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Cet ouvrage collectif n’est pas le fruit d’une rencontre de hasard, mais d’un projet de recherche subventionnée qui a étoffé les liens entre des historiens de la psychiatrie et des spécialistes en intervention sociale. L’intention affichée est de proposer une réinterprétation du « champ francophone de la désinstitutionnalisation en santé mentale » (une formule intrigante dont le sens n’est jamais vraiment précisé) en mettant de l’avant le point de vue des patients psychiatrisés.
Le livre regroupe six chapitres. Les trois premiers sont l’oeuvre d’historiens et décrivent les racines préalables de la désinstitutionnalisation. Le texte d’Alexandre Pelletier-Audet et d’André Cellard montre que l’idée que la maladie mentale puisse être largement répandue dans la population et traitée hors d’un hôpital fermé prend réellement forme durant la Seconde Guerre mondiale, à cause de l’expérience militaire et de certains succès psychiatriques près de la ligne de front. À ce titre, le projet d’une psychiatrie « hors des murs » naît non seulement avant la vague moderniste des années 1960, mais aussi avant l’introduction des premiers médicaments neuroleptiques.
Le texte d’Isabelle Perreault et Michel Guilbault prend le relais en décrivant l’arrivée de ces médicaments qui, dans les années 1950, rendent plus accessible l’idéal d’un suivi extra-muros des personnes perturbées. Les « petites pilules », qui facilitent aussi la vie à l’intérieur des asiles, se répandent à une vitesse fulgurante, y compris dans un établissement québécois comme Saint-Jean-de-Dieu. Le troisième chapitre, signé par Marie-Claude Thifault et Martin Desmeules, est le plus original du lot : à partir de dossiers de Saint-Jean-de-Dieu, il décrit les appréhensions de patients psychiatrisés qui obtiennent leur congé de l’asile au début de l’année 1961, c’est-à-dire juste avant que le projet d’une psychiatrie hors-mur ne soit clairement formulé par le rapport Bédard en 1962. En analysant à la fois le regard des intervenants de l’asile et les inquiétudes des patients, Thifault et Desmeules montrent que la complexité inhérente à la réinsertion sociale des personnes était déjà bien apparente au moment où les tenants de la « psychiatrie moderne » s’apprêtaient à en faire leur cheval de bataille.
Les trois chapitres suivants sont signés par des chercheurs en intervention sociale et suggèrent des voies différentes vers un même plaidoyer : mettre en avant l’expérience des patients psychiatrisés permet de révéler les vérités douloureuses qu’occultent trop souvent les vocabulaires médical ou institutionnel. Le texte de Sandra Harrison et de Marie-Claude Thifault, qui s’appuie sur une littérature associée aux sciences infirmières, tire profit d’une base de données décrivant le parcours des patients psychiatrisés ayant gravité autour de l’Hôpital Montfort d’Ottawa entre 1976 et 2006, soit au plus fort des politiques de dévolution des ressources psychiatriques de l’hôpital vers les milieux communautaires. Les auteures en tirent deux constats : les services psychiatriques généraux de Montfort connaissent un fort taux de réadmission (les mêmes patients se présentent encore et encore) et le profilage de ces patients révèle une clientèle de gens « normaux », entourés de proches, qui rompt avec le stéréotype du malade isolé ou déjà marginalisé par la délinquance ou la toxicomanie. Elles en déduisent que l’insistance des politiques de santé mentale sur le ciblage des populations « vulnérables » est mal avisée, servant à entretenir l’association d’idées entre trouble mental et stigmate social, et à justifier que l’on néglige la « maladie mentale ordinaire » au détriment des familles et, en définitive, des femmes qui servent plus souvent d’aidantes naturelles.
J’ignore si cet appel en faveur d’une psychiatrisation plus suivie des problèmes humains est partagé par les auteurs du chapitre 5, Nérée Saint-Amand et Jean-Luc Pinard qui, en s’appuyant sur des entrevues, réfléchissent sur les effets pervers de la « psychiatrisation de la souffrance » chez des psychiatrisés francophones du Nouveau-Brunswick. En situant leurs entrevues dans le contexte créé, dans la province, par la montée du discours antipsychiatrique et l’accélération de la désinstitutionnalisation dans les années 1990, Saint-Amand et Pinard avancent que la « désins » et l’approche communautaire n’ont pas vraiment modifié le rôle classique de l’institution psychiatrique dans une économie libérale, à savoir la mise en marge des personnes déviantes et la négation des effets de l’inégalité sociale. Le chapitre 6, qui repose aussi sur des entrevues, analyse l’efficacité des services actuellement disponibles au Québec et les obstacles à cette efficacité. Les auteurs, Marie-Ève Carle, Laurie Kirouac et Henri Dorvil, identifient des manques de communication qui minent la continuité entre les services, l’accès à ces services ou leur adéquation aux besoins. Inspirés par la littérature sur les déterminants de santé, ils montrent les effets pervers de cibles, formelles ou informelles, qui brouillent l’offre de soins, mais aussi les stratégies des usagers qui sont amenés à ajuster leurs horaires de visite ou à exagérer certains symptômes pour accéder au service voulu. Cette réflexion sur l’agentivité pourrait sans doute s’arrimer de manière plus directe aux travaux en cours depuis longtemps en histoire de la régulation sociale. L’ouvrage se termine par une brève conclusion de Martin Pâquet, qui réfléchit sur le sens de l’histoire de la folie pour la discipline historienne, et sur la finesse théorique et méthodologique que requiert le difficile projet d’une « libération de la parole » des patients psychiatrisés.
L’ouvrage est d’un grand intérêt, même si l’ensemble du livre ne surpasse pas la somme de ses parties. Il n’est pas clair que les auteurs partagent une définition à peu près commune de la désinstitutionnalisation : la création de services externes de psychiatrie hospitalière entre 1940 et 1975 et la vague de transferts dans la communauté entre 1975 et 2000 sont deux phénomènes différents, et la question de leur définition, de leur mise en relation ou même de leur chronologie n’est jamais clairement abordée. La pertinence de la francophonie ou d’un hypothétique « champ francophone » comme catégorie d’analyse de la désinstitutionnalisation ne semble pas préoccuper les auteurs, le facteur linguistique n’étant sérieusement évoqué qu’au chapitre 5. Enfin, les auteurs d’à peu près chaque texte jugent nécessaire de commencer par un long récit de la naissance, de l’essor puis du déclin de l’asile. Une seule mise en contexte, en début d’ouvrage, n’aurait-elle pas permis d’éviter la redondance et de réserver plus d’espace aux contributions originales ?
Les spécialistes trouveront dans ce livre des pistes de réflexion utiles et une fenêtre ouverte sur des littératures variées. Peu de chapitres offrent un apport très original, plusieurs reposant en majeure partie sur des travaux déjà publiés. En revanche, chacun de ces textes, synthétiques, bien écrits et bien édités, peut trouver une place de choix dans un recueil à l’attention d’étudiants en histoire de la santé, des institutions, ou encore en histoire orale. Pour ma part, j’ai déjà modifié un ou deux syllabus.