Corps de l’article
À l’été 2014, le gouvernement Harper s’est attiré les foudres des groupes féministes pour avoir débaptisé en catimini le Prix Thérèse-Casgrain afin de le désigner désormais comme Prix du Premier ministre pour le bénévolat. Cette navrante décision découlait, on peut le penser, d’une grande ignorance historique. Dans un tel contexte, la biographie de Nicolle Forget, publiée une première fois chez Fides en 2013 (et rééditée en 2015 dans le contexte du 75e anniversaire du suffrage féminin au Québec), s’impose assurément par sa pertinence.
La vie de Marie-Thérèse Forget-Casgrain est, à bien des égards, exceptionnelle et le récit qu’en fait sa biographe est captivant, malgré ses 534 pages. L’ouvrage est divisé en 14 chapitres qui jalonnent le cycle de vie de cette « gauchiste en collier de perles ».
Les quatre premiers chapitres sont consacrés, comme c’est l’usage, à la présentation des ancêtres et du milieu familial dans lequel Forget-Casgrain a vu le jour en 1896. Fille de Rodolphe Forget, brillante figure du monde financier, la jeune Thérèse connaît une enfance dorée dans une maison de la rue Sherbrooke à Montréal, entourée d’une soeur, de trois frères et de plusieurs domestiques. Après son entrée au pensionnat du Sault-aux-Récollets, la jeune fille retrouve sa famille lors des vacances estivales, à Saint-Irénée. Luxe, confort et volupté résument ces étés charlevoisiens au bord du fleuve, alors que les Forget voisinent les Lacoste, Lavergne, Fréchette, Redford, Parizeau, Routhier et Simard. À la manière des femmes de sa condition, Blanche MacDonald se fait dame patronnesse auprès de différentes oeuvres ; elle initie sa fille Thérèse à l’engagement social. Le modèle du père semble aussi important : en plus de ses affaires, Rodolphe est député conservateur fédéral de Charlevoix et l’adolescente l’accompagne lors de ses campagnes.
Le récit de la vie d’adulte s’amorce au chapitre 5, avec la rencontre du futur mari sur fond de Première Guerre mondiale. L’avocat Pierre Casgrain est associé dans un grand cabinet en plus d’être actif dans l’organisation du Parti libéral. La correspondance de leurs fréquentations révèle le volet sentimental de cette femme surtout connue pour ses combats publics. Le voyage de noces se passe à Cuba où la nouvelle épouse découvre le contraste choquant de la pauvreté et la richesse ; « c’est dire comment elle était coupée de la réalité à Montréal », observe la biographe (p. 111). S’amorce ensuite la vie de famille avec la naissance du premier de leurs quatre enfants, Rodolphe. La vie du couple est mobilisée par la politique, alors que Pierre se présente comme député. Au début des années 1920, la condition des femmes commence à intéresser la jeune Casgrain. Le suffrage féminin vient d’être adopté à Ottawa et les élites clérico-nationales de la province se déchaînent.
Les chapitres 6, 7 et 8 abordent l’engagement de Thérèse Casgrain au cours des années 1920 et 1930. Un épisode déclencheur de son action publique est le discours qu’elle est forcée de prononcer, en 1921, devant une assemblée d’électeurs alors que son mari est malade : « je fus prise de panique un moment », raconta-t-elle, tant le geste était audacieux (p. 130). La jeune femme est bientôt repérée par les initiatrices du Comité provincial du suffrage féminin. Elle sera de la première délégation à se rendre au Parlement de Québec pour soutenir l’impopulaire cause. Après le départ de Marie Gérin-Lajoie, c’est elle qui reprend énergiquement le flambeau de la cause, en 1928, tout en continuant de veiller à d’autres dossiers : admission des femmes à la pratique du droit, salaire minimum des travailleuses, droits civils des femmes mariées. À cette époque, Thérèse tient salon les lundis soirs, ralliant les forces vives des milieux politiques. L’influente dame s’exprime aussi et avec abondance sur différentes tribunes : conférences publiques, journaux, émissions de radio.
L’obtention du suffrage féminin en 1940 marque un tournant. Le chapitre 9 aborde les engagements subséquents de Casgrain, dans un contexte marqué par la guerre. À cette occasion, l’ardente dame accepte de nouvelles responsabilités, entre autres dans la Commission des prix et du commerce en temps de guerre. Opposée à la Conscription pour le service outre-mer, elle s’inquiète pour ses propres fils : « je suis tellement convaincue de l’immense folie de sacrifier notre jeunesse aux antipodes » (p. 261-262). En 1942, elle se sent désormais prête à se lancer en politique et fait campagne comme libérale indépendante. Défaite, elle amorce un rapprochement avec le parti CCF, dont elle partage plusieurs idéaux.
L’engagement au sein de cette formation politique est raconté aux chapitres subséquents. Dans le Québec de Duplessis, c’était un pari insensé que de vouloir enraciner un parti de gauche et centralisateur chez les francophones. De fil en aiguille, elle accède à la présidence du parti au Québec, ce qui fait d’elle la première Canadienne chef d’un parti politique provincial. Son association avec le CCF\NPD dure 16 ans et prend l’allure d’un sacerdoce, au dire de la biographe. Militante à la fois passionnée et indignée, Casgrain a pourtant souvent l’impression de prêcher dans le désert, malgré la qualité de ses réseaux.
Les derniers chapitres de l’ouvrage abordent l’engagement international de Casgrain dans l’organisation antimilitariste Voice of Women/La Voix des femmes au moment de la Guerre froide. L’auteure souligne aussi le rôle de l’infatigable militante dans la fondation, en 1965, de la Fédération des femmes du Québec. En 1970, Casgrain est nommée au Sénat par Pierre Trudeau. Elle a alors 74 ans et doit prendre sa retraite 9 mois plus tard. Marquées au coin de la solitude, ses dernières années sont néanmoins caractérisées par un engagement soutenu auprès des femmes autochtones et par sa participation remarquée aux rassemblements des Yvettes, dans le contexte du Référendum de 1980. Elle s’éteint en 1981.
Solidement étayé par un large corpus de sources (correspondance, journaux personnels, Mémoires, entrevues avec des proches et leurs descendants), l’ouvrage emprunte aussi beaucoup à l’historiographie récente et plus ancienne. Malgré la richesse incontestable des sources (les bourgeoises écrivent davantage), la tâche demeurait immense de reconstituer une vie active aussi longue et si étroitement tissée aux grands événements de l’histoire du Québec et du Canada. On apprécie d’ailleurs l’équilibre, maintenu tout du long de l’ouvrage, entre la présentation du contexte et celle de l’individu. En comparaison avec les Mémoires que Casgrain publiait en 1971 (Une femme chez les hommes, Éditions du Jour), la biographie ouvre un petit accès sur la vie plus intime de Casgrain (peine d’amour d’adolescence, tourments conjugaux, fluctuations du sentiment maternel, solitude de la femme de réseaux), même si le tout est recouvert d’un voile pudique, sans doute associé à la rareté des sources sur ces questions. Un seul regret : le titre qui insiste sur le paradoxe de classe, mais qui n’évoque pas l’engagement de toute une vie pour la cause des femmes.