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En 1837, les « patriotes » sont loin de faire face à un bloc anglophone homogène, explique François Deschamps dans un ouvrage fort bien documenté, tiré d’un mémoire de maîtrise. « Minorité d’une minorité », leurs principaux adversaires appartenaient à une frange « ultra-tory », une faction de la Constitutional Association of Montreal (CAM), dont les idées étaient relayées par le Montreal Herald. À la suite de l’historien Maurice Séguin, le chercheur soutient que les affrontements de 1837 résultent d’un double soulèvement : celui de patriotes qui ne tolèrent plus le dysfonctionnement des institutions coloniales, assez bien documenté par l’historiographie ; et celui, moins étudié, d’une minorité hostile à la politique de conciliation du gouverneur Gosford, convaincue d’avoir été abandonnée par le Colonial Office et la coalition whig-radicale au pouvoir à Londres. Or si cette minorité l’emporte, dans le climat de confusion qui caractérise les affrontements de l’automne 1837, ce serait en grande partie grâce à une fructueuse alliance qu’elle aurait scellée avec l’armée britannique. Comment cette alliance en serait venue à s’opérer, concrètement ? Réponse du chercheur : grâce aux loges orangistes et maçonniques qui auraient servi de « point de jonction entre les civils britanniques de souche et les régiments » (p. 19). La thèse de François Deschamps est aussi simple que forte : 1837 serait le « coup d’État orangiste » (p. 14) réussi d’une junte militaire.
Pour étayer cette thèse forte, l’auteur a écumé les mémoires les plus importants de la CAM publiés entre 1834 et 1838 et toutes les éditions disponibles du Montreal Herald. Fondé en 1811 sous l’administration du gouverneur James Craig, ce journal est surtout connu pour les philippiques anti-canadiennes-françaises d’Adam Thom, ce professeur d’hébreu et de langues orientales arrivé au Bas-Canada en 1832. George Weir Jr., directeur du journal durant les années 1830, rarement cité par les historiens, y publie également nombre de textes importants sur lesquels s’attarde le chercheur. On savait que plusieurs éditions du Montreal Herald avaient disparu, lors d’un incendie. Or le mérite de François Deschamps est d’avoir redécouvert plusieurs d’entre elles dans des scrapbooks de contemporains des années 1830, légués en 1887 et en 1962 à la collection des livres rares de la bibliothèque McLennan de l’Université McGill. Les textes n’étaient pas toujours datés, mais leur contenu donnait une bonne idée du contexte général et permettait de suivre les idées de cette frange radicale.
L’ouvrage est divisé en six chapitres mais contient surtout deux parties. La première, que l’on retrouve dans le premier chapitre, retrace l’évolution de la pensée de ce groupe d’activistes ; la seconde offre un récit plus chronologique des événements, tels que vus et analysés par les animateurs du Montreal Herald. Les extraits cités par Deschamps sont souvent saisissants. La hargne anti-canadienne donne souvent froid dans le dos. Si leur pensée et les analyses de ces tories évoluent au fil des mois, une certaine cohérence se dégage. On est par exemple frappé par leur conviction, martelée jusqu’à plus soif, de faire partie d’une minorité assiégée qui ne pouvait compter que sur elle-même pour assurer ses arrières et faire triompher sa conception particulière de l’Empire.
Après la victoire des patriotes, lors des élections de 1834, ses porte-parole sont convaincus que la voie électorale est sans issue, l’assemblée législative étant devenue « l’organe du parti français » (cité p. 28), un parti auquel on ne pouvait faire confiance pour assurer le maintien de la connexion impériale. Conduit par des démagogues, ses dirigeants profitaient de l’analphabétisme de paysans vulnérables, captifs de leurs discours enflammés contre les progrès que les classes éclairées souhaitaient instaurer dans la colonie : transformation du système seigneurial en tenure libre ; expansion de la British Land Company ; investissement massif dans la canalisation du Saint-Laurent, etc. À terme, il fallait revenir à l’esprit de la Proclamation royale de 1763 qui prévoyait l’assimilation de ce peuple catholique de langue française. Dans un tel contexte, il était essentiel que le Conseil législatif reste la chasse gardée des marchands et fasse contrepoids aux doléances d’une Chambre qui poursuivait une politique délétère pour la colonie. Dès novembre 1835, dans un mémoire publié par Henry Dyer pour le compte de la CAM, seules trois options sont envisagées pour dénouer l’impasse : une intervention directe du Parlement impérial pour mettre au pas l’Assemblée (et ainsi mettre fin à la guérilla des subsides), une union législative du Haut et du Bas-Canada ou une annexion de Montréal au Haut-Canada.
La décision du gouverneur Gosford de dissoudre le British Riffle Corps en janvier 1836 marque une rupture entre ces tories et l’Exécutif. Ceux-ci refusaient qu’on ait admis à la tête d’un corps de police neutre un Canadien – en l’occurrence un certain Louis Guy – car à leurs yeux, aucun Canadien n’était digne de confiance, même ces « chouayens » qui avaient rallié la cause du gouverneur. À plusieurs reprises (p. 7, 230 et 234), Deschamps conteste la thèse « convenue » du ralliement des forces loyales aux desseins d’un Exécutif qui aurait prémédité un affrontement. Cette thèse, qu’il aurait été souhaitable de mieux présenter, ne correspondrait pas à la séquence des événements selon le chercheur. C’est plutôt ces forces loyales qui auraient forcé la main d’un Exécutif qui cherchait surtout la conciliation et qui tentait de rallier les Canadiens les plus modérés à sa cause. Une optique que ne pouvaient partager ces tories, eux qui étaient convaincus que seuls les authentiques Britanniques étaient dignes de confiance. Ces arguments ethnocentriques allaient considérablement s’accentuer durant l’automne 1837 lorsqu’on constatera le soutien actif de la paysannerie aux troupes patriotes. Relais militaire, le Doric Club, ce « Pilier de Force » (p. 181), allait servir un Empire menacé. Le temps n’était plus à la conciliation et la « politique vacillante et pusillanime » (citée p. 77) de Londres avait montré ses limites. Tel que le comprend Deschamps, il s’agissait désormais d’une « lutte à mort entre deux groupes ethniques ennemis » (p. 111). Cette logique manichéenne ou binaire ne pouvait admettre la position d’une administration qui s’érigeait en arbitre entre différents pôles militants, bien décidés à en découdre.
Dans l’ensemble, l’ouvrage est convaincant et apporte une contribution éclairante et importante à des événements fondamentaux de l’histoire du Québec. La forme du livre, qui s’apparente à un rapport que présenterait un procureur devant une cour, est un peu lourde et contient certaines redites. Une forme plus classique, narrative, celle qu’adopte Elinor Kyte dans son ouvrage sur les habits rouges par exemple, aurait mieux servi la démonstration tout en offrant à un lectorat plus large un récit possiblement captivant.
Quant au fond de l’ouvrage, je me permettrai deux réserves mineures. Difficile de démontrer, preuves à l’appui, le rôle qu’ont pu jouer les loges orangistes et maçonniques dans ce « coup d’État ». Par définition, ces organisations étaient secrètes. C’est en vain qu’on chercherait le verbatim d’une réunion, un procès-verbal ou une lettre qui montrerait, de manière explicite, des intentions, une décision, un plan. À défaut d’une preuve irréfutable, François Deschamps présente les « affinités électives » (p. 169) qui liaient, idéologiquement, les tories montréalais et les officiers britanniques. En annexe, il présente la liste des membres de la loge Saint-Paul entre 1830 et 1840. On y retrouve des officiers, des magistrats, des politiciens et des hommes d’affaires de la communauté anglophone de Montréal. Nul doute que la situation du Bas-Canada devait être au coeur de leurs discussions. Que cette association ait élaboré un « coup d’État » est vraisemblable, mais aucun document ne permet de le démontrer.
Enfin, François Deschamps insiste à quelques reprises sur le « républicanisme larvé » (ex., p. 186) de ces tories qui avaient décidé de prendre les choses en main et qui, malgré leur profond attachement à l’Empire, n’hésitaient pas à critiquer le gouvernement de Sa Majesté. Plutôt que d’y voir du « républicanisme », il serait probablement plus juste d’y voir une manifestation particulière du « patriotisme » anglais qui, l’historiographie britannique s’est employée à le montrer, prend forme au XVIIIe siècle parmi les tories. Progressivement, ceux-ci en viennent à s’appuyer sur le peuple (et l’opinion publique) pour contester leurs concurrents whigs, dépeints comme des courtisans intéressés. Une meilleure connaissance de cette historiographie (ex. Linda Colley, Britons. Forging the Nation, 1707-1837, Yale, Nota Bene, 1992) aurait probablement offert un éclairage plus juste de l’univers intellectuel de ces tories montréalais.