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Les archives judiciaires sont des sources de choix pour écrire l’histoire des gens tenus en esclavage. Comme l’ont très bien démontré plusieurs historiens qui travaillent sur le monde atlantique français, les discussions et les combats qui se jouent dans les salles d’audience ne relèvent pas seulement de principes légaux spécifiques, mais donnent un aperçu de la vie quotidienne des individus en esclavage et de leurs descendants. Des travaux récents utilisant les archives judiciaires des colonies françaises de l’océan Indien – Madagascar, Réunion, Maurice et l’Inde française – apportent un éclairage nouveau sur les manières d’approcher ce type de sources, sous l’angle des continuités et des ruptures de pratique, d’identité et des moyens de résistance. Ces travaux n’existent pas de manière isolée. Ils sont en constant dialogue avec l’histoire de l’esclavage du « monde atlantique français », monde foncièrement incomplet sans les sociétés esclavagistes de l’océan Indien[1].

À la suite des travaux précurseurs de quelques historiens, qui s’essaient, dans les années 2000, à utiliser les sources judiciaires pour renouveler l’histoire sociale de l’esclavage dans les colonies françaises du monde atlantique[2], un numéro spécial de la revue Law and History Review, introduit par Rebecca Scott, marque, en 2011, un tournant décisif dans l’histoire judiciaire du monde atlantique français. Les auteurs y examinent les façons dont les hommes et femmes soumis en esclavage au Suriname, à Saint-Domingue et aux États-Unis font valoir leurs droits – ou subissent la force de la loi – dans le cadre de chaque État. Ils s’intéressent aussi aux conséquences des décisions judiciaires sur les corps-esclaves qui traversent les frontières nationales, en particulier pendant la période des Révolutions atlantiques[3].

L’année 2012 est une année phare pour l’histoire judiciaire des hommes et des femmes en esclavage dans l’Atlantique français. Dans Freedom Papers, Rebecca Scott et Jean Hébrard sont parvenus à reconstruire l’histoire d’une famille sur plusieurs générations (de la Révolution haïtienne à la Deuxième Guerre mondiale) au moyen de documents juridiques, en montrant comment la loi, en matière raciale, divergeait dans les contextes américain, français, cubain et européen[4]. Également en 2012, Malick Ghachem publie The Old Régime and the Haitian Revolution, dans lequel il s’intéresse aux revendications de l’État français vis-à-vis de la violence des maîtres envers leurs esclaves[5]. S’inspirant d’approches tantôt ethnohistoriques, tantôt judiciaires, Brett Rushforth, dans Bonds of Alliance, montre pour sa part comment les Français ont justifié la présence des esclaves « panis » en Nouvelle-France et des esclaves africains dans les Antilles en rejetant la faute du processus d’asservissement sur des puissances étrangères (africaines et autochtones), tout en transformant le sens de l’esclavage par la traite[6]. Enfin, l’article d’Ada Ferrer, « Haiti, Free Soil, and Antislavery in the Revolutionary Atlantic[7] », utilise les sources judiciaires afin d’étudier les retentissements de l’indépendance dans la Caraïbe au sens large.

Les historiens étudient la résistance à l’esclavage depuis près d’un siècle : jusqu’ici, ils se sont penchés sur la résistance culturelle (créolisation), sur la résistance politique et économique (de la grève perlée à la révolte pure et simple) et sur le marronnage. La mise en oeuvre de ces modes de résistance varie grandement selon le contexte, le lieu et le moment. De plus, chaque mode de résistance est le théâtre d’une tension entre, d’une part, les combats ponctuels d’individus ou de collectivités contre l’oppression inhérente au système esclavagiste et, d’autre part, le combat révolutionnaire contre l’esclavage en tant que système, que ce soit par la lutte armée ou par une transformation progressive menant à l’abolition de l’esclavage (ou de l’exploitation) au sein d’un État ou d’un empire[8].

Toutefois, bien que des historiens s’y intéressent depuis des décennies, les procès intentés par des esclaves en vue de s’affranchir n’ont pas encore été vraiment considérés comme des contributions à la lutte contre l’esclavage[9]. Les causes possibles sont nombreuses. Si le débat sur la créolisation a permis aux historiens de prendre conscience de l’importance de la résistance culturelle africaine et afro-américaine à l’hégémonie idéologique européenne, les esclaves qui se servaient des institutions judiciaires euro-américaines pour contester leur oppression reconnaissaient a priori la légitimité de celles-ci pour exprimer leur résistance. Aussi, il va de soi que la quête de liberté individuelle des esclaves (marronnage, affranchissement, etc.) a souvent eu pour effet de contribuer au maintien du système esclavagiste, car elle orientait la résistance vers d’autres canaux que celui d’une confrontation directe avec l’institution. De même, bien que les abolitionnistes (et, ultérieurement, les militants pour les droits civiques) aient parfois entrepris des procès judiciaires afin d’amener l’opinion publique et la jurisprudence à considérer l’esclavage comme illégitime, et que certains de ces procès (notamment l’affaire Somerset de 1772 en Angleterre et l’affaire Quock Walker au Massachusetts) aient bel et bien abouti à l’abolition de l’esclavage dans ces États, l’immense majorité des procès n’a pas été intentée dans ce but et ne s’est pas conclue ainsi[10].

Des travaux récents sur l’abolitionnisme français au XIXe siècle (après l’abolition incomplète de 1793-1794 [car jamais appliquée dans l’océan Indien] et le rétablissement par Napoléon de l’esclavage colonial en Guadeloupe et en Guyane en 1802) ont souligné les interventions des législateurs et des militants en vue d’améliorer les conditions d’esclavage puis d’abolir ce dernier dans les limites du monde atlantique français et de l’océan Indien[11]. Dans sa chronologie, Lawrence Jennings insiste sur la lenteur, parfois marquée par des reculs, de l’émancipation générale amorcée sous la monarchie de Juillet (1830-1838), alors que le gouvernement cherche à ménager les planteurs, tout en menant une politique d’affranchissement graduel et en abolissant le commerce transocéanique d’esclaves[12]. Plus exhaustives, l’enquête et la compilation de documents effectuées par Nelly Schmidt accordent une importance comparable à des militants comme Cyrille Bissette[13] et Victor Schoelcher ainsi qu’à des figures moins connues[14]. Cependant, les historiens de l’abolitionnisme français n’ont pas encore entrepris d’analyse systématique des tribunaux du XIXe siècle en tant que lieux où progresse la lutte contre l’esclavage. Bien que certains d’entre eux aient reconnu l’apport de l’avocat François-André Isambert au mouvement (en particulier sa défense de Cyrille Bissette en vue de renverser la condamnation de ce dernier en 1824, et son travail de secrétaire de la Société française pour l’abolition de l’esclavage), un nombre beaucoup plus grand de travaux de recherche a porté sur une autre échelle d’analyse, à savoir le rôle du pouvoir législatif en France[15].

Dans cet article, j’entends examiner, à la lumière de la notion de résistance, une poursuite judiciaire particulière intentée par un esclave nommé Furcy habitant l’île Bourbon (La Réunion). L’histoire de Furcy nous amène, certes, très loin des Amériques françaises[16]. Nous croyons cependant que cette étude de cas, dans son approche méthodologique micro-historique, peut servir d’exemple aux historiens des Antilles et de la Nouvelle-France et qu’elle peut aussi contribuer à encourager le croisement d’historiographies trop souvent distinctes, comme si les sociétés esclavagistes du monde atlantique français et celles, sous domination française également, de l’océan Indien (île Bourbon et île de France [Maurice]) n’avaient rien en commun. Peu étudiée jusqu’ici, cette affaire, qui s’est étalée sur plus de 25 ans dans les tribunaux français et britannique, pourrait avoir joué un rôle déterminant dans l’histoire internationale de l’esclavage et de l’émancipation, car les arguments décisifs invoqués par Furcy dans son appel de 1843 au plus haut tribunal de France, la Cour royale de Paris, anticipent l’arrêt Dred Scott de 1857, généralement reconnu comme un moment charnière des annales judiciaires états-uniennes (malgré sa contribution nettement moindre aux efforts visant à mettre un terme à l’esclavage et, en particulier, à l’incapacité juridique liée à la « race »).

Dred et Harriet Scott ont entamé leur poursuite judiciaire à Saint-Louis, au Missouri, en 1846, soit trois ans après qu’un jugement final eut été rendu dans l’affaire Furcy. Dans l’affaire Furcy comme dans l’affaire Dred Scott[17], on a invoqué ce que j’appelle le principe du sol libre, qui prend forme dans divers instruments juridiques (maximes juridiques, décisions judiciaires, lois) et selon lequel les esclaves qui traversent certaines frontières internationales deviennent libres. Mais, tandis que Dred Scott a perdu son procès devant la Cour suprême des États-Unis, la Cour royale de Paris a trouvé Furcy « né libre » à cause du séjour bref de sa mère en France avant sa naissance. Les décisions des tribunaux supérieurs, dans les deux cas, ont fait ressortir l’importance de l’argument racial dans la légitimation de l’esclavage ou de la citoyenneté en France ou aux États-Unis[18].

La lutte acharnée de Furcy pour la reconnaissance juridique de son statut d’homme libre peut certes être qualifiée d’acte quasi héroïque de résistance individuelle, compte tenu de sa durée et des souffrances que l’homme a endurées, mais, vu le contexte du mouvement vers l’émancipation générale dans les espaces coloniaux français et britannique, on doit répondre plus largement aux questions suivantes :

  1. En vertu de quels critères Furcy et les membres de sa famille considèrent-ils son asservissement comme illégitime ? Leur interprétation est-elle la même que celles des juristes actifs dans les divers tribunaux ?

  2. Quelle importance la poursuite intentée par Furcy revêt-elle par rapport à la lutte politique plus large pour l’abolition de l’esclavage dans le monde atlantique français et l’océan Indien ?

Notre hypothèse est que la poursuite intentée par Furcy pour s’affranchir est incontestablement un acte de résistance, qu’elle a eu une valeur symbolique forte pour le petit monde des antiesclavagistes tant radicaux que réformistes, mais que son effet sur l’abolitionnisme français dans son ensemble a été limité, tant dans les Amériques que dans l’océan Indien.

Madeleine, Constance, Furcy : une famille d’esclaves

Dans les années 1750, une fillette née d’une famille pauvre du sous-continent indien est vendue comme esclave domestique à mademoiselle Dispense, une Française célibataire établie au Bengale qui la fait baptiser sous le nom de Madeleine. En 1772, la demoiselle emmène Madeleine, alors adolescente, à Lorient, port voué au commerce avec les Indes orientales, en France. Elle cède son esclave à une famille bien connue de colons français de l’île Bourbon, les Routier, à condition que ceux-ci ramènent Madeleine « aux Indes » en vue de l’y affranchir. La légalité de cette cession est douteuse à maints égards. Même si en vertu du principe français du sol libre, l’esclave aurait dû être affranchie dès qu’elle a posé le pied dans la métropole, depuis 1738, la loi française stipule que tous les « nègres esclaves » (1738) ou « nègres ou mulâtres de l’un ou l’autre sexe » (1762) doivent être enregistrés auprès de l’amirauté dans le port où ils débarquent et renvoyés dans les colonies dans un délai de trois ans[19]. Les esclaves détenus en France en contravention à ces règles (c’est-à-dire non enregistrés, ayant passé plus de trois ans dans la métropole ou employés à des fins que la loi ne juge pas légitimes) sont confisqués au nom du roi et renvoyés dans les colonies, où ils sont mis au travail ou vendus au profit du roi. Toutefois, aucun relevé n’indique que la demoiselle Dispense ait inscrit Madeleine aux registres de l’amirauté[20]. Sans doute était-elle convaincue qu’une telle formalité n’était pas nécessaire, se disant que les Indiens ne sont pas des « Nègres » et ne sont donc pas tenus d’être inscrits[21]. Au milieu du XVIIIe siècle, les catégories « nègre » et « noir » sont très fluctuantes[22]. Ajoutons qu’un édit d’octobre 1716 prévoit que « les maîtres » des esclaves amenés en France « ne pourront les vendre ni échanger en France » (art. 11)[23]. Chose étonnante, dans le cadre des procès relatifs au statut de Furcy, personne ne soulève d’objection à propos de cette cession douteuse réalisée dans la métropole, sans doute parce que la loi ne prévoit pas de pénalité particulière en cas d’infraction.

Ainsi, dès son arrivée dans la métropole, l’adolescente Madeleine acquiert un statut ambigu. En même temps, son âge, son sexe et son absence de liens familiaux ou communautaires en France rendent pratiquement impensable l’idée même d’une contestation judiciaire de sa servitude. En tant que jeune fille étrangère au teint foncé et sans attaches, elle est considérée par tous (y compris, sans doute, par elle-même) comme assujettie. Dans une ville portuaire comme Lorient, vouée au commerce avec les Indes orientales, intenter une poursuite en vue de s’affranchir, sans adulte pour défendre sa cause, lui est hors de portée.

Lors du voyage qui la ramène dans l’océan Indien en 1774, Madeleine assiste à la naissance de la fille de dame Routier, Eugénie, et aurait eu des rapports sexuels avec M. Charles Routier. Arrivée sur l’île Bourbon, elle est affectée à une tâche inconnue sur la plantation familiale, une vaste entreprise de 124 esclaves où l’on produit céréales et légumes et où l’on élève du bétail destiné au commerce maritime dans l’océan Indien[24].

Sur l’île Bourbon, Madeleine donne naissance à trois enfants, probablement de pères différents. L’aîné, prénommé Maurice, naît entre 1775 et 1777[25]. La cadette Constance vient au monde en avril 1784 ; des preuves circonstancielles indiquent que son père serait un des hommes de la famille Routier, soit le père, soit un de ses fils adultes ou adolescents[26]. Fait inhabituel, Constance est affranchie un an après sa naissance, vraisemblablement par un tonnelier d’origine allemande âgé de 27 ans, Matthieu Vetter (ou Wetter), qui agit sans doute à titre d’intermédiaire pour les Routier[27]. Constance passe son adolescence (qui coïncide avec la période de la Révolution française) au sein du ménage Routier en tant que personne libre de couleur et y reste jusqu’à la mort de dame Routier en 1808[28]. Enfin, le benjamin de Madeleine, Furcy, est baptisé le 7 octobre 1786[29].

Deux ans après la mort du maître en 1787, la veuve Routier demande aux autorités coloniales la permission d’affranchir Madeleine, « en reconnaissance des bons services qu’elle lui a rendus », mais aussi « pour remplir l’engagement qu’elle a contracté en France de procurer la liberté à ladite Madeleine, qui ne lui a été donnée qu’à cette condition ». Dame Routier obtient l’autorisation, et Madeleine est officiellement affranchie le 6 juillet 1789[30]. Cependant, selon des témoignages ultérieurs de Constance et de Furcy, on ne lui aurait jamais dit qu’elle était libre[31]. Elle continue donc de servir la veuve Routier pendant dix-neuf autres années, lors desquelles ont lieu la Révolution, l’abolition générale de l’esclavage décrétée par la Convention le 4 février 1794 (jamais appliquée, cependant, à la Réunion, tout comme en Martinique, occupée par la Grande-Bretagne)[32]. Ce n’est qu’après la mort de la veuve Routier en 1808 (année où le Royaume-Uni et les États-Unis interdisent le commerce transatlantique des esclaves) que Madeleine apprend son statut d’affranchie et que le domaine Routier lui doit 19 années de salaires, une somme considérable qui équivaut approximativement au prix de deux esclaves mâles adultes. Madeleine tente de se servir de cette somme qui lui est due pour négocier l’affranchissement de son fils Furcy, esclave de Joseph Lory, gendre et héritier des Routier, mais ce dernier la dupe en profitant de son illettrisme pour lui faire signer des papiers qui, essentiellement, font de Furcy l’esclave de Lory jusqu’à la fin de ses jours.

Justice et injustice : interprétations locales de l’asservissement illégal

Si l’on est au fait du détournement de l’héritage bien mérité de Madeleine par Lory et de la résistance de ce dernier à l’affranchissement de Furcy, c’est seulement grâce aux témoignages que livrent Constance et Furcy plusieurs années plus tard, lors du procès que celui-ci intente à son maître en vue d’obtenir son émancipation. Ces témoignages fournissent des indications importantes sur les raisons pour lesquelles ils sont alors convaincus que la contestation par Furcy de son asservissement par Lory repose sur des bases légitimes ; leur interprétation de cette injustice diffère substantiellement de celle des avocats et magistrats des tribunaux métropolitains et coloniaux français.

C’est un mémoire de 1817, rédigé par un juriste au nom de la soeur de Furcy, Constance, qui donne le meilleur aperçu de la façon dont la famille conçoit le droit de Furcy au statut d’homme libre[33]. À ce moment, Constance est connue sous le nom de « veuve Jean-Baptiste » et vit avec six enfants et deux esclaves à Saint-André, paroisse située à une trentaine de kilomètres à l’est de Saint-Denis[34]. En octobre, Furcy quitte la maison de Lory et se déclare affranchi. Il est vite arrêté dans la demeure de Célérine, une femme libre de couleur qui vit depuis longtemps en concubinage avec un avoué non blanc et libre, Dominique Arnoux[35]. Le moment choisi par Furcy pour quitter le foyer de Lory est révélateur. Celui-ci profite assurément de l’arrivée du nouveau procureur général Louis Gilbert Boucher, un magistrat libéral qui s’est engagé à donner un coup de balai dans le système judiciaire colonial. Mais Furcy vient aussi d’avoir 30 ans, alors l’âge de la majorité et celui qu’avait sa mère lorsqu’elle a été affranchie ; sans doute a-t-il aussi l’impression d’être arrivé au terme des années de service qu’il devait aux familles Routier et Lory.

Dans son mémoire, Constance affirme que sa mère, Madeleine, a été constamment dupée par la famille Routier, puis par le nouveau maître de Furcy, Joseph Lory. En premier lieu, mademoiselle Dispense, qui avait emmené Madeleine en France, souhaitait que la famille Routier organise le retour de celle-ci à « Chandernagor, lieu de sa naissance ». Pour lui éviter « les difficultés pouvant résulter dans un pays d’esclaves de la différence des couleurs », elle avait exigé que l’esclave soit affranchie dès son arrivée à l’île Bourbon et reçoive « une pension viagère de 600 [livres] par an [et] les vivres nécessaires à sa nourriture, en lui procurant, s’il était possible, un établissement pour mariage »[36]. Mais la famille Routier a retardé, comme l’on sait, l’émancipation de Madeleine pendant dix-sept ans, jusqu’en 1789, soit après la mort du patriarche, Charles Routier. Le mémoire indique que c’est parce que les Routier ont omis de respecter la condition imposée par la demoiselle Dispense de libérer immédiatement Madeleine que les enfants de cette dernière, Maurice, Constance et Furcy, sont nés esclaves.

Le mémoire de Constance fait état d’une autre injustice subie par Madeleine, à savoir le fait que son statut d’affranchie lui a été caché pendant dix-neuf ans, soit jusqu’à la mort de la veuve Routier :

Quoi qu’il en soit, ce n’est que le 6 Juillet 1789 sur la demande de M. [Charles] Routier que la liberté de Magdelaine [sic] a été accordée, et ce ne fut que peu de temps avant la mort de cette dernière arrivée en Octobre 1808, dix-neuf ans après son affranchissement que Magdelaine [sic] fut instruite de son sort. Durant ce long intervalle son état lui fut caché. Ce n’est qu’à la mort de Me [veuve] Routier que Magdelaine [sic] fut instruite qu’elle était affranchie, et des conditions auxquelles cet affranchissement avait été accordé, crût pouvoir en réclamer l’exécution.

Madeleine a le droit, alors, de recevoir dix-neuf années d’arrérages, qu’elle souhaite échanger contre la liberté de son fils ; mais Lory refuse sa demande :

[...] elle ne les eut pas reçus à condition qu’on rendrait à Furcy, son fils, l’état primitif dont on l’avait dépouillé. Cette demande si naturelle de la part d’une mère qui, pour les héritiers Routier, offrait le double avantage de leur libération envers Magdelaine et l’occasion de faire une action juste et louable, fut rejeté [sic] avec humeur. Econduite dans sa demande, repoussée avec colère, intimidée par les propos menaçant du Sr Lory, et craignant de voir rejaillir sur son malheureux fils les effets de sa colère, Magdelaine n’insista point. Elle opposa le silence à l’injustice, emportant l’espérance dans son coeur que tôt ou tard on ferait droit à sa réclamation.

Au cours des mois suivants, Lory laisse traîner les choses, prétendant avoir l’intention de libérer Furcy « dans deux ans, époque à laquelle il fixait alors son départ pour France, il l’affranchirait & lui donnerait une Somme de 4000 [livres] pour moyens de subsistance ».

Le 7 août 1809, Madeleine consulte un notaire, Michault d’Emery, en vue de remplir les papiers nécessaires à l’échange des arrérages qui lui sont dus par le domaine Routier contre l’émancipation de son fils. Le notaire l’informe « que si elle voulait donner quittance pour les 19 années [de salaire non payées], Mr. Lory s’engageait à affranchir Furcy dans l’espace de 6 mois ou un an[37] ». Il lui demande d’aller chercher un témoin avant de procéder à la signature de l’acte. Elle quitte donc les lieux pour quérir un certain M. Hirau (qu’elle juge sans doute digne de confiance)[38]. Sitôt revenue chez le notaire, on lui apprend qu’un certain M. Lison, qu’elle ne connaît pas très bien, lui servira finalement de témoin[39]. Lory s’engage alors à libérer Furcy dans un délai de six mois ou un an et demande à Constance de lui verser un tarif de quatre écus, qui, affirme-t-il, est exigé lorsqu’un esclave est affranchi. Madeleine signe, sans le savoir, une quittance pour un an d’arrérages, renonçant ainsi implicitement au reste des gages qui lui sont dus. Le document qu’elle signe ne fait mention d’aucune condition stipulant que son fils doit être libéré (que ce soit au bout de six mois ou d’un an)[40]. En raison de cette omission, Furcy reste légalement esclave de Lory pour une période indéterminée. Aussitôt les papiers signés, Madeleine s’empresse de rejoindre Furcy pour l’inviter à l’accompagner chez le notaire, à qui elle entend demander une copie de l’acte. Mais Michault d’Emery lui dit qu’elle n’a pas besoin d’une copie. Cela éveille immédiatement les soupçons de Furcy qui indique à sa mère qu’il compte attendre[41]. Madeleine était-elle en mesure de lire les documents qu’elle a signés ? Bien que son fils sache assez bien écrire, comme en font foi plusieurs lettres qu’il signera dans les années 1820 et 1830, rien n’indique que Madeleine sache lire et écrire ; une copie de l’acte notarié montre qu’elle a signé d’un « X »[42].

En 1811, Madeleine retourne voir Lory pour lui demander réparation. Sans succès.

On connaît un peu moins bien la suite des événements. Un témoignage semble indiquer que Lory aurait inclus dans son testament une clause prévoyant l’émancipation de Furcy à sa mort ou lors de son départ pour la France. Cette clause n’aurait pas été communiquée à Furcy tout de suite[43]. Selon Constance, Madeleine aurait donc décidé en novembre 1811 de faire assigner les héritiers Routier pour récupérer ses arrérages[44]. Madeleine, cependant, n’a pas les moyens de persévérer dans sa poursuite judiciaire contre les héritiers Routier, si bien qu’elle « fut réduit [sic] à demeurer dans l’inaction, déplorant l’état de servitude dans lequel on détenait son fils au mépris de ses droits et de l’engagement pris particulièrement par le Sr. Lory, lorsque la mort vint mettre un terme à ses douleurs[45] » huit mois plus tard, en 1812[46].

En somme, la principale raison pour laquelle tant Constance que Furcy croient que ce dernier est libre tient au fait que Lory a escroqué dix-neuf années de gages à Madeleine et a renié sa promesse d’affranchir Furcy. Transcrits à près d’une décennie d’intervalle, leurs témoignages concordent. Les juristes qui traitent l’affaire Furcy devant divers tribunaux et commissions au cours des années suivantes ne formulent pas la requête de l’esclave dans les mêmes termes, selon leur interprétation du droit français et du droit britannique (à l’île Maurice). Sans entrer dans les détails, il vaut la peine de donner un aperçu de la gamme d’arguments avancés devant les tribunaux de l’île Bourbon, de l’île Maurice et de Paris. Ces derniers portent sur la « race » de Furcy (contrairement aux Africains, les Indiens ne peuvent être réduits en esclavage), sur le droit naturel (la condition naturelle de l’être humain est la liberté), le statut d’un enfant, qui découle de celui de sa mère (bébé, Furcy aurait dû être affranchi automatiquement avec sa mère en 1789), sur le sol libre (en débarquant à Lorient en 1772, Madeleine s’est affranchie, et de cette liberté découle celle de ses enfants), l’illégalité de la cession de Madeleine à la famille Routier par la demoiselle Dispense à Lorient ou encore le transfert de Furcy dans la colonie britannique de l’île Maurice en 1818, en violation de l’interdiction du commerce des esclaves, sans oublier le fait que son nom ne figure pas dans les registres des esclaves exigés par le gouvernement britannique[47]. Furcy était libre, sans aucun doute.

L’émancipation britannique et française : une double liberté

Furcy perd sa première poursuite visant à recouvrer sa liberté, intentée devant le tribunal de première instance en 1817, et est emprisonné à l’île Bourbon (vraisemblablement pour marronnage). Il porte la peine en appel devant un tribunal colonial supérieur. Pendant ce temps, le gouverneur Desbassayns, alors en pleine ascension, chasse Boucher, le magistrat libéral qui a défendu sa cause, de la colonie, et punit ses alliés. En 1818, Furcy, émacié, est débouté de son appel. Lory le sort de prison et l’envoie sur l’île Maurice (anciennement île de France), passée aux mains des Britanniques, où sa belle-soeur exploite une vaste plantation. Il travaille d’abord comme ouvrier, puis comme charpentier. De là, Furcy continue à faire progresser sa cause ; il rédige sept longues lettres en vue d’attirer l’attention des autorités françaises et britanniques sur sa revendication de liberté[48].

Je n’ai trouvé aucune décision officielle à la suite de sa demande de libération de 1826 au gouverneur de Maurice, envoyée pendant la présence de la British Commission on Eastern Inquiry à l’île Maurice[49]. Mais il semble que Furcy soit parvenu à négocier sa liberté de fait avec la famille Lory vers 1827 en faisant valoir que son transfert à l’île Maurice contrevenait à l’interdiction du commerce des esclaves décrétée tant par la France que par le Royaume-Uni en 1818[50]. Par la suite, Furcy gagne sa vie comme confiseur à Port-Louis (île Maurice). Le 1er février 1835, la loi d’émancipation adoptée par le Parlement britannique entre en vigueur, libérant l’ensemble des esclaves de l’île Maurice. Furcy est libre, du moins à l’île Maurice.

Contrairement au mouvement abolitionniste britannique qui, en 1833, est parvenu à rassembler environ 1,5 million de signatures contre l’esclavage[51], le mouvement abolitionniste français, sous la monarchie de Juillet (1830-1848), se limite à une coterie élitiste de politiciens et à une poignée de militants peu influents. Fondée en 1834, la British and Foreign Antislavery Society est essentiellement basée à Londres, mais tisse des liens forts avec les membres de la Société française pour l’abolition de l’esclavage, fondée en 1833, et, ultérieurement, avec des militants antiesclavagistes indépendants tels Cyrille Bissette et Victor Schoelcher[52].

Dans la foulée de la révolution de 1830 et de l’établissement de la monarchie de Juillet, la Société française pour l’abolition de l’esclavage parvient à faire adopter une série de réformes législatives visant l’amélioration des conditions d’esclavage dans les colonies des Antilles françaises et de l’océan Indien. Ces mesures encouragent les actes d’émancipation et incluent l’imposition d’importantes pénalités destinées à faire respecter l’interdiction du commerce des esclaves, la reconnaissance des droits civils et politiques des personnes libres de couleur (le droit de vote est limité, cependant, à ceux qui ont les moyens de payer une taxe onéreuse, et les représentants des colonies sont choisis par les assemblées coloniales), l’interdiction du marquage et de la mutilation des esclaves, et l’organisation d’un recensement des esclaves, étape préliminaire essentielle à l’abolition de l’esclavage. En même temps, la monarchie de Juillet réorganise la structure politique des colonies afin de permettre aux riches colons d’élire des conseils locaux dotés de pouvoirs législatifs et d’un droit de regard sur les lois royales à destination des colonies, ainsi que d’envoyer des délégués (non votants) à la Chambre des députés de Paris. Ce lobby colonial, pourvu d’un budget de propagande substantiel (il fonde ou achète plusieurs journaux métropolitains pour faire entendre ses opinions au plus grand nombre) s’avère très efficace dans son travail de sape des efforts timides et, somme toute, inefficaces de la Société française pour l’abolition de l’esclavage en vue de promouvoir l’émancipation générale dans le monde atlantique français et l’océan Indien[53].

En 1835, Furcy décide de porter en appel les jugements du tribunal colonial de l’île Bourbon de 1817 et 1818 auprès de la Cour de cassation de Paris afin de faire reconnaître sa liberté en France[54]. Une de ses premières lettres à Boucher, l’ancien procureur général de l’île Bourbon, permet d’entrevoir ce qui le motive à contester les décisions du tribunal inférieur :

[...] depuis Sept ans je suis à Maurice, éloigné de mes enfants et même privé de l’avantage dont jouissent tant d’autres Esclaves, celui d’être maître de son temps et de mes actions[55]

Ce témoignage d’affection de Furcy pour ses enfants est précieux. Les données des recensements français n’indiquent pas les liens familiaux des esclaves, et attestent encore moins de l’amour qu’ils peuvent avoir les uns pour les autres. Ce passage est à ma connaissance la seule indication du fait que Furcy a des enfants – et de la douleur qu’il ressent à l’idée d’être séparé d’eux.

Malgré sa « double liberté » (sa liberté de fait, obtenue à la fin des années 1820, est confirmée par l’émancipation générale de 1835), Furcy n’est pas libre de rendre visite sans tracas à sa famille restée sur l’île Bourbon. En 1836, alors qu’il prépare son appel, il tente de rassembler les papiers nécessaires à la documentation de son ancienne vie dans l’île :

Depuis mon arrivée à Maurice j’ai fait tout pour me procurer à Bourbon les pièces nécessaires à mon procès, on m’a fait bien des promesses mais personne n’y a tenu. J’ai été obligé d’envoyer mon neveu[56] pour les chercher, il a feuilleté les régistres [sic] et ceux où devraient [sic] se trouver mon acte de naissance, manquaient plusieurs feuillets, c’est à vous que j’en appelle et que direz-vous de cela ! [...]

J’étais décidé à aller moi-même à faire un voyage à Bourbon, mais avant de l’exécution, j’ai écrit une lettre au Gouverneur de Bourbon pour lui demander protection contre ceux qui pourraient ou voudraient me tracasser mais au contraire, je fus tombé dans mon attente[57]

M. Achille Bédier a écrit de Bourbon à un de ses amis à Maurice pour lui dire de m’engager à transiger avec Mr Lory, aucune condition ne m’a été faite, on m’a demandé mes prétentions et je les ai évaluées à cinquante mille francs, je suis encore à savoir si Mr Lory voudra acquiescer à ma demande[58].

Les lettres de Furcy mettent en lumière les limites auxquelles il se heurte, non pas pour des raisons raciales, mais parce que son statut, qui lui est reconnu dans les territoires britanniques, ne le suivra pas nécessairement s’il rentre à l’île Bourbon, où le droit de l’esclavage est toujours en vigueur[59]. Son neveu constate que son acte de baptême est absent des registres, de même que d’autres pages[60]. De plus, Furcy se voit donc refuser la permission, par le gouverneur de l’île Bourbon, de rentrer pour obtenir les documents nécessaires à son appel. Un intermédiaire s’est offert d’intervenir au nom de Lory et souhaite connaître la somme des dommages exigés par Furcy. Selon ce dernier cette somme s’élève à 50 000 francs, soit approximativement la valeur de quinze esclaves mâles de premier choix[61].

L’appel de Furcy finit par attirer l’attention du procureur général de la Cour de cassation et d’André Marie Jean Jacques Dupin, président de la Chambre des députés (1832-1840), qui a la confiance du roi et est proche du mouvement antiesclavagiste parisien[62]. Dupin décide de venir en aide à Furcy. Il demande une copie de l’arrêt aux fonctionnaires de l’île Bourbon[63]. Le 12 août 1835, l’avocat Godard de Saponay défend l’appel de Furcy, en sa présence, devant la Cour de cassation[64]. Selon un reportage qui paraît par la suite, Furcy « se présente à la Cour de cassation, non pas avec l’arrêt de Bourbon, qu’on n’avait pas daigné lui signifier, mais avec sa protestation, qu’il avait soustraite aux recherches minutieuses de ses maîtres en la cachant dans les semelles de sa chaussure[65] ». Une fois sa cause entendue, Furcy reprend la route des colonies : le 9 novembre 1835, il embarque sur le cargo La Camille, en partance de Bordeaux, avec l’objectif de se rendre, affirme-t-il, à « Pondichéry » ; cependant, tout indique qu’il débarque à l’île Maurice[66].

Les juges de la Cour de cassation prennent cinq ans pour rendre leur décision. Pendant ce temps, le roi Louis-Philippe publie l’ordonnance du 29 avril 1836, ratifiée par la Chambre des députés, qui réaffirme le principe du sol libre et stipule que tout esclave emmené en France doit être affranchi avant son arrivée ou « à compter de son débarquement dans la métropole[67] ». Ce n’est pas avant la mort de Joseph Lory en 1839 que Furcy revient à Paris et que, le 6 mai 1840, la Cour de cassation se prononce sur son appel et infirme la décision des tribunaux coloniaux[68]. À la suite de ce jugement, Dupin prend les dispositions nécessaires avec la reine et le ministre de la Marine pour que Furcy rentre à l’île Bourbon gratuitement à bord d’un vaisseau de l’État[69]. Toutefois, la décision de la Cour de cassation ne met pas un point final à l’histoire car elle ne fait que ramener « les parties [Furcy et Lory] au même état où elles étaient avant ledit arrêt[70] ».

Eric Jennings qualifie les années 1842 et 1843 de « période la plus sombre de l’abolitionnisme français[71] ». De 1840 à 1843, le duc Victor de Broglie préside une commission parlementaire sur l’esclavage et les colonies, laquelle est constituée d’une demi-douzaine d’abolitionnistes, des plus patients aux plus pressés, dont la présence est équilibrée par des esclavagistes, dont des représentants des colonies, des villes portuaires et d’une administration royale en train de tourner le dos à l’émancipation. « Impasse et régression », « crise et nouveaux revers » : ce sont là les résultats des travaux de la commission, pour reprendre les titres de chapitres du livre de Jennings.

C’est au cours de cette période de revers législatifs que l’appel de Furcy est enfin entendu par la Cour royale de Paris. À la fin décembre 1843, une « affluence inaccoutumée » se presse aux portes de la première chambre pour entendre les délibérations et la décision du haut tribunal[72]. Après avoir écouté les plaidoyers des avocats « avec une attention religieuse, la Cour se retire dans la chambre du conseil pour délibérer[73] ». Après une heure seulement de délibération, le président Séguier déclare que Furcy « est né en état de liberté et d’ingénuité », une affirmation qui repose sur le fait que sa mère, Madeleine, est libre depuis qu’elle a mis le pied en sol français, en 1772, soit plus de soixante-dix ans auparavant[74].

La liberté de Furcy dans le contexte de l’émancipation générale

Les abolitionnistes britanniques et français perçoivent indéniablement la victoire juridique de Furcy à la Cour royale de Paris comme une contribution à leur mouvement. La nouvelle de la décision se répand vite jusqu’à Londres : The Law Times en publie un compte rendu le jour même[75]. L’article est repris par The British and Foreign Anti-slavery Reporter, organe de la British and Foreign Anti-slavery Society[76]. En France, le Martiniquais Cyrille Bissette, dont les appels à l’abolition immédiate publiés dans sa Revue des colonies commencent à lui aliéner les courants plus modérés de la Société française pour l’abolition de l’esclavage, lance en janvier 1844 un nouveau périodique dont le tout premier numéro fait mention de la victoire de Furcy[77]. La nouvelle ne semble pas, cependant, s’être répandue aux États-Unis. Bien qu’il ait l’habitude de reproduire des textes de l’Anti-slavery Reporter de Londres, le journal abolitionniste de William Lloyd Garrison, The Liberator, n’en fait pas mention ; aucun autre journal américain de l’époque ne couvre l’affaire[78].

La vie de Furcy à la suite de sa victoire juridique est un mystère. On ignore s’il est resté à Paris ou s’il est rentré à l’île Maurice ou à l’île Bourbon. Son allié de longue date, le magistrat Gilbert Boucher, n’aura pas eu le loisir de partager sa joie, car il est mort deux ans auparavant à Poitiers[79]. Une liste des destinataires de dizaines de lettres non réclamées, publiée dans la Gazette de Maurice du 29 juin 1844, comprend un « Furcy », ce qui semble indiquer que notre homme n’est jamais retourné dans l’île pour y chercher son courrier[80]. Selon le scénario le plus probable, Furcy, alors âgé de 56 ans, serait rentré à l’île Bourbon, bien qu’aucune liste de passagers n’en atteste.

Une des premières lois promulguées par le gouvernement révolutionnaire français de 1848 prévoit l’émancipation des esclaves dans les Antilles françaises et dans l’océan Indien. L’émancipation générale entre en vigueur à La Réunion (anciennement l’île Bourbon) le 9 octobre. Les autorités exigent aussitôt de tous les anciens esclaves qu’ils s’inscrivent à un registre des affranchis en se choisissant ou en s’inventant un nom de famille pour la première fois. Dans ce registre figurent 23 personnes de couleur dont le nom de famille est « Furcy », mais aucune d’elles n’est facile à identifier formellement[81]. Il est d’ailleurs difficile d’établir si ces personnes sont parentes (bien que rare, le nom « Furcy » est tout de même répertorié dans les Mascareignes) ou si d’anciens esclaves (qui peuvent choisir un patronyme à leur guise tant que celui-ci n’est pas porté par un Blanc) ont opté pour « Furcy » en hommage à cette célébrité locale dont le nom est synonyme de lutte contre l’injustice.

Il nous est impossible de savoir comment Furcy (âgé de 62 ans en 1848 s’il est toujours vivant) a perçu l’émancipation générale. Les lettres qu’il a écrites dans sa jeunesse laissent croire qu’il était patriote et associait la France à la liberté et à l’égalité devant la loi :

C’est de dessus les rochers de Maurice que je vous fais entendre ma voix pour vous demander si, fils d’une Indienne qui avait sejourné en France, je puis être compté au nombre des Esclaves Sans qu’on viole toutes les lois, toutes les institutions qui sont la Sauvegardes [sic] d’un pays que vous habitez, dont je suis moi-même, car je suis né Colon Français et je suis fils d’un Français de naissance[82].

On ne dispose d’aucune trace d’une quelconque défense de l’émancipation générale par Furcy à quelque époque de sa vie que ce soit. D’ailleurs, si celui-ci considérait la reconnaissance juridique de sa propre liberté comme un droit acquis à sa naissance, il est possible qu’il ait entretenu des sentiments ambivalents à l’égard de l’émancipation générale. En émancipant équitablement tous les anciens esclaves, l’abolition aurait pu rendre caduque la distinction pour laquelle il se battait depuis tant d’années.

Des procès intentés par Furcy, il ressort que, tout en constituant un acte de résistance contre l’esclavage, les efforts d’un individu pour recouvrer sa liberté peuvent contribuer à une lutte collective plus large pour la liberté. Dans la plupart des cas, les décisions des tribunaux sur le statut d’une personne n’ont de conséquences que sur celle-ci et les membres de sa famille ou de sa collectivité immédiate. Cependant, des avocats et des juges ont parfois aidé certaines affaires à évoluer dans le sens du programme abolitionniste, que ce soit en soulevant des questions de droit ou en influençant l’opinion publique. Les alliés de Furcy, lors de son appel de Paris, entretenaient des liens directs avec le roi et la reine, dont les sensibilités libérales étaient manifestes depuis la révolution de 1830, mais qui, dans les années 1840, étaient de plus en plus réceptifs aux manoeuvres dilatoires du lobby esclavagiste. Fondée sur les deux éléments clés qu’étaient le principe du sol libre et l’exclusion des Indiens de l’esclavage, l’argumentation juridique de Furcy était compatible avec la politique d’émancipation gradualiste de la monarchie de Juillet. Seule la minorité constituée des esclaves emmenés dans la métropole ou d’ascendance indienne aurait pu profiter d’une décision positive sur l’une ou l’autre de ces questions de droit. Le rejet final de l’argument racial par la Cour reflétait une rupture progressive du gouvernement français avec les législations fondées sur des catégories raciales. Sa décision fondée sur le principe du sol libre dénotait un fragile compromis entre l’interdiction de l’esclavage dans la métropole et son maintien tacite dans les colonies. Un changement politique plus profond s’avérerait nécessaire pour finalement détruire les fondements juridiques de l’esclavage dans les Antilles françaises et l’océan Indien, et il faudrait près d’un siècle pour que soit reconnue l’intégralité des droits civils des descendants d’esclaves des anciennes colonies de France. Encore aujourd’hui, alors que les rapports sociaux sont soumis aux forces de la mondialisation et aux traditions bien établies du pouvoir et des privilèges, des gens doivent se battre pour la reconnaissance de ces droits.