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Voici un livre qui vaut le détour. Solidement argumentée, écrite dans une langue élégante, la contribution de Karim Larose au champ (pourtant déjà bien défriché, pour ne pas dire passablement labouré) des études sur le rapport langue-littérature au Québec est substantielle. De deux façons au moins, cette thèse de doctorat profondément remaniée vient très utilement compléter les travaux de Marie-Andrée Beaudet, Chantal Bouchard, Lise Gauvin et votre serviteur. Non seulement l’auteur accorde beaucoup d’importance à une période jusqu’ici négligée, les années 1950 et 1960, mais il le fait d’un point de vue neuf. Karim Larose entend en effet moins analyser la pratique langagière des écrivains dans leurs oeuvres, qu’interroger le discours qui accompagne cette pratique, notamment pour retracer « l’évolution globale des idées sur la langue au Québec » (p. 10), car il existe selon lui « une tradition proprement québécoise de réflexion sur la langue » (p. 9), tradition qu’on peut faire remonter à Henri Bourassa, Camille Roy et Lionel Groulx (p. 15), voire au-delà, à Octave Crémazie et Arthur Buies (p. 26).
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, conflit d’où l’anglais était sorti comme la langue des vainqueurs et de l’avenir, cette tradition refait surface, mais de manière radicalement différente, puisque « intellectuels et politiciens » (p. 16) s’inquiètent désormais du statut du français, autant sinon plus que de sa dimension esthétique. « Intellectuels et politiciens » : Larose insiste à juste titre sur le fait que les écrivains n’ont pas été les seuls ténors du discours épilinguistique (c’est-à-dire « sur la langue »). Sous ce rapport, le chapitre consacré aux chroniqueurs linguistiques et à leurs héritiers immédiats (Jean-Marc Léger, Raymond Barbeau, André d’Allemagne) est indispensable à une meilleure connaissance de l’histoire linguistique du Québec, tant la documentation sur laquelle il s’appuie est abondante et admirablement exploitée. Le chapitre suivant, consacré aux débats menés dans Parti pris et Liberté, met en lumière le rôle de précurseur discret qu’a pu jouer un Jacques Ferron. Quant au troisième chapitre, il fait un retour utile sur la crise du joual, réinterprétée à la lumière de l’évolution générale du discours sur la langue. Le dernier chapitre aborde deux figures jugées emblématiques de ce discours : Gaston Miron, bien entendu, mais aussi Jacques Brault, que l’on réhabilite ici comme penseur de la langue.
Karim Larose s’est donné deux objectifs : 1) « dépayser des frontières trop bien tracées » dans l’espace public québécois comme dans le monde de la recherche lorsqu’il est question de la langue, 2) « introduire des lignes de désincorporation dans le corps de la théorie en aménageant autrement les concepts et objets à l’étude » (p. 9).
De ces objectifs, le premier est le plus sûrement atteint : grâce au dépouillement d’un très grand nombre de textes de l’époque, dont plusieurs avaient sombré dans l’oubli, l’auteur non seulement nuance la périodisation en vigueur dans l’histoire littéraire québécoise, mais propose une mise en perspective souvent inédite, permettant de suivre pas à pas le développement de certaines idées clés. Le célèbre numéro de Liberté de mars-avril 1964 sur La lutte des langues, par exemple, n’apparaît ainsi plus comme un météore tombé du ciel, mais comme une suite logique du virage politique pris par le discours sur le français au Québec, dans le droit sillage de Jacques Ferron et de Parti pris (p. 145, 161).
Quant au réaménagement des concepts, on saura gré à Karim Larose d’avoir souligné la place de l’imaginaire dans la réflexion sur la langue, perceptible notamment dans les « micro-récits existentiels » (p. 11) grâce auxquels les Ferron, Miron, Godin et autres Brault ont exprimé leur prise de conscience soudaine de la situation linguistique. On appréciera également son talent de lecteur, attentif aux métaphores obsédantes (l’image du miroir chez Jean-Marc Léger, celle du décalque chez Gérald Godin) et capable de traquer le sens latent de textes serrés de très près. C’est en effet du corps à corps avec ces derniers, opération herméneutique qui élève leur « écoute » au rang de « projet méthodologique », que se réclame un travail placé « sous le signe de la lecture et de la littérature » (p. 25). Et cela, de façon non seulement délibérée mais encore militante : « Ce livre est de part en part littéraire du fait qu’il est centré sur l’opération de lecture et parce qu’aujourd’hui plus que jamais il semble important que ceux que passionne l’acte interprétatif se mêlent de la dimension spéculative des textes. Il y va d’un enjeu disciplinaire qui concerne au premier chef les littéraires. » (p. 26)
La première discipline par rapport à laquelle Karim Larose semble vouloir se situer est la philosophie, avec laquelle il se sent plus d’affinités qu’avec d’autres approches du langage (linguistique, sociologie). Son principal interlocuteur est Charles Taylor (p. 12-14), pour qui un « expressivisme diffus » sous-tend l’essentiel de notre rapport moderne au langage et à la langue (les deux mots n’en faisant qu’un en anglais). Le Québec ne fait guère exception : ici comme ailleurs, il est devenu impossible d’instrumentaliser la langue, de la concevoir « comme un pur outil, une langue-objet » (p. 13). Notons cependant que cette prédilection pour la spéculation de la part de Karim Larose (mais faut-il s’en étonner dans une étude de la dimension « proprement spéculative » de la question linguistique ?) n’a rien de doctrinaire. Au besoin, il signale les dérapages auxquels peut mener une lecture « philosophique » trop peu soucieuse du contexte sociohistorique et trop peu respectueuse des textes. C’est notamment le cas des bévues commises par Deleuze et Guattari (ceux-là mêmes dont Pascale Casanova avait déjà battu en brèche le Kafka) lorsqu’ils se penchent sur la situation québécoise dans Mille plateaux, dont on pourra lire ici une excellente critique (p. 377-382). Tout est, comme toujours, dans les nuances ; et heureusement pour nous, jamais La langue de papier ne verse dans la langue de bois...