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D’abord, rappelons le contexte. Les États généraux du Canada français ont été tenus de 1966 à 1969. D’une certaine façon, ils marquaient une continuité avec des rassemblements francophones du même genre qui avaient eu lieu auparavant, par exemple en 1912, 1937 et 1952. La différence était que ces rassemblements précédents avaient été organisés sous l’égide du Congrès de la langue française. Somme toute, cependant, il s’agissait, comme les États généraux du Canada français, d’un exercice de réflexion collective sur l’expérience francophone en Amérique du Nord.
L’idée avait été lancée en 1961 par la Fédération des Sociétés Saint-Jean Baptiste du Québec, reprise par le député Jean-Jacques Bertrand en 1963 et endossée par la FSSJBQ en 1964. Des assises préliminaires avaient été organisées du 25 au 27 novembre, à l’Université de Montréal. Des assises nationales ont constitué une deuxième réunion des États généraux en 1967. En effet, du 23 au 27 novembre 1967, 1075 délégués territoriaux du Québec, 167 représentants des réseaux associatifs et 364 francophones de l’extérieur du Québec ont participé, à la Place des Arts à Montréal, aux travaux des assises nationales des États généraux du Canada français. Ils répondaient ainsi à l’appel lancé par les organisateurs de l’événement, notamment le professeur de droit et futur ministre du gouvernement québécois, Jacques-Yvan Morin, Rosaire Morin, directeur de la revue L’Action nationale, et le professeur d’économie, François-Albert Angers. Rappelons aussi que ces assises de novembre 1967 se déroulaient dans un contexte exceptionnel, notamment celui du centenaire de la Confédération canadienne, de l’Exposition universelle (Expo 67) à Montréal et du passage controversé du président français, Charles de Gaulle, au Québec. Une troisième rencontre eut lieu en 1969, du 5 au 9 mars, non sans une certaine ironie, à l’hôtel Reine Élisabeth.
Pour plusieurs, les assises nationales des États généraux de novembre 1967 ont marqué une rupture dans les rapports entre les francophones d’Amérique, surtout une rupture entre les francophones du Canada. Les États généraux de 1967 seraient en effet devenus une date charnière dans la définition du territoire national du Canada français, à savoir le Québec comme territoire national et aussi comme État et instrument essentiel de défense du fait français en Amérique du Nord. Ces changements au nationalisme canadien-français, qui n’avait pas le Québec comme épicentre, auraient été mal reçus par les représentants des communautés francophones de l’extérieur du Québec. De fait, ces changements, approuvés par les délégués des assises nationales, avaient donné lieu à des débats assez animés lors de la discussion sur le droit à l’autodétermination des Canadiens français et la reconnaissance du Québec comme territoire national du Canada français. Les Franco-Ontariens avaient alors voté contre la résolution, de même que les francophones de l’Ouest, alors qu’une légère majorité d’Acadiens et presque tous les délégués québécois avaient appuyé la résolution.
L’ouvrage de Jean-François Laniel et de Joseph-Yvon Thériault est donc la publication des actes d’un colloque tenu en 2012 lors du 45e anniversaire des assises de 1967. On compte treize chapitres dans ce livre, répartis en cinq grandes parties. La première partie est constituée d’une remise en contexte importante d’un des grands acteurs de l’époque, Jacques-Yvan Morin. Ce chapitre est suivi d’un essai de Joseph-Yvon Thériault qui rappelle la mobilisation de la société civile en des temps de grande tension politique, exprimée notamment par la Commission sur le biculturalisme et le bilinguisme. Aujourd’hui, croit l’auteur, il serait impossible de recréer cette mobilisation en raison de la domination de la « société des individus » qui a remplacé la société civile.
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de la perception des résultats des États généraux par la génération qui a participé à ces événements. Ainsi, Serge Miville rappelle que la presse francophone avait été peu enthousiaste à l’idée d’une remise en question du vieux Canada français au lendemain des États généraux. Pour sa part, Julien Massicotte se penche sur le cas de l’Acadie du Nouveau-Brunswick et montre le parallèle entre la position de l’Acadie et celle des Québécois vis-à-vis de la notion de Canada français. D’où l’idée d’une évolution assez comparable entre les nouveaux mouvements nationalistes acadiens et québécois à partir des États généraux. Enfin, dans le dernier chapitre de cette partie, François-Olivier Dorais examine le cas de l’Ontario français et d’un intellectuel important depuis 1967, Gaétan Gervais. Dorais retrace le cheminement de Gervais depuis les États généraux. Il montre comment la perception d’une rupture en 1967 aurait motivé Gervais à vouloir recréer un désir de « faire société » pour la francophonie canadienne.
La troisième partie de l’ouvrage traite des conséquences à plus long terme des États généraux pour la francophonie canadienne. Marc-André Gagnon consacre son chapitre à une étude de l’évolution de la fête de la Saint-Jean-Baptiste dans la région de la capitale nationale. Pour sa part, Michel Bock se penche sur les débats entre leaders de la communauté franco-ontarienne concernant l’identité collective francophone au lendemain des États généraux. Finalement, le texte de Mark Power, Marc-André Roy et Mathieu Stanton constitue une analyse de la question des droits linguistiques et des intérêts en apparence parfois contradictoires chez les francophones du Québec et les francophones hors-Québec.
Dans la quatrième partie de l’ouvrage, consacrée aux rapports entre les Québécois et les autres francophonies depuis les États généraux, Anne-Andrée Denault retrace l’évolution des politiques québécoises depuis les années 1960 concernant la francophonie hors-Québec. Jean-François Laniel nous présente pour sa part ses réflexions sur les conditions, jamais fixées, toujours en évolution, de « faire société » pour le Canada français et l’Amérique française. Enfin, pour le dernier chapitre de cette partie, Charles-Philippe Courtois explore la question de l’altérité dans les rapports entre le Québec et les francophones hors Québec depuis les États généraux.
La cinquième et dernière partie de l’ouvrage est constituée de deux notes de recherche. Dans la première, Éric Bédard commente le discours de René Lévesque à propos des francophones hors Québec. La seconde note de recherche, de Marcel Martel, est une invitation à explorer les archives de la GRC concernant les États généraux.
Au départ, ce collectif d’histoire politique affichait une tendance révisionniste visant à remettre en question la thèse de la « rupture » du Canada français associée aux États généraux. Mais cette thèse semble manquer de cohérence par rapport à celle de la mobilisation de la société civile et du projet de « faire société ». En effet, la suggestion selon laquelle l’érosion de la société civile par la société des individus rend difficile, voire impossible, une nouvelle mobilisation de la société civile aujourd’hui, est donc peut-être une reconnaissance qu’il y a eu somme toute depuis 1967 une forme de rupture. Enfin, cela dit, dans l’ensemble, les différentes contributions apportent plusieurs nuances fort importantes par rapport à cette thèse de la rupture et donnent des exemples de continuité intéressants. Néanmoins, le lecteur reste perplexe, notamment par rapport à une dimension qui semble avoir été presque complètement oubliée.
Curieusement, la façon de développer la thèse de la non-rupture ou de la continuité serait d’aller beaucoup plus loin dans l’exploration d’une dimension à peine examinée dans le livre, celle de la relation avec le Canada britannique. En fait, sauf pour la contribution de Marcel Martel, ce livre reste une exploration in vitro des États généraux. Mais en même temps, une dimension essentielle, voire la dimension essentielle des États généraux, était, tout autant qu’une volonté de faire société, une réaction critique au traitement infligé au Canada français par le Canada britannique. À l’occasion de toutes ces célébrations d’anniversaires depuis quelques années, soit celle du cinquantenaire de la Commission Laurendeau-Dunton, celle des États généraux ou celle du cent cinquantième anniversaire de la fédération, il serait intéressant de réfléchir en termes de la relation avec le Canada britannique et de l’exploration de ce qu’a été et est aujourd’hui le Canada britannique. Peut-être allons-nous alors découvrir que malgré des changements cosmétiques et d’indéniables changements démographiques, le Canada britannique n’a pas si fondamentalement changé du point de vue politique et que, par conséquent, la façon de définir le Canada français au Canada britannique constitue une forme de continuité.