électoral), aux Autochtones, aux femmes ainsi qu’à certaines minorités religieuses. Du côté du Directeur général des élections du Québec, le portrait est semblable. L’étude historique qu’il consacre à l’évolution de la législation électorale fait état d’une démocratisation progressive, presque mécanique, du vote, mais ne souligne pas l’enjeu de l’âge : « Depuis deux siècles, le législateur québécois s’est appliqué graduellement à rendre le suffrage plus universel par l’abolition des distinctions de fortune, de sexe, de race et de statut qui en limitaient l’accès[20]. » L’abaissement de la majorité ne fait l’objet que d’une mention rapide[21].

La politologue Annick Percheron s’étonnait déjà, en 1991, de cette impensée politique autour des seuils d’âge. L’ignorance des rapports de force sous-tendus par ces fixations arbitraires avait pour effet, soulignait-elle, de les naturaliser en les laissant pour invisibles :

Pourtant, depuis l’époque moderne, la police des âges constitue une dimension essentielle de toute action politique. L’exercice par l’État de ses fonctions fondamentales d’« instituteur social » de « réducteur des incertitudes » ou de « régulateur de l’économie » a, partout, conduit celui-ci, à gouverner et à règlementer les âges. Avec, pour conséquence, un bouleversement des définitions et des perceptions des âges de la vie[22].

Du côté de la recherche universitaire au Canada et au Québec, l’étude des relations entre âge et citoyenneté s’attarde surtout à des enjeux contemporains, comme le supposé désengagement des jeunes à l’endroit de la politique[23]. Le thème demeure à ce jour moins développé chez les historiens[24]. La question précise de l’âge du suffrage au Canada est, néanmoins, considérée dans la thèse de Martin Hyde sur l’éducation civique. Le temps d’un chapitre, l’auteur étudie les débats ayant eu cours sur la scène fédérale. Ses travaux, ainsi que ceux réalisés en France et aux États-Unis autour des mêmes enjeux, permettent de constater une assez forte similarité des arguments invoqués de part et d’autre[25].

Une campagne de mobilisation mise en oeuvre par des jeunes

Lorsqu’il surgit sur la scène publique québécoise au début des années 1960, le débat autour de l’âge électoral n’est pas entièrement neuf[26]. Au cours de la Première Guerre mondiale, la Loi des électeurs militaires de 1917 avait ouvert une brèche en accordant le droit de vote aux soldats de moins de 21 ans[27]. La Saskatchewan et l’Alberta avaient ensuite adopté le suffrage à 18 ans en 1944, suivis de la Colombie-Britannique en 1953[28]. La question fut, peu après, discutée à la Chambre des communes entre 1954 et 1955[29]. Le projet de loi fut toutefois rejeté par 177 voix contre 24[30]. La proposition revient à l’ordre du jour de la chambre basse en 1962. Elle donne lieu à un débat d’une heure au cours duquel la quasi-totalité des discours exprimés se montre favorable au changement. Néanmoins, le vote n’est pas tenu par manque de temps. J. M. Macdonnell, dont la presse soulignera qu’il est le plus vieux parlementaire à 77 ans, serait parvenu à l’éviter par son « flot d’éloquence[31] ». Si l’usage d’une stratégie dilatoire ne semble pas, pour l’heure, provoquer de tollé, c’est qu’elle trahit sans doute un manque de volonté politique.

Sur la scène québécoise, il faut savoir que la question de l’âge fut d’abord ignorée par le gouvernement Lesage au moment où celui-ci décidait d’entreprendre des travaux de réforme de la loi électorale[32]. Dans l’élan d’assainissement des moeurs électorales qui animait alors l’équipe du Tonnerre, on s’était surtout empressé de s’attaquer au favoritisme politique et aux caisses occultes. Le nouveau gouvernement avait aussi voulu modifier la carte électorale afin que les régions urbaines y soient mieux représentées[33]. Le déclenchement précipité des élections en septembre 1962, dans le contexte du projet de nationalisation de l’hydro-électricité, ouvrira une nouvelle fenêtre pour réclamer des amendements. Le projet n’ayant pu être adopté avant la fin de la législature, tout était en principe à recommencer.

Saisissant l’occasion, quelques mouvements de jeunesse amorcent une mobilisation, conscients que d’« énergiques pressions[34] » sont nécessaires pour transformer la question en enjeu politique et obliger les politiciens à se commettre. Déjà en mars 1962, Vie étudiante avait publié un dossier intitulé À 18 ans sommes-nous aptes à voter ? Quelques figures publiques y étaient interrogées, tel le vice-premier ministre Georges-Émile Lapalme, qui exprimait son appui à une telle mesure[35]. Le mois suivant, l’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM) se prononçait aussi en faveur du vote à 18 ans[36]. Ces prises de position isolées n’ont toutefois pas d’effet immédiat[37]. L’impulsion véritable sera donnée en novembre 1962, quelques jours avant les élections provinciales, avec la tenue du Congrès de la Presse étudiante nationale (PEN) qui fédère alors 62 journaux étudiants canadiens-français. Après étude en commission, les membres se prononcent unanimement pour le vote à 18 ans. Cette mesure s’inscrit dans le plan de l’organisme pour revaloriser la politique dans le milieu étudiant et affirmer son rôle de « centrale intellectuelle […] à l’avant-garde de la pensée étudiante[38] ». Attachée à sa mission d’action journalistique, la PEN diffuse un communiqué qui appelle tous les mouvements de jeunes, étudiants, ouvriers et ruraux « à s’unir pour réclamer ce droit fondamental […], pour leur intérêt et celui de toute la nation canadienne-française[39] ». Au même congrès, un Comité des droits civiques de la jeunesse est formé. Il rassemble notamment des militants de la PEN, de la JEC, de Vie étudiante et de Jeunesse ouvrière[40]. Sans perdre de temps, le comité organise une campagne de presse et rédige un mémoire à l’intention du gouvernement.

En l’espace de quelques mois, presque tous les journaux étudiants consacrent des éditoriaux au sujet. En janvier 1963, Jeunesse ouvrière constate avec enthousiasme que la « campagne prend des proportions que personne n’aurait pu prévoir[41] ». Le journal organise même un référendum chez ses lecteurs lors duquel il n’obtient, selon ses dires, que des réponses favorables. La Commission politique de l’Association des étudiants libéraux de l’Université de Montréal adopte aussi une résolution pour le vote à 18 ans[42]. Pour Michel Vennat, du Quartier latin, un tel droit est nécessaire pour insuffler à la jeunesse « une force politique réelle et pesante au sein de la nation ». Avec l’accès au suffrage, ajoute-t-il, « [n]ul gouvernement ne pourrait ignorer nos revendications comme ce fut le cas dans le passé et comme c’est encore souvent le cas aujourd’hui »[43]. Plusieurs associations étudiantes collégiales se prononcent également en faveur de la proposition, dont celles des collèges Saint-Laurent, Sainte-Marie, Marie-Anne de Montréal et Jésus-Marie de Sillery[44].

La voix des leaders et des journalistes étudiants n’est cependant pas, on s’en doute, représentative de l’ensemble de la jeunesse. L’opinion étudiante elle-même apparaît divisée sur la question. Un sondage réalisé pour Vie étudiante en 1962, auprès de 300 inscrits des collèges classiques et d’écoles secondaires de la région de Montréal, révèle que seulement 48 % d’entre eux sont favorables au vote à 18 ans[45]. Une autre enquête, menée par le journal étudiant Le Réverbère du Collège Notre-Dame-de-Bellevue à Québec, dénombre pour sa part 63 % d’opposants. Pour Jacques Guay, journaliste à La Presse, ces chiffres traduisent une apathie politique semblable à celle observable chez les adultes. Cela ne l’empêche pas d’affirmer qu’une révolution est en cours, alors que s’opère une « véritable politisation de la jeunesse »[46].

Les arguments d’un court débat

L’une des caractéristiques de la discussion publique qui s’engage à propos du vote à 18 ans est assurément le faible nombre d’opposants véritables. En effet, on peut difficilement parler d’un duel entre camps opposés, même si l’argumentaire en défaveur de l’abaissement est parfois exprimé vigoureusement. Il est d’ailleurs clair pour les organisateurs de la campagne que le réel adversaire est l’indifférence de la population et de la classe politique[47]. La presse francophone semble plutôt sympathique à l’idée. Selon la journaliste Lysiane Gagnon, qui commentera rétrospectivement la campagne, Le Devoir et La Presse s’intéressaient particulièrement au dossier. Ces leaders d’opinion voyaient dans le rajeunissement de l’électorat une occasion de contrer « les résistances d’arrière-garde aux objectifs de la Révolution tranquille[48] ». La presse anglophone, pour sa part, n’accorde pas le même intérêt au débat[49]. Le contraste s’explique en partie par la présence d’anciens membres de la PEN au sein des quotidiens francophones à grand tirage. Désormais positionnés dans des lieux d’influence, ces derniers contribuent à diffuser les idées de l’organisation[50].

L’enjeu de la maturité[51]

La question de la maturité est assurément au centre des échanges. Parmi les réserves émises à l’endroit de l’abaissement de la capacité électorale, on invoque le caractère influençable d’une jeunesse par trop sensible aux belles promesses. Invitée à présenter son point de vue dans Vie étudiante, la psychologue Lise Roquet met ainsi en doute l’aptitude des jeunes de 18 à 21 ans à mesurer les conséquences de leurs choix due à l’émotivité qui caractérise cet âge. À cet égard, il est intéressant de noter la sévérité avec laquelle des individus jugent par moments leurs cadets du haut de leur vingtaine fraîchement acquise. À titre d’exemple, le rédacteur en chef de Campus Estrien soutient qu’« il n’est pas honnête de recourir aux jeunes de cet âge pour élire un gouvernement. On a beau objecter que ces jeunes possèdent un début de maturité, cette maturité n’a pas encore été mise à l’épreuve[52]. » Face à un tel raisonnement, le journaliste étudiant André Bolduc suggère, avec ironie, de faire subir le même examen de compétence aux électeurs de 21 ans et plus : les résultats ne seraient pas forcément meilleurs[53]

Invoquant encore la maturité des jeunes, certains interlocuteurs font remarquer que le seuil de 21 ans contraste fortement avec les responsabilités que ceux-ci assument déjà au sein de la société. L’intérêt grandissant des formations partisanes pour s’adjoindre de jeunes et dynamiques militants est, par exemple, souligné[54]. On leur reconnaîtrait donc, informellement, une capacité civique « qu’on s’empresse de dénier quand il s’agit de les admettre comme électeurs[55] ». Dans le même ordre d’idées, certains font valoir que lorsqu’un jeune est considéré assez vieux pour mourir pour son pays à 18 ans, il devrait au moins pouvoir voter contre le gouvernement qui ordonne sa conscription. Notons que ce lien entre « ballots and bullets », si central dans le débat américain notamment, n’occupera au Québec qu’une place ténue qui s’explique entre autres par la question des champs de compétences[56].

Un vent de fraîcheur pour la démocratie ?

L’argument du manque de maturité est parfois retourné comme un gant en faveur des jeunes. Certains voient, en effet, un gage de sincérité dans l’esprit idéaliste associé à la jeunesse[57]. Pour Me L. P. Taschereau, invité à se prononcer dans les pages de Vie étudiante, les jeunes « ont un esprit civique que n’ont pas encore gâché l’ambition personnelle et le nécessaire compromis avec la vie[58] ». Leur manque d’expérience constitue, aux yeux de l’avocat, leur plus grande qualité. Plusieurs pensent en outre que les jeunes électeurs seront moins dociles et plus revendicateurs que leurs aînés et qu’ils formeraient, par conséquent, une génération plus libre et moins partisane. Pour cette raison, croient-ils, la mesure permettrait d’assainir la vie politique[59].

Faisant écho dans La Presse à l’enquête menée par Vie étudiante, le journaliste Réal Pelletier, chargé de la rubrique « La vie universitaire », reprenait à son compte la même idée : « Mais au delà de ces arguments accidentels, la raison majeure, à notre avis, pourquoi le droit de vote devrait être accordé à 18 ans, est le souffle de rajeunissement que les jeunes sont en mesure d’apporter à toute la vie politique chez nous[60]. » Un rafraîchissement du corps électoral, affirme-t-on par ailleurs, aura également l’avantage de réduire les inégalités intergénérationnelles[61]. Dans un esprit similaire, on invoque la doctrine démocratique en vertu de laquelle le droit de vote devrait être accordé au plus grand nombre possible[62].

Michel Pelletier, étudiant en droit à l’Université de Montréal, amène dans le débat un autre argument qui fera florès : la jeunesse possède un droit de regard sur l’avenir[63]. On reprendra en choeur que c’est elle qui aura à vivre le plus longtemps avec les décisions prises[64]. Sensible à l’idée, Roger Rivet, un lecteur du Devoir, suggère une formule hybride, certes un peu loufoque, mais qui reflète vraisemblablement l’ambivalence d’une partie de l’opinion publique. Rivet se range dans le camp de ceux qui ne sont pas prêts à accorder la pleine citoyenneté aux 18 à 21 ans, mais qui reconnaissent la nécessité de considérer leur voix lorsqu’il s’agit d’arrêter les grandes orientations nationales. Son plan est d’inviter les jeunes à une sorte de vote indicatif qui aurait lieu avant l’élection officielle. Sans portée légale, les résultats de l’exercice auraient néanmoins une influence morale sur le vote des citoyens adultes. Qui plus est, la voix des jeunes ainsi recueillie ne serait pas perdue dans la masse[65]. Ce modèle de démocratie parallèle n’est pas sans rappeler le projet de Parlement féminin proposé aux Communes à la fin du XIXe siècle par des parlementaires opposés au vote des femmes[66]

La cohérence des seuils d’âge au sein des corpus législatifs

La question de la concordance des différentes législations relatives à l’âge est aussi invoquée en faveur ou en défaveur de l’abaissement. Il faut dire qu’en matières pénale et civile, les frontières séparant l’enfance de l’âge adulte avaient connu plusieurs fluctuations dans les décennies précédentes, lesquelles ne manquent pas de révéler le caractère arbitraire des seuils d’âge. Le Québec devenait, par exemple, en 1942 la première province à élever l’âge de la responsabilité criminelle de 16 à 18 ans[67]. Vingt ans plus tard, on assistait à l’abaissement de l’âge pour l’obtention du permis de conduire à 16 ans[68]. Ces changements, on le constate, ne sont pas univoques. D’une part, ils maintiennent plus longtemps qu’auparavant la jeunesse dans l’irresponsabilité ; d’autre part, ils lui accordent plus rapidement des permissions d’adultes.

Pour certains, le fait que le seuil de la majorité civile soit fixé à 21 ans (il le demeurera jusqu’en 1971) rend l’abaissement de l’âge de la citoyenneté politique tout simplement illogique[69]. Pour d’autres, cependant, le critère de cohérence ne doit pas être tenu pour un absolu. Dans une lettre qu’il adresse à La Presse, Me Noël Dorion fait remarquer que s’il en était ainsi, la femme mariée ne serait toujours pas légalement autorisée à voter, celle-ci étant encore (et jusqu’en 1964) mineure sur le plan civil[70].

No taxation without representation

Le débat sur le suffrage à 18 ans ne manque pas de soulever aussi la question des fondements économiques de la citoyenneté[71]. « L’apport productif des jeunes à la société » est, entre autres, invoqué par l’éditorialiste du Devoir, Claude Ryan. En décembre 1962, cet ancien dirigeant de mouvements de jeunesse apportait un fort appui à la mesure et invitait ses lecteurs à opter « pour la perspective généreuse » qui consiste à intégrer la jeunesse à la vie démocratique : « Les jeunes d’aujourd’hui fournissent un apport considérable, tant par leur travail que par leurs impôts, à la marche de la société. Pourquoi seraient-ils exclus du vote[72] ? » De nombreux autres articles abondent dans ce sens, soutenant que les jeunes mènent une vie financièrement plus autonome qu’autrefois[73]. Au début des années 1960 au Québec, on estime qu’environ 221 000 travailleurs sont âgés de 18 à 20 ans[74]. Ces derniers paient des impôts, souvent même plus que les pères de famille. En tant que contribuables, ils devraient avoir le droit de vote selon le principe du no taxation without representation[75].

Quant aux jeunes qui ne sont pas sur le marché du travail, les étudiants au premier chef, on fait valoir qu’ils paient néanmoins plusieurs taxes reliées à la consommation (tabac, alcool, loisirs). Mais l’argumentaire pour accorder aux étudiants un statut de citoyens ne s’appuie pas, prioritairement, sur ces contributions fiscales. C’est une autre logique qui prévaut. Elle vise d’abord à déconstruire l’image d’une jeunesse étudiante maintenue dans l’immaturité par la prolongation de ses rapports de tutelle avec les institutions familiale et scolaire. Dans l’esprit de la Charte de Grenoble qui, dès 1946, présentait l’étudiant comme un « jeune travailleur intellectuel[76] », on estime plutôt que ce dernier, par son « travail personnel constitue un capital précieux pour la société ». Qui plus est, son éducation plus poussée lui permet « d’exercer un jugement adulte sur les affaires publiques »[77]. De tels arguments rejoignent évidemment les idées phares du gouvernement au pouvoir qui associe éducation et promotion nationale.

Des électeurs mieux informés

Un accès élargi à la connaissance constitue assurément l’argument le plus souvent invoqué pour légitimer le vote à 18 ans[78]. « S’il est vrai que la notion de citoyenneté a évolué depuis le jour où elle reposait sur la propriété foncière, pour reposer également sur la taxation, elle est en voie de trouver un troisième point d’appui qui est le savoir », avancent des journalistes de La Presse, rappelant au passage l’insistance de l’équipe Lesage à promouvoir l’éducation depuis son arrivée au pouvoir[79]. En outre, grâce au développement des moyens de communication, les jeunes seraient plus aptes que par le passé à se prononcer sur les choses publiques. La télévision, la radio et les autres médias de masse, faisant désormais partie de leur quotidien, leur offriraient ainsi une ouverture nouvelle sur le monde[80]. Estimant qu’un accès plus grand à l’éducation et à l’information a su éveiller plus rapidement les jeunes à la politique, Jules-A. Brillant, membre du Conseil législatif, propose même de rendre le vote obligatoire à partir de 18 ans[81]. Dans son plaidoyer déjà évoqué en faveur de la majorité civique à 18 ans, Claude Ryan résumait à sa façon l’opinion largement répandue :

Ce plancher culturel – qui constitue l’arrière-plan d’idées et d’informations sur lequel s’appuie la grande majorité des citoyens pour leur comportement civique – est pratiquement atteint de nos jours à l’âge de 18 ans. Ce qu’on savait autrefois à 21 ans, on le sait aujourd’hui à 18 ans et moins. Chose sûre : ce qu’on ignore à 18 ans, on ne le connaît probablement pas davantage à 21 ans[82] !

En raison d’un intérêt manifestement plus précoce qu’auparavant pour la vie politique, les jeunes auraient même, selon certains observateurs, une autorité nouvelle sur la génération adulte. Invité à commenter à chaud l’élargissement récent du corps électoral, le politologue Vincent Lemieux expliquait que la tradition québécoise voulant que les enfants votent comme leurs parents était en train de disparaître. C’est la génération neuve, soutient-il, qui semble décider dorénavant du vote familial, surtout dans les régions rurales où les parents sont souvent moins scolarisés[83]. Pour étayer son argument, le politologue raconte la stratégie nouvelle d’un organisateur créditiste qui consiste à convaincre d’abord les jeunes au sein d’une maisonnée : « s’il le réussissait il était à peu près sûr que les jeunes à leur tour convaincraient leurs parents[84] ».

Ce consensus autour de l’importance de l’information dans l’exercice civique fut saisi par certains leaders de la campagne pour critiquer les moyens mis en place au sein des milieux scolaires pour intéresser les jeunes à la politique. Il s’agit là d’enfantillages, disent-ils, qui éloignent des vrais enjeux. Les jeunes doivent faire l’expérience réelle de la démocratie, plutôt que de perdre leur temps dans les parlements-écoles et autres initiatives du genre[85]. « À jouer aux élections lorsqu’on est à l’école, on risque de continuer à jouer lors d’élections plus importantes, celles des dirigeants de l’État », estime ainsi Paule Beaugrand-Champagne[86]. Au lieu de les considérer comme des citoyens en devenir, les établissements scolaires devraient plutôt miser sur le rôle que les jeunes peuvent jouer immédiatement dans la vie nationale[87].

En lien avec le thème de l’éducation, un argument surprend par sa récurrence dans le corpus étudié. Il concerne les jeunes de 18 à 20 ans déjà pleinement engagés dans la carrière d’enseignant. On reconnaît à ces derniers la compétence de former les futures générations, alors on se demande sur quelle base peut-on légitimement leur dénier le vote[88] ? En ces années où la fonction éducative est célébrée pour son importance sociale, une telle injustice semble particulièrement flagrante.

L’issue de la campagne

Dans l’analyse des circonstances ayant conduit à l’adoption de la majorité électorale à 18 ans, il faut également tenir compte des réseaux de relations qu’avaient su tisser les leaders étudiants avec les médias et les milieux politiques. Nous avons vu à quel point les prises de position de la PEN avaient été efficacement relayées auprès de La Presse et du Devoir notamment. Or, il semble qu’un jeu de coulisse politique à saveur familiale put avoir aussi un effet catalyseur. Dans un article de 1971, Lysiane Gagnon rapporte que le fils de Daniel Johnson[89], alors chef de l’opposition, aurait convaincu l’Union nationale de proposer le vote à 18 ans, l’objectif étant d’attirer la sympathie du jeune électorat. Mise au courant de la stratégie par Michel Lapalme, fils du ministre libéral et membre actif de la campagne, l’équipe Lesage aurait décidé de prendre de vitesse l’opposition dans ce dossier[90]

L’intervention des « fils de » fut-elle déterminante ? On constate à tout le moins qu’en février 1963, avant même que le Comité des droits civiques de la jeunesse n’ait l’occasion de présenter son mémoire, le ministre Gérin-Lajoie annonçait officiellement la volonté du gouvernement de proposer le vote à 18 ans. En choisissant « la solution de l’optimisme et de la confiance », affirmait-il, le gouvernement souhaite « associer [les jeunes] de plus près à l’essor de notre province »[91]. Disant embrasser une tendance internationale, les Libéraux ne manquaient pas de rappeler que c’est leur parti qui, naguère, avait accordé le droit de vote aux femmes[92]. Interrogé après que le Comité de la loi électorale eut approuvé à l’unanimité l’amendement le 7 mars de la même année, le chef de l’opposition Daniel Johnson évoquait un geste historique « qui exprime notre confiance dans la génération de demain[93] ». Fait intéressant, le discours de l’ancien leader étudiant réfère aux « adolescents de 18 à 20 ans » qui seront prochainement électeurs[94]. L’usage d’un tel vocable indique que la redéfinition des rapports d’âge alors en cours n’est ni complétée ni assumée. Même dotés de la pleine compétence citoyenne, les 18 à 21 ans n’obtiennent pas aux yeux du parlementaire le statut d’adultes. D’ailleurs, la nouvelle loi électorale contiendra des réserves attestant de telles hésitations. Les moins de 21 ans n’y sont pas reconnus comme éligibles et ne peuvent agir comme agent d’élection[95]. Le politologue Guy Bourassa dévoile peut-être la logique derrière ces résistances : « On peut, dit-il, avoir une opinion sans être capable de gérer[96]. » Ajoutons que la mesure n’aura d’effet qu’au palier provincial. Selon les articles de presse consultés, dans les municipalités régies par la Loi des cités et des villes, le suffrage universel à partir de 18 ans ne sera accordé qu’en 1968. Pour sa part, la ville de Québec se pourvoit d’une loi municipale établissant le vote à 18 ans en 1965. À Montréal, il faut attendre 1970[97] et dans les municipalités régies par le Code municipal, 1974[98].

Pour la PEN, cette victoire historique témoigne néanmoins de la force du mouvement étudiant et de l’ensemble de la jeunesse. Gilles Gariépy, l’un des principaux acteurs de la campagne, proclame qu’« il deviendra assez difficile de refuser aux étudiants le droit de parole et d’action […] quand la société elle-même vient de les reconnaître comme interlocuteurs valables[99] ».

L’urgence d’une formation civique

L’annonce du gouvernement est ressentie par les journalistes étudiants comme un appel à la responsabilisation des futurs électeurs[100]. Les critiques à l’endroit d’une formation civique jugée déficiente reviennent alors en force. Paule Beaugrand-Champagne invite ainsi ses pairs à exiger sans délai « une initiation politique et une connaissance des rouages de la démocratie[101] ». La carence serait en outre ressentie plus intensément chez les filles[102]. Il faut dire que les représentations implicites du citoyen mobilisées dans le débat étaient encore fortement masculinisées[103]. Ayant vraisemblablement intériorisé ces images, une jeune femme interrogée par Radio-Canada en 1963 se disait en faveur du vote à 18 ans, mais ajoutait inquiète : « tout de même, une jeune fille de mon âge, on ne peut pas être au courant des choses politiques, on peut pas savoir comment voter[104] ». De tels propos contrastent, on le voit, avec la confiance des discours militants qui célébraient une génération nouvelle, beaucoup plus instruite et éclairée que la précédente. Le film Jeunesse année zéro semait, lui aussi, le doute en mettant au jour une flagrante ignorance politique. Questionné sur l’âge du vote, un jeune homme y déclarait : « Ah, y’aurait pu rester à 21 ans […] parce que messemble [sic], les élections on s’occupe pas beaucoup de ça. » Visiblement secoué après le visionnement du documentaire, Jean Lesage commentait :

Les jeunes rêvent d’une éducation plus poussée, de fonder un foyer. Ils veulent que le gouvernement s’arrange pour avancer une politique qui leur donne des autos. […] Le reste ne leur fait rien. Mais ils ne connaissent pas la politique du gouvernement… J’ai été renversé par cette enquête. Et quant aux jeunes filles évidemment, ça leur passe 1000 pieds par-dessus la tête[105].

Un premier test : l’élection de 1966

Si l’on ajoute aux jeunes de 18 à 20 ans ceux de 21 à 25 ans qui vivent leur première élection, c’est un demi-million de citoyens qui étaient susceptibles de s’exprimer dans les urnes pour une première fois à l’occasion de l’élection provinciale de 1966. La plupart des observateurs prévoient que leur appui ira aux Libéraux, à qui l’on prédit la victoire[106]. D’autres croient que le Rassemblement pour l’indépendance du Québec (RIN) obtiendra leur faveur[107].

Or, le résultat des élections prend tout le monde par surprise : l’Union nationale accède au pouvoir avec 56 sièges (mais 40,8 % des voix) contre 50 pour le PLQ (47,3 %). La percée du RIN est moins importante que prévu avec 5,5 % des suffrages[108]. Pour expliquer cette victoire à l’arraché, les analystes pointent du doigt des iniquités de la carte électorale qui favoriseraient encore les milieux ruraux, la perte de votes du PLQ au profit du RIN ainsi que réactions négatives à la Révolution tranquille, surtout en ce qui conerne l’éducation.

Le « facteur âge » aura-t-il joué un rôle moins important que projeté ? Une étude controversée réalisée auprès de jeunes Montréalais suggère une faible participation au suffrage chez les 18 à 20 ans[109]. Le manque de représentativité de l’échantillon sondé, peu scolarisé, invite néanmoins à la prudence[110]. Une autre étude, menée rétrospectivement par le politologue Vincent Lemieux, ne conclut pas, pour la période 1956 et 1966, à des comportements nettement définis en fonction de l’âge. C’est plutôt le niveau de scolarité qui apparaît, à cette époque, la variable déterminante[111].

Conclusion

L’épisode de la vie politique québécoise que nous venons d’évoquer appelle plusieurs remarques. On soulignera d’abord son impressionnante brièveté qu’il est tentant d’attribuer à l’efficacité politique des organisations de jeunesse. Celles-ci, profitant d’un projet mort au feuilleton, auraient particulièrement bien joué leurs cartes. Mais, à l’évidence, ce gain politique n’est pas dû qu’aux seules habiletés stratégiques des jeunes. On assiste plutôt ici à une rencontre d’intérêts bien compris. Ayant fait campagne sous le signe du renouveau, l’équipe Lesage montre une grande ouverture dès les premières sollicitations des mouvements de jeunes. Le symbole d’un gouvernement attaché au progrès, se faisant le champion de la jeunesse, est trop fort pour ne pas être embrassé. Au moment de l’annonce officielle, le ministre Gérin-Lajoie ne manque d’ailleurs pas de souligner que la mesure s’inscrit en continuité avec la politique éducative de son équipe[112]. La posture du parti d’opposition révèle, par ailleurs, l’étendue du consensus social autour de l’idée que la société québécoise doit être régénérée par la force vive des nouvelles générations[113]. La vieille Union nationale, naguère si sévère à l’endroit des premiers grévistes universitaires de 1958 qu’elle traitait d’enfants d’école, veut désormais se draper, elle aussi, du manteau de la jeunesse[114]. Preuve, s’il en est, que le paradigme de la modernité a bel et bien envahi toute la classe politique et qu’il définira, au moins jusqu’au début des années 1980, les termes du jeu démocratique.

Et pourtant, la suite des événements invite à nuancer cette image d’une jeunesse politiquement toute-puissante, capable de pousser d’un cran la modernisation entreprise. Les résultats électoraux de 1966 montrent bien l’écart entre une jeunesse idéalisée et la jeunesse réelle. Le fantasme d’une expression massive des jeunes par l’urne, infléchissant les destinées nationales, ne se sera pas accompli. Par désintérêt, scepticisme ou désaffiliation, plusieurs jeunes Québécois auront été, dans les faits, assez rétifs à l’endroit du modèle de citoyenneté formelle proposé par la démocratie parlementaire : l’opération séduction mise en oeuvre n’aura pas pleinement réussi. À la lumière des scrutins, l’équation entre jeunes et sensibilité progressiste doit aussi être, partiellement, revue.

La politique d’abaissement du vote avait-elle eu, dans l’esprit du gouvernement qu’il l’a accordée, quelque ambition de contenir l’énergie potentiellement bouillonnante de la jeunesse dans les sentiers bien balisés du jeu parlementaire officiel[115] ? Si tel est le cas, force est de constater que le pari fut, ici aussi, raté. Si on examine l’histoire du mouvement étudiant, par exemple, on observe que l’année de la ratification du vote à 18 ans (1964) est également celle du début de la radicalisation idéologique des jeunes. Dès lors, si certains d’entre eux continuent d’éprouver une satisfaction politique en s’engageant au sein des partis, d’autres préféreront résolument canaliser leurs énergies militantes en dehors d’un jeu partisan jugé corrompu, voire à la solde du Grand Capital[116].

Malgré ces lendemains quelque peu désenchantés, il convient de voir dans ce débat de société une étape importante de l’accréditation des jeunes et de leurs mouvements comme acteurs de la scène démocratique. Ainsi, à la lumière des circonstances particulières dans lesquelles s’est négocié, au Québec, le rajeunissement de la majorité électorale, on peut affirmer que la Révolution tranquille s’est imposée, aussi, comme une révolution des âges.

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À l’heure où plusieurs législatures occidentales envisagent d’étendre le droit de vote à 16 ans[117], il est saisissant de constater la remarquable similarité des arguments actuellement avancés pour promouvoir le vote à 16 ans avec ceux étudiés dans cet article. Maturité plus grande, génération mieux informée grâce aux nouvelles technologies, possibilité de combler un manque de poids politique : la rhétorique que l’on retrouve dans la presse d’aujourd’hui a résolument un air de déjà-vu pour l’historien averti[118].