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Au moment où je me suis attablée pour rédiger le compte rendu du dernier ouvrage de Micheline Dumont, je me suis rendu compte qu’il aurait fallu m’adjoindre une assistante de moins de vingt ans, ma nièce par exemple. À défaut de l’avoir fait, j’ai quand même tenu à prendre le pouls de lectrices plus directement visées, comme l’explique l’auteure elle-même : « Il [ce livre] s’adresse aussi à toutes celles et à tous ceux qui n’ont pas beaucoup d’atomes crochus avec les livres savants, avec les notes au bas de la page ou avec les rapports de recherche. » (avant-propos, p. 11) Car si j’ai pris beaucoup de plaisir à lire cette histoire du féminisme québécois, mes réflexes d’universitaire revenaient souvent me hanter.
D’entrée de jeu, le titre de l’ouvrage donne le ton. Le terme « raconté » est particulièrement bien choisi. En effet, ce livre rythmé se présente comme un véritable récit sans pour autant évacuer complètement l’analyse. Les livres savants, les très bons, savent autant analyser que raconter ; les ouvrages de vulgarisation, les très bons, savent raconter tout en présentant une certaine analyse. Je crois que Micheline Dumont s’est acquittée de cette tâche de belle façon, même si quelques nuances interprétatives demeurent dans l’ombre. Par exemple, le terme « féminisme » est utilisé jusqu’au dernier chapitre – alors qu’apparaît celui de néoféminisme – pour désigner « l’ensemble des mouvements qui contestent la place subordonnée des femmes dans la société et formulent des revendications pour défendre leurs droits » (p. 19). Or, certaines femmes des années 1910 sont qualifiées de féministes puisqu’elles souhaitaient « de meilleurs droits pour mieux jouer leur rôle de mère et de femme. Cette idée constitue alors la base de leur action, bien plus que l’idéal de l’égalité entre les hommes et les femmes. » (p. 54) La contestation de la subordination des femmes n’est alors pas au centre de leur préoccupation. Celle-ci est-elle trop éloignée de leur écran radar pour s’interroger sur le recours au qualificatif de féministe ? La question aurait au moins mérité d’être formulée.
Bien entendu, Micheline Dumont présente les luttes de l’AFÉAS (Association féminine d’éducation et d’action sociale) et celles du FLFQ (Front de libération des femmes du Québec) avec leurs couleurs respectives (p. 123), mais toutes sont intégrées dans la grande famille féministe. D’une certaine manière, cette façon de présenter le féminisme rend justice à l’ensemble des luttes associées aux mouvements de revendications des femmes et permet de rassembler dans une même trame toutes les tentatives faites pour améliorer le sort des femmes dans la société québécoise ; d’un autre côté, un tel procédé peut mener à une image un peu monolithique d’un mouvement qui, somme toute, a été traversé de multiples tendances et qui, comme le disait Nancy Cott, nécessiterait peut-être un vocabulaire élargi[1].
Construit de manière chronologique pour couvrir la période allant de 1893, année de fondation du Montreal Local Council of Women, jusqu’à aujourd’hui, avec les débats sur l’hypersexualisation des jeunes filles notamment, Le féminisme québécois raconté à Camille est divisé en 34 courts chapitres. Rassemblés en cinq principales parties, chacun d’entre eux est organisé autour d’une question principale qui est annoncée à la fin du précédent. Un tel procédé allie le récit traditionnel à une approche par problématiques – bien que parfois un peu accessoire – qui capte l’attention. À la fin de chacune des parties, un bref rappel chronologique des principaux événements permet de faire le point. Alors que je doutais de leur bien-fondé, une des lectrices que j’ai consultées a soulevé la pertinence de ces chronologies.
Les débuts du mouvement des femmes ainsi que l’apparition du MLCW et de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste sont relatés dans la première partie, « Les femmes s’organisent (1893-1913) ». La grande bataille pour le droit de vote au provincial anime la seconde partie, qui couvre la période allant de 1913 à 1940. Que faire ensuite de ce nouveau droit ? Comment, devenues citoyennes, les femmes prennent-elles leur place (1940-1969) ? Sur le marché du travail lors de la Deuxième Guerre mondiale, ou encore en se regroupant dans de nouvelles associations comme l’AFÉAS et la Fédération des femmes du Québec. La table est ainsi mise pour « la grande ébullition féministe (1969-1980) » d’où émergea un radicalisme de pensée et d’action encore très peu exploré au Québec. Les grandes réorientations du féminisme vers la lutte à la pauvreté, la montée de l’antiféminisme ainsi que l’internationalisation des luttes récentes sont particulièrement mises en valeur dans la dernière partie.
En refermant le livre, difficile de ne pas apprécier l’ampleur de la tâche abattue par les féministes québécoises durant ces cent et quelques dernières années ; difficile également de ne pas se sentir interpellée par ces portraits de femmes convaincues, dynamiques, ambitieuses qui ont consacré une partie de leur vie à des dossiers qui ont permis à leurs successeures d’exercer leurs droits démocratiques, d’espérer obtenir une reconnaissance sociale et financière pour leur travail, d’étudier, d’avoir le contrôle de leur corps ; difficile enfin de ne pas constater la fragilité de plusieurs de ces acquis.
Comme dans tous les autres écrits de Micheline Dumont, le style est vif et alerte. Les universitaires et même les lectrices qui ne prisent pas les livres savants trouveront superflues certaines précisions de termes, mais pour les jeunes filles à qui est destiné l’ouvrage, peut-être était-il nécessaire d’expliquer ce qu’est le Barreau (p. 8).
Le féminisme québécois raconté à Camille devrait rejoindre les jeunes filles à qui il est destiné en priorité, si jamais elles osent l’acheter ou l’emprunter à la bibliothèque. Ce qui est très probable puisque l’ouvrage accroche le regard ; la jaquette rose fuchsia avec son titre bleu poudre, la photo tout en mouvement attirent l’oeil. Bravo à la maison d’édition pour sa mise en marché. Afin de m’assurer que ma nièce ne passe pas à côté de cette indispensable histoire du féminisme, je ferme mon ordinateur et je lui envoie immédiatement un exemplaire du livre.
Parties annexes
Note
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[1]
Nancy F. Cott, « What’s in a Name ? The Limits of “Social Feminism” ; or Expanding the Vocabulary of Women’s History », Journal of American History, 76 (décembre 1989) : 809-829.