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Voici un livre qui tombe à point. Alors que plusieurs événements viennent de se terminer sur les célébrations de mai 1968 et leurs conséquences au Canada et au Québec, un collectif sur l’histoire sociale des années d’après-guerre au Canada paraît fort utile. Peu de synthèses ont déjà été faites dans ce domaine en comparaison des publications sur l’histoire politique et économique de cette période. Les attentes sont donc grandes face à ce livre qui regroupe une bonne partie des meilleurs spécialistes dans le domaine. L’idée de départ, que l’on retrouve dans l’excellente introduction historiographique de M. Farhni, est de présenter la période d’après-guerre non pas comme une réaction épidermique à différents événements : la guerre froide, l’américanisation, l’autorité, etc. mais plus comme une période de construction identitaire pour certains, nationaliste pour d’autres. Le sous-titre est clair : communauté, diversité et dissidence.
La première partie « Imagining Postwar Communities » regroupe sept textes qui mettent en relief le travail de construction de l’identité nationale ou régionale. Le texte de J. Belliveau sur les luttes des communautés acadiennes du Nouveau-Brunswick pour conserver leur culture francophone dans l’après-guerre est particulièrement intéressant et fait écho au texte de É. Bédard sur les origines intellectuelles d’Octobre 70. Il s’agit là, manifestement, du point central de la réflexion : loin de voir naître une nouvelle identité moderne canadienne, on a plus l’impression en lisant ces textes que c’est bien d’un éclatement dont il s’agit. Le texte de S. High fait d’ailleurs référence au besoin des anglophones canadiens de travailler à « The Invention of Canadian English ». L’économie ne fait pas exception à cette refonte des idéologies et le texte de D. Anastakis tente de faire mentir l’adage populaire qui veut que le Canada se soit vendu aux Américains après la Seconde Guerre mondiale. L’étude du pacte de l’automobile américano-canadien de 1965 fait ressortir une tendance au continentalisme qui mènera plusieurs à penser que le libre-échange avec les États-Unis est la voie de l’avenir pour l’économie canadienne.
Conscients qu’il est peut-être risqué de proposer un modèle unitaire de ce renouveau social canadien, les auteurs nous proposent une deuxième partie sur les diversités et les dissidences canadiennes dans l’après-guerre : « Diversity and Dissent ». Cette partie est peut-être la plus intéressante, car beaucoup de thèmes abordés sont novateurs et féconds pour les historiens sociaux qui ont déjà ratissé beaucoup de champs d’études. Les auteurs révisent ici la date magique des « sixties » pour situer la contre-culture et les phénomènes de dissidence. La fin des années 1940 et les années 1950 sont déjà porteuses : de réactions contre la consommation de masse et les grandes surfaces (M. Dawson), d’un intérêt de moins en moins caché pour les spectacles de strip-tease à Vancouver (B. Ross), d’une redéfinition douloureuse du rôle du père pourvoyeur. Le texte de R. Rutherdale est remarquable sur l’impact social et familial, à la fois de la Seconde Guerre mondiale mais aussi des débuts du baby boom, sur la masculinité et la place traditionnelle des hommes (la plupart des membres de son corpus étaient des vétérans) dans les familles canadiennes de l’après-guerre. On attend son livre avec impatience. Finalement, les derniers textes explorent la diversité et le non-conformisme de nombreux Canadiens face à des sujets pourtant hautement « subversifs ». Il s’agit de l’analyse de l’adoption interraciale (K. Dubinsky) dans les années 1960, de la mort de la chasteté prônée par les étudiantes de UBC (C. Sethna) et ses conséquences sur la libération sexuelle des années 1960, en terminant par le savoureux texte de M. Martel sur l’ambivalence de nombreux Canadiens concernant l’utilisation de la marijuana comme drogue licite de plaisir. M. Martel avait déjà, en 2006, publié un ouvrage sur les débats parlementaires concernant la non-légalisation de la consommation de marijuana (Not This Time : Canadians, Public Policy, and the Marijuana Question, 1961-1975, UTP).
L’objectif de départ est atteint, le lecteur est bombardé d’exemples et d’analyses précises sur la quête des Canadiens (ou de certains Canadiens) d’une nouvelle société, de nouvelles idéologies, mais aussi de la difficile décision de laisser derrière soi : capitalisme, moralité chrétienne, rôle familial traditionnel et normativité sécurisante. On poursuit la trame chronologique de ce que N. Christie et M. Gauvreau avaient commencé en 2004 (Cultures of Citizenship in Post-War Canada, 1940-1955, McGill-Queen’s U.P.) et qui montrait le rôle fondamental des années de guerre dans le mouvement, quasi révolutionnaire, d’évolution de la société canadienne dans l’après-guerre. Les changements politiques ont donc suivi cette vague de fond qui rend si fascinante ces années de l’histoire canadienne. Un livre donc stimulant, à inscrire dans tous les plans de cours.