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Saisir la totalité des voyages européens en Amérique est une tâche colossale qui demande une érudition fine et précise. L’entreprise visant à contextualiser et à tracer dans un long temps les déplacements en Amérique a certes été étudiée mais, encore aujourd’hui, il manque un ouvrage de synthèse dans le domaine. Réal Ouellet, qui a édité plusieurs textes viatiques dans le passé, reprend certains de ses articles publiés sur le sujet au cours des vingt dernières années. Il apporte aussi de grandes lignes à une possible synthèse générale en travaillant sur des textes viatiques de la période coloniale française en Amérique du Nord et aux Antilles du XVIe au XVIIIe siècle. Là où d’autres tombent dans une profusion de détails et de pages, Ouellet livre 140 pages de texte bien ficelées avec des démonstrations efficaces et des citations savamment choisies qui ne donnent jamais l’impression de trop. Cependant, tout n’est pas traité et le sous-titre suggère déjà l’élément central de la problématique : la perméabilité du genre des relations de voyage aux autres formes littéraires qui se développent à la même époque.
Dans le premier chapitre, Ouellet s’attache au pacte qui lie le narrateur à son protecteur. La relation de voyage ayant, la plupart du temps, un but fixé par une puissance supérieure, il convient de faire ses hommages et de rendre compte de la réussite des objectifs. Puis, c’est le passage du pacte actantiel au pacte littéraire qui rend compte d’une réalité littéraire de la relation de voyage. Au deuxième chapitre, ce sont les formes littéraires utilisées par les auteurs des relations pour rendre tangible ce qu’ils observent. Utilisant, entre autres, le langage autochtone, ces derniers veulent se donner une crédibilité face à leur lectorat, crédibilité nécessaire pour que le public suive et accepte les nouveautés évoquées. Puis, s’enchaînent divers procédés qui mènent les auteurs dans les cadres propres à la littérature, par exemple la mise en récit par la description d’un itinéraire ou d’une chronologie fixée.
Dans le chapitre trois sont exposés les principes d’héroïsation du narrateur qui, tout au long de sa relation, passe du « nous » inclusif au « je » individualisé. Ce changement rend compte de la figure de l’écrivain qui se raconte, notamment à travers les conditions d’écriture qui sont pénibles, par exemple dans la forêt sous un froid glacial ou encore quand le corps est marqué par les fatigues extrêmes du voyage. L’auteur prend acte de ces difficultés et les raconte pour s’élever comme un personnage, mais un personnage qui raconte le réel et en donne de multiples exemples pour convaincre son lecteur de la véracité des faits. D’autres fois, l’écriture devient combat, comme les salves que se lancent Champlain ou Lescarbot d’une publication à l’autre. Il s’agit de se présenter comme l’autorité la plus établie. Cette héroïsation est également perceptible dans la rhétorique finement développée par les auteurs, idée qui renforce la thèse de la perméabilité de la relation de voyage et, surtout, de son essence proprement littéraire.
Les quatrième, cinquième et sixième chapitres sont orientés vers les procédés littéraires utilisés pour rendre compte de l’extraordinaire des découvertes à un public européen qui ne peut se représenter ce que le voyageur a pu observer. On reprend ici la question du chapitre 2 en la développant : comment rendre tangible ce qui semble, à première vue, une affabulation complète ? Comment donner une image claire de l’extraordinaire observé ? La vaste culture biblique et antique est ici largement utilisée. En bricolant des descriptions à partir de référents communs (la bible et l’histoire ancienne), le voyageur donne à penser l’étrange dans un ensemble de détails déjà connus. Bien que la représentation constitue parfois un amalgame informe de références discontinues, cela permet de rendre compte, une fois encore, de la forte variable littéraire de ces textes et, surtout, de la culture littéraire de ceux qui les écrivent.
Le septième chapitre (« Le sujet scripteur ») est sans doute le plus fort de toute l’argumentation de Ouellet. Si l’auteur de la relation de voyage veut convaincre, on voit également naître une subjectivité qui renseigne autant, sinon plus, le lecteur sur l’écrivain que sur le pays et les moeurs qu’il décrit. L’auteur, qui est individualisé par le « je », se découvre, se raconte et se donne à lire : « Au je protagoniste répondra un je auctorial, discret, certes, mais présent. » (p. 112) La mise en scène textuelle sert l’émotion ressentie, mais également celle que l’auteur veut faire ressentir à son lectorat. Autre preuve de la perméabilité des textes : les emprunts entre les auteurs. Ce que certains affirment avoir observé se résume, en fin de compte, à des retranscriptions d’une autre relation de voyage que l’auteur a pris soin de lire, voire d’emporter avec lui pendant son voyage. Le maître en la matière étant ici Charlevoix qui, dans son Histoire et description de la Nouvelle-France, reprend Lafitau, Champlain et ses confrères jésuites. Cette généalogie de texte n’est pas étrangère aux conditions de production de la littérature du XVIe au XVIIIe siècle puisque la pratique de la citation n’est pas encore complètement formalisée et ouvertement explicitée à cette époque, élément que Ouellet aurait pu mettre plus en évidence en contextualisant davantage à l’aide d’une riche historiographie sur la matière, notamment dans le cas français (Roger Chartier, Jean-Marie Goulemot ou Christian Jouhaud).
La relation de voyage devient-elle pour autant un texte fictionnel ? s’interroge l’auteur. Certes, il ne convient pas de les classer seulement dans les textes purement informatifs car, comme l’a très bien démontré Ouellet, ils sont au carrefour des genres et deviennent, par leur perméabilité, des textes littéraires. Cette étude en appelle d’autres, notamment sur les voyageurs britanniques, car si le monde du voyage à l’époque moderne est au coeur des échanges entre les royaumes et les territoires, il devient nécessaire d’analyser, notamment pour le XVIIIe siècle, si les procédés littéraires ici évoqués peuvent s’étendre à un long XVIIIe siècle qui ne se termine pas avec la fin de la présence française en Amérique.