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Traduction : Jean-Louis Trudel
Comment les Canadiens francophones ont-ils suivi ce qui arrivait outre-mer à leurs soldats ? Le titre même de l’ouvrage de référence sur le sujet du reportage de guerre, The First Casualty : The War Correspondent as Hero and Myth-Maker from Crimea to Kosovo de Philip Knightley, trahit d’emblée son parti pris et Bizimana ne se prononce pas sur l’objectivité des éminents journalistes québécois qui rendaient compte, sur tous les fronts, de la guerre menée par les Alliés contre Mussolini, Hitler et l’empereur Hirohito. D’ailleurs, pratiquement intégrés de fait aux forces armées, les reporters de guerre en uniforme et à la merci de l’armée canadienne pour leurs déplacements et leur subsistance en campagne étaient les agents minutieusement contrôlés d’un effort de guerre qui dépendait largement de l’adhésion civique à l’effort de guerre national, et ce, d’autant plus que l’enthousiasme des Canadiens francophones pour cette cause était quelque peu incertain.
Bizimana a soigneusement séparé son traitement à moitié biographique des correspondants de guerre canadiens-français d’un chapitre sur la gestion de la censure par Ottawa et, de manière nettement plus significative, par ses alliés de Londres et Washington. Personne ne sera surpris d’apprendre que les censeurs militaires étaient bien décidés à préserver le front de l’arrière des nouvelles dérangeantes. Dieppe, le premier affrontement d’envergure pour des soldats canadiens durant la Seconde Guerre mondiale, a entraîné l’anéantissement presque complet des Fusiliers Mont-Royal de Montréal. Les premières nouvelles du raid qui ont été communiquées au public britannique faisaient état d’un grand succès et, par-dessus tout, d’un triomphe pour la RAF. Toute mention de pertes canadiennes ou de la moindre participation du Canada a été supprimée par les censeurs, au fait de la colère d’Ottawa ? ? (ou en raison de la colère d’Ottawa), et les autorités canadiennes ont adroitement neutralisé toutes les tentatives des correspondants de guerre de rencontrer des survivants canadiens du débarquement de Dieppe.
Quiconque connaît l’histoire des correspondants de guerre durant la guerre de 1914-1918 ne s’étonnera pas des problèmes vécus en 1939-1945. Parfaitement au courant des reproches lancés par les journalistes aux stratèges militaires britanniques durant les guerres de Crimée et d’Afrique du Sud, le War Office avait déjà préparé sa riposte quand Joffre, le commandant en chef français, chassa tous les journalistes des champs de bataille. L’armée britannique le déjoua en faisant d’un officier d’État-major un correspondant de guerre. Le colonel Ernest Dunlop Swinton, auteur de récits d’aventures pour les garçons, devait rédiger un communiqué quotidien signé « Eye-Witness » afin de fournir au public britannique toutes les nouvelles que l’armée jugeait bon de divulguer. Officier du génie, Swinton avait déjà conçu l’idée d’un véhicule blindé à chenilles pour détruire les mitrailleuses sur le champ de bataille.
Évidemment, les accomplissements canadiens étaient rarement à l’honneur dans ces textes prudents de quelques milliers de mots produits au jour le jour par Swinton, tous empreints du flegme traditionnel cher aux officiers britanniques. Par conséquent, Ottawa attribua le même rôle à un correspondant canadien. Dans le Canada d’avant-guerre, Max Aitken avait été un jeune prodige de la nouvelle industrie des fusions et acquisitions, y gagnant des fortunes. Quand il avait quitté le Canada pour l’Angleterre en 1910, ses critiques avaient prétendu qu’il fuyait de vagues accusations de magouillages financiers. Néanmoins, Aitken avait prévu de revenir au moment des prochaines élections et de conquérir un siège pour les Conservateurs de sir Robert Borden. En Grande-Bretagne, il avait vite gagné un siège au sein de la députation parlementaire des Tories avant de se jeter à corps perdu dans la lutte politique à Londres. Aitken était un tenant convaincu de l’Empire britannique et un ami fidèle d’un impérialiste aux opinions encore plus affirmées, le colonel Sam Hughes, d’abord ministre de la Milice et de la Défense du gouvernement Borden après 1911, puis l’architecte du corps expéditionnaire canadien outre-mer en 1914. Les avantages d’être le témoin oculaire de la guerre pour le Canada étaient évidents pour Aitken, marginalisé par son exil, mais les avantages d’avoir un ami comme seul chroniqueur des exploits militaires canadiens en France n’échappèrent pas non plus à Hughes. Ces avantages devinrent particulièrement évidents après que le contingent canadien eût perdu 12 000 combattants durant la deuxième bataille d’Ypres en avril-mai 1915. Un reporter honnête aurait pu gloser sur le fusil Ross, manufacturé à Québec et soutenu avec ardeur par Hughes, mais abandonné par de nombreux soldats canadiens quand il s’enraya dans la boue des Flandres, ne réussissant pas l’épreuve du feu. Sous sa jaquette jaune, le compte rendu de Max Aitken, Canada in Flanders, transforma le désastre en un triomphe de la vaillance canadienne face aux Allemands qui avaient odieusement employé du chlore gazeux contre des Canadiens sans protection. Les statistiques officielles rapportent seulement trois gazés canadiens morts durant la bataille (et sept seulement parmi les deux divisions françaises attaquées de la même façon). La version héroïque et triomphaliste de Max Aitken est restée plus satisfaisante pour les Canadiens que la honte d’avoir envoyé des soldats mal commandés, mal entraînés et épouvantablement mal armés risquer leurs vies.
Selon le livre de Bizimana, ce qui avait eu lieu en 1914-1918 ne s’est pas reproduit durant la Seconde Guerre mondiale. Les Libéraux au pouvoir sous William Lyon Mackenzie King ne tolérèrent pas l’équivalent du militarisme acharné de sir Sam Hughes. En fait, l’essence même de la politique des Libéraux était de ne pas trahir le moindre signe de planification ou de préparation en vue d’une nouvelle guerre européenne. Le gouvernement King avait relancé Radio-Canada comme un réseau de diffusion bilingue opéré à l’échelle nationale et communiquant dans les deux langues partout au pays. Il n’y aurait pas non plus d’équivalent de Max Aitken durant la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à ce qui avait été le cas en 1914-1918, des agences comme la Presse canadienne et la British United Press alimentèrent les journaux abonnés dans tout le Canada grâce à des correspondants envoyés sur les champs de bataille et, à la suite du départ d’une division canadienne de Halifax en 1939, elles avaient une excellente raison de les y maintenir.
Conscient, dès les premières heures du conflit, de la nécessité de cultiver l’appui populaire à une seconde guerre européenne en moins d’une génération, le gouvernement King tint à épargner au public tout ce qui serait susceptible de saper son moral. Ses représentants militaires étaient pleinement conscients des dangers pour leur réputation des témoignages critiques de journalistes sur le terrain. Comme Yves Tremblay l’a montré, les défenseurs du Canada étaient moins bien préparés pour une guerre moderne en 1939 que leurs prédécesseurs en 1914. La plupart des généraux savaient prêter le flanc aux critiques de leur inexpérience et des carences de leurs armes ou de leur équipement. Ils ne pouvaient guère compter sur leurs alliés non plus. Les commandants américains et britanniques craignaient tout autant les reportages de journalistes malicieux. Dans le cadre d’une alliance comptant de si nombreux pays, quels journalistes allait-on choisir d’envoyer sur les plages de Dieppe et de la Normandie ? Comme le déplore Bizimana, les besoins bilingues des publics des médias canadiens intéressèrent rarement les commandants alliés, harcelés par leurs propres journalistes. Les administrateurs militaires des correspondants de guerre canadiens ignorèrent souvent ce même problème et les correspondants francophones se montrèrent naturellement peu enclins à le voir résolu par un collègue bilingue comme Marcel Ouimet de Radio-Canada. Les journalistes canadiens-français trouvèrent un rôle quand les gestionnaires alliés de l’information désirèrent diffuser des actualités en France occupée et en Afrique du Nord. Décidé à ne pas servir dans une armée qui prêtait serment à un souverain britannique, René Lévesque se porta volontaire pour travailler avec l’American Office of War Information, accumulant de l’expérience personnelle et professionnelle en servant comme correspondant de guerre étatsunien.
Aimé-Jules Bizimana a complété un travail de recherche remarquable, ressuscitant une génération à moitié oubliée de journalistes québécois, dont Maurice (Momo) Desjardins de la Presse canadienne, René Lecavalier de Radio-Canada et Édouard (Eddy) Baudry du même réseau, le disparu le plus connu de cette guerre, tué au Maroc dans l’écrasement de son avion. La couverture des correspondants de Bizimana a beaucoup porté sur la réaction française à la libération par les Alliés et, plus particulièrement, sur leur expérience émouvante dans un Paris soudain délivré des forces nazies. Des Canadiens avaient aidé à remporter la lutte pour défaire une conquête nazie que certains Québécois avaient tenu pour le juste destin de la France laïque et post-catholique de la Troisième République. À l’instar des soldats québécois dont l’accent normand avait été reconnu comme tel après le Jour J, leur allégeance sentimentale à une terre ancestrale outre-Atlantique était bien plus en 1944 qu’un simple résidu usé et racorni.
On regrettera que Bizimana ait été victime de la répugnance des presses universitaires québécoises à soumettre leurs épreuves à une révision par des spécialistes. La progression au ralenti de Desjardins depuis les plages du débarquement a été égayée par le prêt d’anciens numéros du Esquire par un officier de l’artillerie britannique, mais il est douteux que la batterie de son bienfaiteur ait réellement compté des « 28 plounders » (sic, 177). Un des correspondants dont il est question, Léo Cadieux, est devenu plus tard ministre de la Défense nationale dans un cabinet Trudeau, mais il semble curieux de soutenir qu’il aurait été le premier Canadien français à la tête de ce département (sic, 284) fondé en 1867 par sir George-Étienne Cartier, dont l’un des successeurs, sir Adolphe Caron, conduisit la première guerre du Canada en 1885 avec une efficacité inattendue.