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Pour les historiens, la consommation met en lien, d’une part, les interactions et les identités individuelles et d’autre part, des structures économiques et politiques plus vastes. Elle joue un rôle dans les relations interpersonnelles entre les individus. Cela est connu des spécialistes de l’histoire sociale depuis un certain temps déjà : depuis longtemps, des groupes ont le pouvoir de s’approvisionner en biens chez d’autres groupes, parfois en utilisant la force, parfois au nom du droit. De plus, la consommation joue également un rôle de représentation dans les relations de pouvoir, car l’individu se sert d’objets et de rituels de consommation pour exprimer son identité. Cette dernière est comprise d’autrui et elle gouverne les relations humaines. Les biens de consommation constituent une partie essentiellement matérielle d’une langue représentative et transformatrice qui définit les relations de pouvoir. Ces questions d’identité et de relations de pouvoir sont liées, concrètement, à la croissance économique, surtout dans le secteur des biens de consommation, où elles la catalysent.
Toutes ces questions sont abordées, dans des contextes géographiques et temporels variés, dans plusieurs travaux récents sur l’histoire de la consommation analysés ci-après. Dans ces travaux, classe, genre et race sont des questions importantes qui occupent généralement une place centrale, et la politique est souvent liée à ces questions cruciales. De fait, cette dernière est une donnée clé dans tous les livres que nous présentons ici, bien que les auteurs concernés situent différemment leurs débats politiques. Chez ces auteurs, on distingue ainsi trois approches des questions de politique. La première s’inspire des études culturelles et elle place la politique dans l’analyse du discours. La seconde est influencée par l’histoire intellectuelle et elle présente une problématique de la politique de la consommation qui s’inscrit dans le domaine des idéologies dont s’inspirent les mouvements de consommateurs. Sur le plan méthodologique, ces deux approches étudient essentiellement des idéologies et des discours dont la cohérence interne est évidente, mais qui ne tiennent pas nécessairement compte d’hypothèses dérivées de sources extérieures. Nous montrerons que cela occasionne certains problèmes, surtout parce que ces auteurs revendiquent une envergure « nationale » pour leurs travaux. Enfin, avec un succès variable, la troisième approche tente d’apporter des solutions à ces problèmes nationaux. Influencée par l’histoire sociale et l’anthropologie, elle considère que le politique s’inscrit de manière diffuse en divers lieux de la société. Ce troisième groupe de monographies met en lumière les tensions entre ces lieux divers où s’exprime le politique, ainsi que les décalages entre les assertions idéologiques et les réalités matérielles.
La première approche est illustrée par Lisa Tiersten, auteure de Marianne in the Market : Envisioning Consumer Society in Fin-de-Siècle France. Parmi tous les livres que nous présentons ici, l’analyse de la relation entre politique et consommation faite par Tiersten est celle qui est la moins matérielle et la plus discursive. Sa conception de la politique est basée sur l’étude des idéologies politiques de la France du xixe siècle. Cependant, au lieu de mettre en opposition de grands penseurs (comme cela peut se faire dans d’autres disciplines), Tiersten, historienne inspirée par les études culturelles, analyse les impressions fluctuantes et conflictuelles de la République, telles qu’elles sont débattues par une variété de commentateurs contemporains, qu’il s’agisse d’un romancier comme Zola, d’un politicien comme Clemenceau ou de nombreux spécialistes de la mode et du design intérieur, en affirmant qu’ils s’inspirent de penseurs politiques comme Rousseau. Tiersten montre que, de la Troisième République à la Première Guerre mondiale, quatre questions imbriquées ont joué un rôle important dans les discours sur la consommation : citoyenneté, démocratisation, transformation de genre dans certains milieux et craintes du déclin national.
Dans ce livre, le conflit central porte sur la respectabilité de la consommatrice bourgeoise à la fin du xixe siècle, au moment de l’expansion du marché de la consommation. Il y eut alors une crise à plusieurs niveaux. La production en masse de copies bon marché de produits de luxe vendues dans les premiers grands magasins était liée au renforcement de l’autorité culturelle de la classe bourgeoise au cours de la Troisième République. Pour plusieurs, ce changement marquait la disparition du goût aristocratique qui faisait la renommée internationale de la France. Le fait que cette transformation semblait être menée par les femmes augmenta l’anxiété suscitée par l’expansion du marché de consommation. Selon Tiersten, les critiques pensaient que la consommatrice bourgeoise n’avait qu’un faible sens de l’identité et du style, et qu’elle se contentait d’imiter approximativement la mode des aristocrates. Elle était aussi une proie facile pour les grands magasins et les publicitaires, qui arrivaient aisément à la manipuler. Pire, son comportement d’achat menaçait un autre pilier fondateur de la république : la famille. Bernées par les bas prix, les femmes achetaient des marchandises de piètre qualité, mais elles devaient les remplacer plus vite, en raison de leur qualité médiocre. Au bout du compte, elles payaient davantage. Face à la croissance de la consommation, la famille – tout comme la République – courait à la ruine financière.
Sur cette toile de fond assez négative, Tiersten brosse le tableau d’un ethos culturel émergent qui tenta de réconcilier la République avec le marché, ce que l’auteure nomme un « modernisme de marché ». Le modernisme de marché mit l’art au centre de la production commerciale, ce qui atténua l’anxiété des élites par rapport aux possibles menaces qu’exercerait le marché sur la République. Le modernisme de marché transforma la consommatrice en artiste moderne qui exprimait son identité par des oeuvres d’art individualisées et éclectiques, que ce soit dans la mode vestimentaire ou dans le design d’intérieur. Sur le plan stylistique, les nouvelles marchandises produites industriellement devaient être des versions simplifiées et distillées des styles précédents, ancrant ainsi la nouvelle esthétique dans l’héritage artistique de la France. La maison bourgeoise devint l’épicentre de la consommation artistique et la femme était au centre de cette vision, à la fois comme partie prenante à l’art (une pièce devait correspondre à une femme) et, dans un sens quelque peu dévalué, comme « sage-femme artistique », plutôt qu’artiste stricto sensu. Avec l’aide de spécialistes du style, la consommatrice bourgeoise « chic » avait devant elle un nouvel ordre du jour moral : civiliser le public commercial provenant de classes sociales variées et le rendre plus éduqué. Désormais, la consommation devait promouvoir l’autodiscipline, la rationalité et la sobriété. La paix sociale serait le résultat non pas d’une distribution équitable des biens, mais d’une démocratisation du goût. L’hypothèse était la suivante : en permettant à toute personne de devenir artiste par le biais de sa consommation, la classe ouvrière trouverait un enjeu plus important dans l’ordre républicain et la France serait sauvée.
Si les principaux protagonistes politiques de Tiersten étaient des experts en style, la deuxième approche que nous résumons dans cette note critique – représentée par Matthew Hilton, Consumerism in 20th Century Britain : The Search for a Historical Movement, place sur le devant de la scène le consommateur engagé, ses idéologies et la pression qu’il exerce sur les institutions politiques formelles. Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur discute la politique de la nécessité, caractérisant la période allant du xixe siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Hilton montre que même si les questions de consommation furent importantes pour de nombreuses écoles de pensée, que ce soit celle du libéralisme associé au libre-échange ou celle des Fabiens (mouvement de gauche), le consumérisme ne devint jamais une force politique puissante. Son bilan se résume à une brève victoire pendant la Première Guerre mondiale, quand le gouvernement mit en place un Conseil de consommateurs (Consumers’ Council) quelque peu influent pour canaliser l’opinion des ouvriers loin des groupes plus radicaux. Les libéraux discutaient continuellement de la consommation en termes de morale, critiquant tantôt le luxe, tantôt le manque de goût des classes ouvrières. À gauche, alors que de nombreux groupes comme le Parti travailliste indépendant ou plusieurs personnalités féministes de premier plan débattaient de ces questions de consommation, une gêne évidente se faisait sentir. Malgré l’impact des émeutes de la faim, la gauche maintenait une attitude austère, critiquait le luxe et refusait de voir aussi dans la consommation une question de nécessité. Selon Hilton, la gauche n’embrassa pas la cause des consommateurs, car elle voyait s’y profiler « le spectre du luxe » et, aussi, parce que la question de la production – et non pas celle de la consommation - était au centre de son idéologie traditionnelle. Résultat de cette fragmentation du consumérisme : le mouvement n’acquit jamais l’importance que le consommateur avait gagnée aux États-Unis dans les années 1930.
La deuxième partie de l’ouvrage de Hilton explore la politique de l’abondance dans le contexte de l’après-guerre. Les précurseurs de cette tendance se retrouvaient dans la communauté des affaires et dans les classes moyennes. Ce sont eux qui promouvaient les tests effectués sur les produits de consommation et l’éducation du consommateur. On retrouvait aussi des précurseurs chez les consommateurs engagés qui avaient participé à la planification nationale pendant la Seconde Guerre mondiale et immédiatement après. En 1956, un groupe de jeunes professionnels éduqués fonda l’Association des consommateurs (Consumers’ Association), qui allait devenir le plus important mouvement de consommateurs du Royaume-Uni. Ces jeunes gens croyaient que les consommateurs seraient mieux servis par le marché s’ils étaient mieux informés sur les produits en vente. L’une des activités principales de l’Association des consommateurs consistait à effectuer des tests de produits, dont les résultats étaient publiés dans le magazine de l’association, Which?. Mais le magazine était bien plus qu’un instrument de diffusion de tests : les abonnements permettaient de financer la plupart des activités de l’association. Tout comme les concepts auxquels faisait appel la consommation dans les États-Unis d’après-guerre, l’Association des consommateurs était un territoire bien plus masculin que ses précurseurs britanniques. Simultanément, alors que les mouvements de consommation étaient en expansion, l’État renforça son implication dans les questions de consommation par l’éducation du consommateur plutôt que par une implication dans des débats sociaux plus vastes qui seraient associés à la consommation à partir des années 1970.
Les derniers chapitres de l’ouvrage traitent de l’éthique de la consommation en Grande-Bretagne, en la replaçant dans le contexte des organisations de consommation européennes, puis dans celui des mouvements antimondialisation. Hilton attribue la paternité du nouvel ordre du jour social du mouvement consumériste (qui allait au-delà des tests pratico-économiques de produits et de valeur) à Michael Young, consommateur engagé travailliste. Young percevait le consumérisme comme une troisième force dans la société britannique, qui permettait de contourner la dichotomie travail-capital. Selon lui, le droit à la consommation devait aller au-delà des questions libérales de valeur et d’argent, en incitant le consommateur à faire des choix relativement aux conditions de travail de la main-d’oeuvre utilisée pour produire les biens de consommation, au droit de cette main-d’oeuvre à bénéficier de soins de santé, etc. Cette nouvelle dimension apportée au débat fut matérialisée par le gouvernement travailliste et par le Conseil national des consommateurs (National Consumer Council) dans la Loi sur le logement (Housing Act) de 1980. Hilton ajoute que certains consommateurs militants n’étaient pas à l’aise avec ce nouvel ordre du jour et que l’incohérence idéologique qui avait paralysé le mouvement consumériste depuis la fin du xixe siècle continua de le hanter dans les années 1980 et 1990.
Tiersten et Hilton n’appréhendent pas de la même manière la dimension politique de la consommation, mais leurs approches ont en commun certaines limites méthodologiques. Les deux auteurs effectuent une très bonne analyse interne de leur objet de recherche, mais n’arrivent pas à faire clairement le lien avec d’autres questions, pourtant pertinentes. Dans les deux livres, la dimension nationale pose tout particulièrement problème. Marianne in the Market met en lumière les représentations du marché, mais n’explique pas comment les consommateurs ont répondu à ces discours. Puisque la plupart d’entre eux sont tirés d’un contexte parisien, on peut légitimement se demander, par exemple, comment le consommateur vivant à l’extérieur de Paris percevait cette vision « nationale » du marché. De même, dans Consumerism in 20th Century Britain, Hilton fait l’impasse complète sur l’Écosse. N’y avait-il pas de mouvements de consommation en Écosse, et si non, pourquoi? On se demande également si le manque de cohérence idéologique est vraiment le plus grand obstacle du mouvement altermondialiste ou si les problèmes internes à ce mouvement sont reliés à des questions structurelles et politiques supranationales de plus grande envergure, qui font que les militants n’arrivent pas à avoir un plus grand impact. Ces questions résultent-elles de l’absence réelle de discours et d’engagement politique ou découlent-elles simplement du type de sources consultées ou encore de la façon dont les deux auteurs ont construit leurs projets?
En fait, la plupart des travaux d’histoire de la consommation s’inscrivent dans une perspective « nationale ». L’ouvrage de Arnold Bauer, Goods, Power, History : Latin America’s Material Culture, qui propose une analyse régionale du rôle de la consommation dans la vie quotidienne, constitue une heureuse exception. L’approche régionale de Bauer vient en partie du fait que son étude propose un survol qui commence avant l’invasion des Européens, venus conquérir les États-nations de l’Amérique du Sud, pour se terminer dans l’Amérique latine contemporaine. La réticence de Bauer à utiliser les frontières nationales pour encadrer son analyse va cependant au-delà de la période coloniale et marque très clairement sa périodisation. Son livre s’articule autour de six périodes clés de la culture matérielle latino-américaine, qui correspondent au découpage bien connu des historiens de l’Amérique latine : les pratiques précolombiennes (despotisme et tribut), les effets des contacts du xvie siècle (échanges coloniaux), la réorganisation espagnole du territoire (de 1570 au début du xixe siècle), la modernité et l’impact de la première vague du libéralisme classique (des années 1820 au fétichisme européen de 1920), le consumérisme nationaliste des années 1930 à 1970 (politique de remplacement des marchandises) et le néoglobalisme actuel (néolibéralisme). Ce n’est que dans la période de « consumérisme national » que les États-nations d’Amérique latine jouent un rôle important. L’explication peut tenir la route dans le cas de l’Amérique latine, mais une autre hypothèse peut aussi être avancée : en raison de son objet d’étude et peut-être même dans son processus d’analyse, l’historiographie de la consommation tire tendancieusement vers les études nationales.
À de nombreux égards, l’approche de Bauer est anthropologique. Il met en avant quatre éléments fondamentaux de la vie matérielle : nourriture, abri, vêtements et organisation de l’espace public (p. xvii). Pour les trois premiers éléments, il regarde les artefacts disponibles et se demande quel était leur sens. Pour le quatrième, il examine la réglementation. Ici, les relations de pouvoir autour de la consommation occupent une place centrale. L’analyse de Bauer, comme les autres travaux passés en revue dans la présente note critique, mêle le symbolique au matériel, et un bel exemple de cette analyse vient de la discussion que l’auteur propose des changements vestimentaires en Amérique latine après l’invasion européenne. D’une part, pour les Européens et les Américains, le vêtement était bien plus qu’un simple besoin. Dans les deux cultures, le statut conféré par un vêtement venait du tissu, du tissage et des couleurs. Dans la Mésoamérique précolombienne, le tissu revêtait une signification sociale. Le coton était une matière première importante qui passait des pauvres aux riches grâce au système de despotisme tributaire des Aztèques et, comme si cette extraction de richesse ne suffisait pas à empêcher les pauvres de porter du coton, seuls les prêtres et les nobles étaient autorisés à s’en vêtir. Pour qu’un pauvre, habituellement vêtu de henequen, puisse porter du coton, il fallait qu’il eût accompli des exploits héroïques. Les Européens avaient eux aussi leur conception du statut associé au vêtement. Ils arrivèrent avec leurs propres tissus et leurs tailleurs, et les prêtres promurent le style européen parmi la population américaine, avec plus de réussite chez les hommes que chez les femmes. Les pantalons à pattes larges et les chemises se répandirent à travers les Andes et la Mésoamérique, en grande partie grâce à une importation technologique européenne : les ciseaux.
Un second exemple de cette interaction entre changement social, valeurs culturelles et modifications technologiques se retrouve dans l’ascension de la cuisine nationale mexicaine à partir des années 1930. À l’époque libérale classique, la cuisine européenne était la norme des élites, alors que tacos et tamales étaient snobés et associés à une culture indienne soi-disant moins civilisée. Dès le début de la Révolution mexicaine (1910), les nationalistes mestizo adoptèrent ces plats et en firent des éléments unificateurs au plan national, à travers le projet indigenísmo (cela dit, la relation avec les Indiens restait ambiguë). En même temps, la production de tortillas, par exemple, fut mécanisée, ce qui provoqua des controverses sur l’utilisation des moulins publics par les femmes et le droit de celles-ci à leur espace public. Ces questions furent examinées par les politiciens dans les années 1930. Ainsi, les institutions politiques formelles sont parfois présentes dans le livre de Bauer, mais c’est sa périodisation politico-économique qui permet le mieux d’évaluer les questions politiques.
L’analyse régionale est une manière d’éviter de donner trop d’importance aux États-nations, au détriment d’autres perspectives dans un pays donné. Cette approche n’est cependant pas sans difficultés. Dans son introduction, Bauer admet lui-même que ses conclusions viennent essentiellement de ses réflexions sur les régions des Andes et de la Mésoamérique (qui regroupe le centre du Mexique actuel, le Guatemala et le Salvador) et qu’il n’aborde le Brésil que de façon limitée et comparative. En fait, on doit se demander si l’approche régionale est plus sensible aux groupes nationaux ou aux divers groupes culturels ou bien si, tout simplement, elle ne fait que matérialiser une frontière différente, mais plus globale.
Il y a d’autres manières d’aborder les questions nationales. Par exemple, dans Roughing it in the Suburbs, Valerie Korinek insiste sur la spécificité des magazines féminins canadiens et de leur lectorat. Replaçant sa thèse dans l’historiographie des magazines féminins nord-américains, elle réfute l’idée selon laquelle tous ces magazines étaient conservateurs et représentaient la voix des classes sociales moyennes ou élevées qui cherchaient à promouvoir une éthique de consommation de masse d’après-guerre. En s’appuyant sur John Fiske, Korinek soutient que le Chatelaine de langue anglaise était un texte « producerly », c’est-à-dire sans réelle cohérence idéologique. Ce magazine était plutôt un amalgame hétérogène, regroupant différentes parties comme la couverture, la publicité, les éditoriaux, la fiction et une section « service » dont la fonction était de donner des conseils sur de nombreux sujets, de la santé à la cuisine, en passant par le jardinage. Or chacune de ces rubriques avait un but différent. Ensuite, Korinek cherche à comprendre qui étaient les lectrices du magazine et ce qu’elles pensaient de ces discours, en les analysant partiellement selon le genre, l’âge, le revenu et la région.
Pourtant, l’analyse de Korenik est également nationale. Elle montre de façon répétée que Chatelaine n’était pas comme les magazines féminins états-uniens. Dans les années 1950, son format était plus petit, le papier utilisé était moins brillant et il ciblait principalement les femmes actives des classes moyennes. En fait, en termes de région et de classe, le lectorat de Chatelaine était démographiquement représentatif de la population canadienne. Soulignons, car c’est important, que la plupart des magazines américains n’avaient que des éditeurs masculins pendant la période d’étude définie par l’auteur, alors que Chatelaine n’en eut qu’un tout au long de son histoire. Afin d’augmenter les ventes et les recettes publicitaires, le magazine se différenciait aussi de ses concurrents américains en mettant l’accent sur un contenu canadien. La couverture représentait des Canadiennes, les articles portaient essentiellement sur des sujets canadiens et 60% des histoires de fiction se déroulaient au Canada. Mais peut-être sa distinction la plus importante était-elle son féminisme, particulièrement évident dans les années 1960 lorsque, sous la responsabilité de la rédactrice en chef, Doris Anderson, le magazine canadien joua un rôle de premier plan dans le lancement d’une seconde vague de féminisme au Canada. Bien avant qu’aucun magazine états-unien ose aborder ces sujets, Chatelaine publiait des articles sur la contraception, le lesbianisme, le mariage et la sexualité.
L’une des préoccupations de Korinek est d’évaluer comment les idéologies de Chatelaine étaient reçues par son lectorat. À cette fin, l’auteure examine attentivement les sondages remplis par les lectrices, car ils révèlent ce que les abonnées lisaient vraiment, et les lettres envoyées à la rédaction – celles qui étaient publiées, ainsi qu’un échantillon de lettres non publiées. Dans plusieurs cas, elle trouve une divergence entre les opinions publiées dans le magazine et celles des lectrices. Cela est particulièrement flagrant sur le sujet de la consommation de masse. Korinek remet en cause la croyance (avancée par les historiens et par les experts en études culturelles) selon laquelle la publicité utilisait les magazines féminins pour en faire des véhicules de promotion de la consommation de masse au service des grandes entreprises. Elle montre que de nombreuses publicités étaient soit méprisées, soit ignorées et non lues. Quant aux recettes de cuisine, elles sont analysées en fonction du paramètre classe sociale. Parfois, les ingrédients étaient trop chers ; parfois, on mettait en vedette une famille ou une femme soi-disant moyenne, mais qui était perçue comme non représentative ou décalée par rapport aux problèmes de la vie quotidienne auxquels faisait face la lectrice. Finalement, Korinek souligne l’importance de Chatelaine, car ce magazine féminin a créé une communauté féminine nationale qui a débattu sur des idées, qui s’est faite le porte-voix des problèmes du consumérisme et qui a contribué à expliquer l’ascension fulgurante de la deuxième vague féministe à partir des années 1950, prétendument conservatrices.
Auteur de Caviar with Champagne : Common Luxury and the Ideals of the Good Life in Stalin’s Russia, Jukka Gronow évite l’écueil de la généralisation nationale de deux façons. Premièrement, il limite son étude à la politique gouvernementale et deuxièmement, il suppose – sagement – que la politique est plus symbolique que réelle. L’ouvrage tourne autour d’un événement clé survenu en 1935 : après des années de famine, de privations et de souffrances, Staline déclara alors que la vie devenait désormais plus joyeuse. Gronow s’intéresse aux conditions qui ont amené ce changement politique remarquable par rapport à la consommation et les conséquences de ce changement. Selon lui, cette nouvelle politique créa une culture matérielle distincte qui joua un rôle important dans le renforcement de l’État totalitaire soviétique.
Le point de départ de Gronow est le suivant. Bien que la pauvreté de masse accablât l’Union soviétique des années 1930, il y avait quand même une nouvelle classe ouvrière soviétique. De taille modeste, elle avait un revenu limité qu’elle pouvait dépenser dans des biens de consommation. On lança alors de nouveaux produits comme le parfum, le vélo, le champagne, le gramophone, le chocolat et même le hamburger. Ces produits n’avaient jamais été vendus, ni même fabriqués, en URSS. Selon Gronow, les contradictions furent brutales : l’un des symboles les plus marquants de la politique joyeuse de Staline, le champagne, vit sa production démarrer en 1937, à l’époque de graves pénuries alimentaires et du début de la Grande Répression.
L’État lança une nouvelle variété de marchandises et il en assura la promotion, tout cela pour des raisons particulières au contexte de l’économie planifiée soviétique. On ne planifiait pas d’obsolescence et il n’y avait pas de création de faux besoins. Les planificateurs cherchèrent à interpréter, à prédire et à canaliser les besoins de la population. Les dirigeants soviétiques se servirent de cette pseudo-abondance à des fins de propagande, permettant l’individualisation par la consommation, dans le but de développer le sens culturel des citoyens du pays. Les consommateurs soviétiques pouvaient bénéficier d’une diversité impressionnante de marchandises, dont certaines n’étaient que de pâles copies de produits occidentaux. Par contre, d’autres étaient de nouvelles inventions soviétiques ou des remises au goût du jour de produits connus pendant l’époque prérévolutionnaire.
La discussion de Gronow sur ces derniers éléments, qu’il baptise « kitsch soviétique », est particulièrement intéressante. Il s’agissait de versions de masse, produites à bon marché, de produits comme le champagne, le cognac, le chocolat ou le parfum, qui exigeaient la mise sur pied de nouvelles industries. Le message que l’État envoyait à ses citoyens était clair : le travailleur soviétique moyen avait désormais accès à un niveau de vie auparavant réservé aux seuls nobles et riches bourgeois (p. 33). On ouvrit de nouveaux grands magasins et restaurants chics pour que tout le monde voie cette nouvelle abondance. Les biens de luxe devinrent de plus en plus abondants, surtout pendant les carnavals publics et les jours fériés politiques comme le 1er mai ou la commémoration de la Révolution d’octobre. On expliqua même aux consommateurs comment profiter de ces nouveaux produits en diffusant les toutes premières publicités à la radio, dans la presse (magazines et journaux) ou, brièvement, au cinéma.
Non seulement Gronow démontre les buts idéologiques de l’État, mais il documente aussi son incapacité à développer de façon durable cette nouvelle éthique controversée. La plupart de ces produits n’étaient en vente qu’à Moscou et les planificateurs d’État devaient constamment faire face à des pénuries d’ingrédients primaires ou à l’absence de machines pour produire des quantités suffisantes et répondre à la demande apparente. L’exemple le plus tragique illustrant l’échec de cette planification fut le secteur de la restauration soviétique. Fin 1935, on réorganisa ce secteur pour que des restaurants commerciaux puissent offrir – pour la première fois – des repas plus chers, cela avec un double objectif : améliorer la qualité des repas et les manières à table. La controverse qui accompagnait cette approche éclata au grand jour en 1937, lorsque le comité responsable de cette réforme fut accusé publiquement de fascisme et arrêté pour avoir agi exactement comme le gouvernement le lui avait demandé. On lui reprocha d’avoir négligé les besoins des ouvriers, en avançant comme preuve le lien entre la baisse de qualité des repas quotidiens des ouvriers et les activités du comité. Gronow postule qu’en réalité, les vrais problèmes venaient des faibles moissons, des incohérences administratives et des besoins d’entretenir une propagande d’abondance irréaliste. Mais soulever les vrais problèmes aurait été une hérésie encore plus grande. C’est pourquoi il fallait des boucs émissaires.
Dans le dernier ouvrage que cette note critique présente (Lizabeth Cohen, A Consumers’ Republic), il est également question de problèmes politiques reliés au décalage entre l’aspect symbolique ou idéologique de la consommation et ses réalités matérielles. Selon Cohen, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la crise économique du milieu des années 1970, il y avait une confluence entre consommation et citoyenneté qui a donné naissance à la République des consommateurs. Ce sont l’État, les entreprises et les syndicats ouvriers qui promurent cette triple vision d’intégration sociale, d’accroissement du pouvoir d’achat et d’égalité matérielle. Pour lever le voile sur une « expérience nationale », non seulement Cohen examine la consommation dans la politique fédérale et dans les statistiques nationales, mais elle utilise aussi une étude de cas sur le New Jersey, en postulant que cet État est représentatif de ce qui se passe ailleurs, aux niveaux municipal et étatique.
Cette vision de la République des consommateurs était ancrée dans les mouvements de consommateurs de la première vague (ère progressiste) et de la seconde vague (Dépression et Seconde Guerre mondiale). Au cours de la première vague, plusieurs organisations militantes arborèrent une bannière consumériste et revendiquèrent, entre autres, des produits plus sûrs et des salaires décents. Pendant la Grande Dépression, le consommateur acquit une nouvelle influence dans la sphère publique, lorsque des représentants des associations de consommateurs purent siéger sur plusieurs comités du New Deal, aux côtés des syndicats de travailleurs et des patrons qui détenaient le capital.
Les gouvernements et les entreprises jouèrent un rôle clé dans la création de la République des consommateurs. Avec le New Deal commença un nouvel ordre du jour de la consommation qui devait promouvoir et améliorer les enjeux du public dans la société et dans l’économie, tout en veillant à ce que le capitalisme ne subisse pas un rejet brutal et complet. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la consommation devint un acte patriotique, alors que la propagande gouvernementale associait la consommation intérieure, « à la maison », à l’effort de guerre outre-mer. Dès l’après-guerre, le gouvernement fédéral, inspiré par Keynes, fit des efforts importants pour stimuler la consommation. La plus importante des mesures gouvernementales fut le GI Bill (Loi relative aux soldats), qui, entre autres, garantissait aux anciens combattants un emprunt pour l’achat de leur première maison. De leur côté, les entreprises promouvaient aussi la République des consommateurs, car elles profitaient largement de ces nouveaux « paysages de consommation » qu’étaient devenues les banlieues, notamment grâce aux marchés publics reconfigurés, à savoir les centres commerciaux. Tout cela constituait une mine d’or pour les entreprises du bâtiment, les fabricants de biens d’équipement de la maison et les détaillants, sans oublier les constructeurs automobiles, car la voiture était devenue indispensable pour accéder à la plupart des banlieues et des centres commerciaux. Quant aux grands détaillants, ils se mirent à offrir des cartes de crédit pour pousser à la consommation.
Cohen met en évidence les décalages entre les promesses de la République des consommateurs (plan symbolique) et la vraie répartition des bénéfices de cette manne économique (plan matériel). Selon l’auteure, les classes sociales ont été transposées dans ce nouvel environnement, mais pas effacées. Il ne fait aucun doute que pendant cette période, le niveau de vie progressa. Par contre, les programmes comme le GI Bill favorisèrent ceux qui n’étaient pas vraiment dans le besoin. Les prêts immobiliers étaient accordés par des banques privées et en cas de récession économique, celles-ci ne prêtaient à personne, quel que soit le programme gouvernemental. Sur le plan local, l’urbanisme commercial évolua de telle sorte que de nombreuses habitations furent inaccessibles aux familles à revenus modestes. Ainsi, de nouvelles banlieues acquirent une identité en fonction de leur classe sociale. Pour Cohen, l’après-guerre donna naissance à de nouvelles identités de classe. La richesse et la classe devinrent deux paramètres non corrélés.
Comme les hommes, les femmes étaient affectées par ces questions de classe sociale, mais ce sont elles qui promurent la confluence entre consommation et citoyenneté, afin de se tailler une place plus importante dans la sphère publique. Depuis la Grande Dépression, les femmes soutenaient que c’était grâce à leur activité de consommatrices qu’elles étaient devenues les gardiennes du bien public. Cette théorie fut renforcée par la propagande gouvernementale pendant la Seconde Guerre mondiale. Cohen montre qu’en fait, la République des consommateurs réduisit l’importance de la contribution des femmes à l’effort de guerre et qu’elle rendit leur consommation dépendante des hommes. Par exemple, le GI Bill força bon nombre de femmes à quitter l’université et les femmes soldats n’obtinrent pas les mêmes garanties de prêts que leurs homologues masculins. Dans le secteur privé, les entreprises de cartes de crédit accordaient aux hommes un traitement préférentiel par rapport aux femmes, sur de nombreux plans, et cette inégalité laissa la plupart des femmes sans dossier de crédit personnel. Même la définition du consommateur changea, à mesure que les produits les plus importants en termes d’achat et de consommation (voitures, maisons, gros électroménagers) devenaient des achats sexués, c’est-à-dire masculins.
Même si les femmes contestèrent ce nouveau type de dépendance, il ne fait presque aucun doute que les batailles les plus acharnées en matière de droit des citoyens à la consommation furent raciales. Les Afro-américains avaient désormais accès à de nouveaux emplois en usine, mieux payés, mais le racisme limitait les endroits où ils pouvaient consommer. Dans le cadre du GI Bill, des sommes d’argent importantes passaient par les banques privées, mais celles-ci ne prêtaient pas aux clients noirs. Si une famille noire arrivait quand même à obtenir un prêt, les nouvelles banlieues lui restaient interdites. Ainsi, l’engagement consumériste, bien qu’il visât à obtenir d’être servi à un comptoir « pour les Blancs seulement » ou un meilleur service de la part des agences d’aide gouvernementale, constitua une partie centrale du mouvement des droits civiques.
Dans les années 1960, une troisième vague de militantisme arriva chez les consommateurs. Alors que les Américains pouvaient s’acheter de nouveaux produits, ils commencèrent aussi à critiquer ces produits qui étaient auparavant inabordables. Des politiciens (surtout les Démocrates), des journalistes, des syndicalistes et des militants comme Rachel Carson et Ralph Nader revigorèrent le mouvement des consommateurs. Ils exigeaient que le gouvernement agisse en matière de sécurité et qu’il limite l’exploitation des consommateurs à faibles revenus. Ils connurent un certain succès de 1967 à 1973. Mais avec la crise économique des années 1970 et la politique « anti-interventionniste » de Reagan, le mouvement consumériste et la République des consommateurs prirent du plomb dans l’aile. L’« intérêt du consommateur » devint très individualisé et le fait d’en « avoir pour son argent », tant sur le marché que dans les relations avec le gouvernement, prit le pas sur le reste. La notion d’avantages collectifs de la consommation perdit de la valeur, au profit des économies et des réductions d’impôt, ce qui marqua la fin de la République des consommateurs.
L’analyse de Cohen est vaste. Elle propose une réinterprétation de l’histoire des États-Unis sur la période qui va de la Seconde Guerre mondiale au choc pétrolier des années 1970. De plus, elle parvient à offrir une vision nationale, mais elle s’abstient de poser des questions sur l’impact de la République des consommateurs au-delà des frontières états-uniennes, où les multinationales vendent leurs biens de grande consommation, contribuant ainsi largement à asseoir l’hégémonie des États-Unis. De fait, c’est ici que nous trouvons l’une des tensions centrales des travaux présentés. La géographie des identités collectives créées par les biens de consommation ne correspond pas toujours aux frontières nationales, car la promotion et la distribution de ces biens sont assurées par des entreprises multinationales. De plus, comme on le sait très bien au Québec, les communautés nationales ne sont pas toujours déterminées par les frontières des États-nations. C’est en étudiant les pratiques de consommation que l’on peut rendre les « identités imaginées » plus matérielles, mais aussi plus compliquées. Ainsi que le montrent la plupart des travaux analysés dans cette note critique, les identités de consommation se situent à l’intersection des classes, des genres et des identités ethniques, et il faut constamment remettre en cause l’importance des frontières et des identités nationales ou collectives. En ce sens, l’assertion d’une politique de la consommation faite dans ces ouvrages ouvre des perspectives de recherche fascinantes pour les historiens québécois.