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Dans cette « brève histoire » des femmes au Québec, Denyse Baillargeon met son grand talent pédagogique au service du public étudiant, sans se couper des autres publics qui seront séduits par une écriture claire et précise. Pour qui ne connaît pas l’histoire du Québec, la contextualisation, bien présente en toile de fond, apporte le nécessaire pour aller ensuite vers l’examen de la situation des femmes, depuis la colonisation française dans la vallée du Saint-Laurent jusqu’au Québec contemporain. Le chapitre premier s’ouvre sur le contraste entre Amérindiennes et Françaises au XVIIe siècle. Les femmes blanches sont peu nombreuses dans la colonie où se nouent des mariages mixtes entre colons et Autochtones. En 1663, Louis XIV fait envoyer 770 jeunes filles, qui sont à l’origine d’une première impulsion de croissance démographique. Un enfant de plus par femme qu’en France : la fécondité des Québécoises est un des fils rouges du livre. Les femmes autochtones ont une place bien assurée dans leurs sociétés où elles ont des rôles forts, notamment dans la production. La colonisation sera facteur de régression pour elles. Les nouvelles installées connaissent une vie difficile, exigeante physiquement, incomparable toutefois avec celle des quelque 2000 femmes esclaves, jusqu’à l’abolition de 1834. Le droit, façonnant la condition féminine, assure la domination masculine. Une catégorie de femmes y échappe en partie : les célibataires, essentiellement des religieuses, ursulines et augustines au départ. Puis, au XVIIIe siècle, commence une période de création de nouvelles communautés ouvrant un espace d’initiatives considérable pour ces femmes à qui le Québec doit ses réseaux de santé, d’assistance sociale et d’éducation. Une différence de taille avec les Anglophones.
Au début du Régime britannique, les Québécoises ne sont pas totalement exclues des urnes, mais les Républicains se méfient des électrices suspectées de manquer d’autonomie dans leur pensée et leur action. L’abolition du suffrage féminin est décidée en 1849, sans protestation des femmes qui acceptent de jouer un rôle de second plan dans l’affirmation patriotique, comme consommatrices et productrices conscientes. La dégradation de leur situation continue avec le Code civil de 1866 (par exemple pour le douaire des veuves, qu’il est désormais possible de vendre). Ainsi se prépare une économie capitaliste, avec la spéculation sur les terres. L’industrialisation des années 1840-1840 est un autre moment clé. Les industries du textile, de la chaussure et du tabac sont particulièrement féminisées. Pour la plupart célibataires, les ouvrières y gagnent la moitié d’un salaire masculin. C’est le fameux « salaire d’appoint ». Mariées, elles deviennent ménagères, très occupées par leurs nombreux enfants et des travaux domestiques exigeants. L’enseignement se féminise, mais les universités résistent longtemps aux demandes des étudiantes. Les soeurs sont plus que jamais présentes, s’impliquant, par exemple, dans l’assistance aux enfants abandonnés, de plus en plus nombreux. Le contrôle sur le corps des femmes se renforce, avec la répression de l’avortement et l’interdiction de la diffusion d’informations sur la contraception. Les droits des femmes autochtones reculent également. La fécondité reste extrêmement élevée dans les campagnes dans le premier tiers du XXe siècle et ce monde contraste avec Montréal, capitale cosmopolite, où des femmes s’affirment dans la vie artistique et littéraire et défendent des idées nouvelles dans la presse.
Le féminisme prend son essor au début du siècle, le suffragisme restant dans un premier temps assez marginal, très anglophone, et vivement combattu par l’Église catholique. L’antiféminisme d’un Henri Bourassa, dans Le Devoir, n’est en rien spécifiquement québécois lorsqu’il compare l’électrice à un « monstre hybride et répugnant qui tuera la femme-mère et la femme-femme ». Les Québécoises, dotées du vote fédéral en 1918, devront attendre 1940 pour le vote provincial. Mais cette période d’entre-deux-guerres est tout de même celle d’une transition vers la modernité, dans un premier temps culturelle. L’idéal de la féminité évolue à la faveur de l’américanisation de la société. La flapper et la sportive incarnent ce nouveau modèle qui ne fait pas l’unanimité, on s’en doute. Les travailleuses n’ont toujours pas de statut légitime ; la crise économique galvanise même l’hostilité à leur endroit, notamment du côté des syndicats catholiques. Cela n’empêche pas les femmes du mouvement syndical d’être actives, notamment dans deux grèves de la confection à Montréal en 1934 et 1937. Les résultats sont minces. La loi du salaire minimum des femmes (1919) est inefficace et la prostitution grandit avec la misère. Quant à la maternité, devenue un enjeu public, elle est marquée par des taux records de mortalité infantile et par le retard de la médicalisation.
Entre 1940 et 1965, la société québécoise est travaillée par ses contradictions : un discours dominant traditionaliste valorisant la foi, le foyer, la ruralité, mais aussi des changements : consommation (notamment des appareils ménagers), culture de masse, diminution des naissances, accès des mères au salariat (mis en branle par l’effort de guerre), dans l’industrie mais de plus en plus dans les services, diminution des vocations religieuses, image publicitaire du bonheur de la ménagère de banlieue… L’engagement collectif reste important et une étape majeure de l’égalité s’accomplit, avec la fin de l’incapacité juridique des femmes mariées (1964), oeuvre de la première élue à l’Assemblée législative du Québec, devenue ministre, Claire Kirkland-Casgrain.
L’ouvrage insiste à juste titre sur la « révolution féministe » qui s’accomplit à partir de la fin des années 1960. Elle s’accompagne d’une modification de tous les indicateurs de la condition des femmes (mariage, divorce, naissances hors-mariage, salaires, études, etc.), mais ne parvient pas à éradiquer la « discrimination systémique ». Elle doit, de plus en plus, s’adapter à la complexité d’une société modifiée par une forte immigration et par le multiculturalisme. Le féminisme est lui-même pluriel, avec une déclinaison autochtone. Il est centré sur la libre disposition, par les femmes, de leur corps : contraception, avortement, violences, homosexualité… Ses acquis sont importants mais fragiles. La force du féminisme québécois, qu’illustre la Fédération des femmes du Québec (fondée en 1966) ou encore l’initiative de la Marche mondiale des femmes, a pour contrepartie une exaspération masculiniste particulièrement forte. Ce qui réduit davantage encore la portée du mouvement collectif est le tsunami néolibéral, paupérisant les femmes de manière spécifique.
Le féminisme fait aujourd’hui face à des « progrès » ambigus : la médicalisation de la grossesse n’est-elle pas une pathologisation ? Les filles profitent-elles de leurs succès scolaires ? L’hypersexualisation est-elle le signe d’une véritable liberté sexuelle ? Les questions qu’il travaille, dans le monde associatif et universitaire, sont multiples. En privilégiant l’histoire sociale, Denyse Baillargeon parvient à un panorama très équilibré à partir des données démographiques, des politiques publiques et initiatives privées, des mobilisations collectives. Elle restitue toujours aux femmes leur agentivité. Elle réalise ainsi une véritable histoire des femmes – de toutes les femmes. Résultat des recherches personnelles de l’auteure et de ses vastes lectures (une bibliographie en fin de volume en donne une idée), l’outil ainsi créé est très précieux et fera référence sur le plan international.