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Cet ouvrage de Guy Lachapelle constitue une analyse du rôle politique du journal Le Devoir durant la Crise d’octobre 1970, c’est-à-dire de l’enlèvement du chef de la délégation commerciale du Royaume-Uni à Montréal, James Richard Cross, le 5 octobre, jusqu’au départ vers Cuba de plusieurs felquistes le 28 décembre 1970. Tant les gestes de Claude Ryan et de son équipe éditoriale que les éditoriaux et bloc-notes (68) écrits durant cette période sont analysés à l’aune d’un questionnement à plusieurs volets : Le Devoir s’est-il opposé au pouvoir d’État, à sa légitimité ? Comment les positions du journal diffèrent-elles avant et après l’entrée en vigueur de la Loi sur les mesures de guerre ? Comment comprendre la rumeur d’un gouvernement parallèle s’organisant à partir du journal de la rue Notre-Dame ? Comment la crise d’octobre a-t-elle pavé la voie à la question nationale ? Comment les médias peuvent-ils et doivent-ils se comporter en temps de crise ?
D’entrée de jeu, les journalistes du Devoir sont campés dans une position d’intellectuels, voire de militants, bien davantage que dans une position de journalistes. Claude Ryan et son équipe éditoriale ont joué un rôle proprement politique à l’automne 1970. L’ouvrage explique les contacts établis avec plusieurs ministres (dont le Premier ministre du Québec, Robert Bourassa, et Marc Lalonde, alors chef de cabinet de Pierre Elliott Trudeau), des syndicalistes, le chef du Parti québécois, René Lévesque, l’avocat de plusieurs felquistes Robert Lemieux et même un sympathisant du Front de libération du Québec (FLQ), Pierre Vallières. Le 11 octobre, soit le lendemain de l’enlèvement de Pierre Laporte, ministre du Travail du Québec, l’équipe éditoriale du Devoir établit trois hypothèses au sujet des choix politiques qui risquaient de se présenter au gouvernement du Québec : il pouvait adopter la ligne dure et délaisser ses pouvoirs en demandant à Ottawa la promulgation de la Loi sur les mesures de guerre ; il pouvait être incapable de régler la crise, auquel cas il faudrait envisager la possibilité de former une nouvelle équipe gouvernementale ; enfin, il pouvait négocier avec les ravisseurs sans abdiquer ses pouvoirs au gouvernement canadien.
La position politique du Devoir s’affirme clairement lorsque Claude Ryan signe avec René Lévesque, Marcel Pepin, Louis Laberge et sept autres personnalités une déclaration demandant au gouvernement du Québec de négocier avec les membres du FLQ en échange de la remise en liberté de « prisonniers politiques ». Quatre jours plus tard, nouvel appel du groupe pour sauver la vie de James Richard Cross. Dans un éditorial de Jean-Claude Leclerc, on va même jusqu’à suggérer que les journalistes servent de médiateurs entre le gouvernement québécois et le FLQ. Claude Ryan s’indigne de la rumeur concernant un « gouvernement parallèle » qu’il tenterait de mettre sur pied, et Guy Lachapelle fait écho à cette indignation. Force est de constater, cependant, que l’activisme de Ryan et de son équipe avait admirablement bien servi les critiques du Devoir.
L’auteur analyse l’évolution des événements à travers l’usage de certaines expressions : le mot crise, par exemple, n’apparaît que lorsque le gouvernement fédéral promulgue la Loi sur les mesures de guerre ; avant l’entrée en vigueur de cette loi, Le Devoir prône la « souplesse » pour régler le conflit ; la crise est avant tout québécoise pour Ryan et son équipe, alors qu’elle relève d’autres autorités, pour les acteurs politiques fédéraux ; enfin, les mots utilisés pour désigner les membres du FLQ au fil de la crise évoluent : militants, guérilleros, militants révolutionnaires, criminels, ravisseurs, agresseurs, terroristes, mouvement révolutionnaire armé, etc.
La question nationale apparaît en filigrane dans les gestes faits par les diverses parties durant la Crise d’octobre. Très rapidement, on reconnaît que l’action du FLQ est motivée par des raisons politiques. En insistant pour que la crise se règle avec les autorités québécoises, Le Devoir s’affiche comme autonomiste, voire nationaliste. En raison de cette attitude, les réactions d’Ottawa sont empreintes d’une grande méfiance à l’égard des médias québécois, et plus particulièrement du Devoir, jugé fort sévèrement. Guy Lachapelle présente la Crise d’octobre comme une sorte de tournant dans l’acceptation de la souveraineté dans l’espace public, expliquant que la position de Claude Ryan et de son équipe avait suscité un certain espoir de ralliement du Devoir dans le camp souverainiste.
Ce qui a lié conjoncturellement le Parti québécois, les centrales syndicales et Le Devoir, selon l’auteur, c’est la défense des libertés civiques menacées lors de la mise en application de la Loi sur les mesures de guerre. S’étant prononcé contre une intervention massive de l’appareil répressif d’État pour régler la crise, Le Devoir doit pourtant nuancer sa position après l’entrée en vigueur de ladite loi. Guy Lachapelle en conclut qu’il semble particulièrement difficile de parler de « dissidence » du Devoir envers l’État canadien, puisque les fondements du gouvernement n’ont pas été contestés, la cible des critiques étant plutôt les abus aux droits de la personne que rendait possible la Loi sur les mesures de guerre.
En 1970, le milieu journalistique québécois ne disposait d’aucun code de déontologie ou de code professionnel. Cela rend particulièrement difficile l’analyse de la position éthique des éditorialistes du Devoir eu égard à la situation de crise dans laquelle ils se sont retrouvés. Si la question « comment doivent se comporter les médias en temps de crise ? » est posée dans cet ouvrage, les éléments de réponse sont forcément partiels et insuffisants. La nécessaire distinction entre journalistes militants et acteurs proprement politiques n’est pas posée car, avec le recul, il semble probablement plus pertinent de qualifier Claude Ryan d’acteur politique que de journaliste. Guy Lachapelle qualifie pour sa part Claude Ryan et les autres éditorialistes du Devoir de « journalistes démocrates », en expliquant qu’il s’agit de journalistes au-dessus de la mêlée, qui jouissent d’une certaine indépendance, ce qui leur permet de s’opposer aux décisions du pouvoir politique. Ce serait leur indépendance et leur capacité de prendre parti auprès de groupes qui les distingueraient, deux caractéristiques que d’aucuns verraient comme contradictoires.
Cette histoire de la Crise d’octobre qui met en perspective l’implication du Devoir est utile et riche d’enseignements sur les rôles joués par les acteurs sociaux au Québec et sur la scène fédérale. Parce que la situation journalistique d’alors n’était pas balisée par des règles déontologiques, l’ouvrage ne peut cependant offrir des clés de compréhension face au délicat problème du rôle actuel des médias en temps de crise.